Viviane se penche sur la table et attrape un toast. Ils ont beau être végétariens pour s’assurer que tout le monde puisse en manger, ça ne les empêche pas d’être bien trop gras... Elle sait qu’elle ne devrait pas en reprendre si elle veut garder la ligne, mais ce n’est pas tous les jours que l’on fête l’aboutissement de plusieurs années de travail ! Elle jette un regard circulaire autour d’elle. Tous ses collègues sont là, une flûte de champagne ou de pétillant à la main, un smartphone dans l’autre.

Ses yeux s’arrêtent sur Charles. Elle a toujours eu un faible pour les bruns à lunettes et, même si elle aime habituellement les chevelures foisonnantes, ça ne la gêne pas qu’il soit légèrement dégarni... Peut-être parce que sa grande taille rend le fait moins flagrant ? Dans tous les cas, ce qui l’a toujours particulièrement séduite chez le chercheur en neurosciences, c’est sa capacité à paraître à l’aise en toutes circonstances. Les relations sociales ont toujours été compliquées pour Viviane, mais lui a toujours le mot qu’il faut, il connaît le prénom de tout le monde, il sait toujours comment réagir face à autrui, quoi faire pour tel ou tel événement... Par exemple, c’est lui qui s’est occupé de la préparation de cette petite célébration. Et quand elle y pense, il lui semble que tout le monde apprécie Charles. Elle aimerait pouvoir être plus proche de lui, mais exprimer ses sentiments autrement que par écrans interposés a toujours été totalement hors de sa portée. Et encore, quand elle les exprime par ce biais, il s’agit essentiellement de mettre des « j’aime » sur une publication ou de poster un commentaire rempli d’émojis... Cela étant, l’omniprésence du virtuel dans la vie d’aujourd’hui comporte certains avantages : elle sait par exemple grâce aux réseaux sociaux que son collègue va à la salle de sport presque tous les jours, qu’il consacre sa vie à son travail et qu’il a trente-neuf ans... Il passera d’ailleurs la barre des quarante dans quelques semaines, probablement à peu de choses près au moment où sera lancé l’appareil dont ils fêtent aujourd’hui la réussite du dernier test. Elle ignore encore sous quel nom il sera commercialisé, mais dans l’équipe, on a pris l’habitude de l’appeler le TransDreamer...

C’est lorsque Charles se tourne vers elle et lui sourit qu’elle réalise qu’elle le fixe depuis déjà bien trop longtemps. Il quitte alors le chef du projet avec qui il était en grande discussion jusque-là, celui-ci plongeant son nez dans son assistant personnel, puis se dirige vers Viviane. Arrivé à son niveau, sans se départir de son sourire, il lance la conversation.

— Alors Viviane, que penses-tu de ces toasts ?

Elle tente de garder sa contenance et de cacher son malaise.

— Ils sont très bons.

— Ha ha ! J’en suis ravi ! Ils viennent du traiteur à deux rues d’ici, je n’ai jamais compris pourquoi ils n’avaient pas plus de clients vu la qualité de leurs produits !

Ne sachant quoi répondre, Viviane hoche vaguement la tête en se forçant à sourire. Charles, coutumier du malaise social de ses collègues, qui est en fait devenu un trait commun de la majorité des gens, s’en rend à peine compte et poursuit presque seul cette discussion, exactement comme il vient de le faire avec le chef de projet, et avec le collègue précédent... À part lui, la quasi totalité des personnes présentes dans la pièce, quand elles n’ont pas les yeux dans le vague avec des écouteurs sans fil sur les oreilles, ont le nez collé à leur assistant personnel numérique, leur tablette, leur smartphone, leur smartwatch... Bref, à tous ces objets dont on peut se demander si l’« intelligence » ne consiste pas à aspirer celle de leur propriétaire en s’accaparant leur temps de cerveau disponible. Et Charles, avec son apparente aisance sociale, y est tellement habitué qu’il n’y prête même plus attention, et qu’il est très loin de réaliser que lui-même cherche à pallier son propre malaise en se montrant ainsi aussi avenant.

