Lundi 24 octobre 2050

Le procès de Charles J. et son appareil, le TransDreamer, va débuter dans quelques instants. Il y a une foule rarement vue dans un tribunal. L’ambiance est agitée, bruyante. L’accusé, les témoins ainsi que l’avocate de la défense s’installent au centre de la pièce. Des journalistes et vendeurs de rêves (les successeurs des influenceurs du début du siècle), venus par centaines du monde entier, s’installent tout autour, tel un essaim, pour ne manquer aucune seconde de cet instant historique. Pour les aider dans cette tâche, ils sont tous pourvus de lunettes avec caméra et micro intégrés ainsi que de la dernière génération de smartphones. Au milieu de ce brouhaha, le juge T. ne passe pas inaperçu avec sa tenue métallique qui brille de mille feux. Il semble néanmoins absent, le nez plongé dans ses nombreux appareils. Ses chaussures GPS finissent par le guider jusqu’à son trône où il s’y installe fort bruyamment, ne manquant pas de bien faire traîner sa chaise, ce qui semble faire taire un peu tout ce monde. Trois coups de marteau, la séance commence, l’assemblée se tait.

Le juge, visiblement peu préparé, débute son discours.

— Bonjour à tous, je vois que vous êtes venus en nombre pour assister à ce projet, euh pardon, ce procès. Je vais désormais vous expliquer le déroulé de la séance et nous pourrons commencer.

Quelques instants se passent avant qu’il reprenne la parole.

— Hum, le procès durera une semaine, soit sept jours.

Regards interloqués du public, le juge s’en rend compte.

— Mais non suis-je bête, nous ne travaillons pas les week-ends évidemment. Il durera donc cinq jours durant lesquels nous écouterons l’accusé, ses collaborateurs ainsi que cinquante personnes qui se considèrent comme des victimes et qui ont été sélectionnées par l’avocate de la défense, ici présente. Cher public, comme vous le savez, c’est vous qui décidez de la sentence finale. Pour cela, il suffira de vous munir de vos smartphones et de voter. Vos T-shirts changeront de couleurs. Ils seront rouges pour ceux qui pensent que l’accusé est coupable, jaunes pour ceux qui n’ont pas réussi à se faire un avis et vert pour ceux qui estiment qu’il est coupable. Haha, je voulais dire non coupable bien sûr. Tout au long du procès, vous pourrez également partager vos intentions de vote. Cela étant dit nous allons pouvoir débuter.

Le public continue de se jeter des regards interrogateurs. Mais qui est donc ce juge ? Charles est appelé à la barre. Le juge rappelle qu’il est accusé d’avoir manipulé des millions de personnes avec son invention. Il précise aussi qu’il se défend seul, ce qui l’interroge. Ce sera d’ailleurs la première question qu’il lui posera.

— Je n’ai pas besoin d’un avocat, il ne m’aurait pas défendu mieux que moi-même.

— C’est entendu. Pouvez-vous vous présenter succinctement s’il vous plaît ?

— Bien entendu. Je me prénomme Charles J., je suis chercheur en neuroscience spécialisé en psychologie cognitive. J’exerce au sein du laboratoire IRCC, soit l’Institut de Recherche sur la Conscience Collective. Avec les autres membres du laboratoire, nous avons créé le TransDreamer.

Le juge, absorbé par son téléphone, ne remarque pas que Charles lui a répondu. L’avocate, Maître F. prend donc les commandes.

— Monsieur le Juge est visiblement occupé, je vais poursuivre. Vous confirmez donc en être l’inventeur ?

— Je ne l’ai évidemment pas fabriquée tout seul, mais je vous confirme que l’idée vient de moi.

— Pourquoi avoir créé cette machine ?

— Vous avez vu dans quelle société nous vivons ? Le monde n’est qu’individualisme, égoïsme. Je ne supportais plus de vivre dans une humanité qui n’était plus si humaine que ça... Je savais qu’on pouvait faire mieux que ça. Je crois en une vraie conscience collective. Je cherche le moyen d’y accéder depuis des années mais je n’ai pas encore trouvé. Vue la direction que prenait la société, il ne fallait plus attendre. C’est pourquoi j’ai eu l’idée du TransDreamer. J’ai réuni une équipe de chercheurs, chacun spécialisé dans un domaine des neurosciences et nous nous sommes donnés corps et âme pour mener à bien ce projet. Et voyez le résultat, c’était au-delà de mes espérances.

— Vous avez menti à des millions de personnes, vous vous rendez bien compte que ce que vous avez fait n’est pas moral ?

— Je ne supporte plus d’entendre parler de votre moralité ! Ce ne sont que des règles et des normes que vous vous êtes imposées et qui ne sont destinées qu’à changer. Vous n’êtes même plus capable de voir ce qui est bon pour vous !

Le juge, qui veut tout de même jouer son rôle un minimum, intervient.

— S’il vous plaît, revenons au cœur du sujet.

Charles s’excuse et reprend.

— Certes je n’ai pas été totalement transparent mais si je l’avais été, est-ce que les résultats auraient été les mêmes ?

Visiblement frustrée de n’avoir pu rebondir sur les paroles de Charles, l’avocate se renfrogne. Le juge enchaîne.

— De quels résultats parlez-vous exactement ?

— Si les gens avaient su que c’étaient les appareils qui étaient interconnectés et non leurs consciences, le sentiment de responsabilité collective n’aurait pas été aussi fort et les comportements n’auraient pas à ce point changé.

Le juge s’extasie.

— Quel fort moment sommes-nous en train de vivre. Cher public, qu’en pensez-vous ? A vos smartphones.

Pendant ce moment de silence, une voix s’élève dans la salle. Il s’avère être un vendeur de rêves faisant un live avec sa communauté.

— Salut les amis ! En direct live, le procès TransDreamer. Charles J., chercheur en neurosciences et accusé de nous avoir tous menti, était à la barre. Le public est actuellement en train de donner leurs intentions de vote suite à ce qu’il vient d’entendre. D’ailleurs le vote vient de se terminer ! Voyons ensemble le résultat.

Le juge hausse le ton.

— Ça va, on ne vous dérange pas trop ? Vous voulez venir à ma place peut-être ?

Le vendeur de rêves se tait et se range parmi ses compères. Le magistrat reprend.

— Donc comme disait notre compatriote, vous avez voté et l’assemblée est majoritairement jaune. Vous êtes visiblement neutres pour le moment. Normal il est encore trop tôt pour se faire un avis tranché. Je reviendrai vers vous plus tard.

Il poursuit.

— Charles, vous pouvez retourner à votre place, vous aurez le loisir de poursuivre votre témoignage à la fin de ce procès. Désormais écoutons l’une de vos collègues. Marie P. je vous prie.

La lumière de l’écran du juge semble de nouveau l’avoir hypnotisé. Maître F. reprend et demande à Marie de se présenter et d’expliquer son rôle dans l’équipe. Timidement, la scientifique lui répond.

— Veuillez parler plus fort, on ne vous entend pas. Quelle importance à ce projet pour vous ? Pourquoi vous êtes-vous autant impliquée ?

Marie, haussant le ton comme elle peut.

— Si j’ai tant voulu intégrer l’équipe, c’est que je fais le même constat que Charles quant à la déperdition de l’humanité. Elle avait perdu tout son sens. Les gens étaient livrés à eux-mêmes, désemparés dans un monde qui les a mâchés et recrachés. Grâce à cet appareil, ils ont réappris à se connaître eux-mêmes, à retrouver une opinion propre. Grâce à ça, ils ont retrouvé une liberté d’agir et de penser. En revanche je n’étais pas d’accord pour mentir aux gens. Je pense que s’ils avaient été au courant, les effets auraient été aussi positifs.

Une victime, visiblement offusquée, se lève et vocifère.

— Qu’est-ce qui vous dit que l’humanité est meilleure ? De quelle humanité parlez-vous ? Moi je me retrouvais très bien dans les valeurs d’avant !

L’avocate réagit immédiatement.

— Monsieur calmez-vous ! Vous pourrez vous exprimer au moment où je vous appellerais.

Elle poursuit avec Marie.

— Dans ce cas, si vous pensiez qu’il fallait dire la vérité, pourquoi ne pas l’avoir fait ? Et où est la liberté individuelle si les gens n’étaient pas parfaitement au courant ?

Marie, visiblement très mal à l’aise, ne trouve pas ses mots pour répondre à cette attaque. L’avocate, contente de son effet, poursuit ses questions.

— Bref changeons de sujet. Quel est votre avis concernant la conscience collective si chère aux yeux de votre collaborateur ?

La jeune femme baisse les yeux et d’une petite voix répond.

— Je ne pense pas qu’elle existe vraiment mais je croyais au TransDreamer.

En entendant ça, Charles bondit de sa chaise.

— Pourquoi tu m’as menti ?