La conversation avec Viviane a rapidement dérivé sur les promesses à venir de leur invention. Outre l’enthousiasme débordant de Charles pour leurs recherches, il sait aussi que c’est bien le seul domaine qui sort ses collègues de leur torpeur pour parvenir à engager ce qui ressemble un minimum à un échange verbal. Car il faut bien l’admettre : comment un sujet aussi passionnant que la visualisation des rêves pourrait-il provoquer du désintérêt ou de l’indifférence ?

Alors que Viviane s’apprêtait à enchaîner une seconde phrase après en avoir achevé une première de plus de quatre mots, la « montre intelligente » de Charles émet une série de petits bip. Il se penche dessus tout en écoutant ce que lui dit sa collègue. À peine a-t-elle terminé, qu’il reprend ses derniers mots pour noter qu’il l’a bien écoutée avant de mettre fin à la discussion :

— Viviane, je n’aurais pas mieux dit : nous allons changer le monde ! À présent, excuse-moi, j’aimerais faire une annonce avant que l’on ne rentre chez nous.

Viviane cache sa déception de son mieux tout en acquiesçant. Charles, armé de sa flûte de champagne, se dirige vers le centre de la pièce et interpelle ses collègues. Les deux conversations anémiques cessent et de nombreux visages se redressent, quittant les écrans qui les avaient happés. Charles poursuit alors :

— Chers collègues, je m’adresse à vous au nom de Jung-Hwa...

Il désigne le chef de projet.

— ... et de toute la direction. Cette modeste sauterie, vous la méritez, nous la méritons tous. Si c’est la réussite de tous les tests qui nous réunit aujourd’hui, n’oubliez pas que ce que nous célébrons va bien au-delà. En ce jour, nous célébrons l’aboutissement de neuf années de travail acharné, nous célébrons les nouvelles frontières que nous avons franchies dans la compréhension du cerveau humain, et, Viviane m’en parlait juste à l’instant, plus encore que tout le reste, nous célébrons le nouveau monde. Car, oui ! Chères consœurs et chers confrères, j’en suis convaincu : le TransDreamer, notre bébé, va changer le monde. Envisagez les horizons infinis d’exploration qu’il ouvre à l’humanité, et pas seulement dans le domaine des neurosciences, puisque l’on peut tout aussi bien envisager les apports qu’il peut fournir à tous les autres... Songez le bien que cela peut faire dans la lutte contre les traumas, dans le bien-être individuel, ou même dans le divertissement dès lors que l’on pourra enregistrer ses rêves pour les diffuser via les réseaux... Et je suis sûrement encore très loin de saisir toute la portée de notre création : comme je vous le disais, les horizons d’exploration sont infinis. Alors, portons un toast. À nous, d’abord, en récompense de toutes ces heures passées sur le TransDreamer, souvent au-delà du raisonnable ; et au nouveau monde que nous contribuons humblement à créer en le mettant à la disposition de l’humanité...

Il lève son verre.

— À nous, et au nouveau monde !

— À nous et au nouveau monde ! reprennent en chœur toutes les personnes présentes, trop contentes de ne rien avoir à faire d’autre que répéter.

Alors qu’il avale une gorgée d’alcool pétillant, Charles ignore encore à quel point ce « nouveau monde » sera différent de ce qu’il imagine...

C’est sous une pluie torrentielle qu’un jeune homme arrive à l’abri de bus, se faufilant entre les personnes déjà présentes. Essoufflé, il rabat sa capuche en arrière sans tenir compte des grognements de sa voisine lorsque des gouttelettes tombent sur son écran et, avant même qu’il n’ait le temps de dégainer son smartphone pour vérifier ses dernières notifications, son attention est captée par l’écran publicitaire aux couleurs chatoyantes et aux accroches bondissantes.

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