— Si j’avais dit la vérité, tu ne m’aurais jamais acceptée dans l’équipe. Ce n’est pas parce que je n’ai pas les mêmes certitudes que toi que je ne croyais pas en ce projet.

Le juge T., de nouveau à l’écoute, s’interfère.

— Vous n’êtes pas ici pour régler vos comptes ! Madame P., veuillez retourner à votre place. Nous allons passer au témoignage des autres membres de l’équipe.

Montrant d’un geste de la main un autre chercheur, il l’invita à prendre place à la barre. Tout comme Marie, on lui demanda les raisons de se présence dans ce projet.

— Si j’ai voulu intégrer l’équipe c’est parce qu’elle est constituée des meilleurs chercheurs dans leur domaine. J’y ai vu une opportunité d’évoluer professionnellement. J’ai toujours considéré l’humain comme un être naïf à qui on peut on peut faire avaler n’importe. Nous ne sommes plus à un mensonge près.

Soudain les vendeurs de rêves se mettent à applaudir. Ils sont visiblement d’accord avec ce que vient de dire le chercheur. Le reste de l’assistance reste coi.

Le juge reprend la parole.

— Bien, cette journée est sur la point de se terminer mais avant je vous propose de voter.

Docilement le public se muni de son smartphone. La couleur des T-shirts change : la moitié devient rouge, l’autre verte.

— La journée s’achève donc. A partir de demain, nous écouterons dix utilisateurs par jour et ce jusqu’à vendredi.

Mardi 25 octobre

L’auditoire se réinstalle, tout le monde est à la même place, prêt à rejouer son rôle. Le marteau retentit, le juge prend la parole.

— Bonjour à tous. Comme nous le disions hier nous allons écouter dix victimes sélectionnées par Maître F..

C’est à ce moment-là que celle-ci prend la parole.

— Permettez-moi de définir ce que nous appelons une victime dans ce procès. Il s’agit d’une part des personnes étant exclues de la technologie de par leur lieu d’habitation et de leurs moyens financiers, car oui votre appareil coûte très cher ! D’autre part, il y a les utilisateurs de cette machine qui vous ont accordé une confiance qui a été bafouée.

La première personne à être appelée se trouve être celle qui s’est insurgée contre Marie la veille. Les propos qu’elle tient sont identiques à ceux qu’elle a tenus hier. Le défilé des victimes se poursuit jusqu’à la fin de la journée et de la semaine.

Vendredi 28 octobre

Le dernier jour du procès est enfin arrivé. Charles vient à la barre une dernière fois avant que le public prenne l’ultime décision.

— Je ne regrette en rien ce que j’ai fait. La fin justifie les moyens. Le jour où j’accèderai à cette conscience collective, le TransDreamer disparaîtra, je vous le promets.

L’avocate rebondit sur cette dernière déclaration, elle se tourne vers l’assemblée et entame sa plaidoirie.

— Vous avez déjà abusé de notre confiance, pourquoi croirions-nous en vous cette fois-ci ? Mesdames, messieurs, cet «éminent » chercheur prétend savoir ce qui est bon pour vous...mais qui est-il pour se permettre un tel jugement ? Ne sommes-nous pas là dans un classique cas de paternalisme ? Je vous pose la question !

Les utilisateurs s’étant senti trahis applaudissent tandis que les autres ne semblent pas adhérer à ce qu’elle vient de dire. Elle se retourne vers Charles et poursuit sur sa lancée.

— La vérité doit-être dite, monsieur J., quelques soient les circonstances. C’est une loi morale universelle et malgré ce que vous pensez, vous n’êtes pas au-dessus des lois ! Par votre mensonge, vous avez porté atteinte à l’intégrité morale de toutes ces personnes. Abuser de la confiance des gens ne revient-il pas à leur manquer de respect ?

L’argumentaire s’achève ainsi, le juge poursuit.

— Maintenant que vous avez toutes les clés en main, vous allez pouvoir décider de l’avenir de Charles J.. Munissez-vous de vos smartphones et votez !

Conscients de l’importance de son rôle à cet instant, le public, journalistes et vendeurs de rêves inclus, vote solennellement. Le magistrat annonce le résultat.

— Vous avez donc décidé que Charles n’est pas coupable. Vous estimez que l’appareil qu’il a créé a fait assez de bien pour les moyens employés ne soient pas condamnables. Malgré que ce délit soit inscrit dans nos lois, vous pensez que la fin justifie les moyens. Charles J, par les moyens qui me sont conférés, je vous annonce que vous êtes libre.

Le marteau retentit une ultime fois.