Il y a des jours comme ça. Où on se lève, on pense faire sa petite vie tranquille et qu’on se couchera dans un monde qui sera toujours le même. Dans la même société. On regrettera les temps passés, où les interactions humaines avaient encore de la valeur. Mais voilà, l’humanité évolue et il faut suivre ce changement sous peine de se sentir rejeté. Hors du temps. Non intégré. Là est l’ironie. Tout ceci n’est que façade. L’intégration dans la société ne passe plus que par le virtuel. On s’affiche sur les réseaux sociaux, mais tout ce qui compte, ce sont les likes et les commentaires. Dans la rue, on a le nez sur son écran, que ce soit de téléphone ou de montre. Les objets sont devenus intelligents, remplaçant nos compatriotes. On se demande c’est quand la dernière fois que l’on a interagi en vrai avec un être humain sans y être obligé. Qu’on s’est promené sans écouteurs. Qu’on a laissé son téléphone ou sa montre à la maison. Qu’on a passé une journée sans regarder les réseaux sociaux. Et puis, on hausse les épaules. Qui sommes-nous pour pouvoir changer la société ? Mais ce jour-là, le monde allait basculer pour tous les êtres humains.

Il se préparait pour son allocution, son appareil révolutionnaire dans les mains. Il était précisément quatorze heures quand il entra dans la pièce. Toutes les caméras se braquèrent sur lui, ne faisant qu’augmenter son stress. Cependant, il était surtout excité à l’idée d’enfin pouvoir partager son incroyable découverte avec le reste du monde entier. Il sentait que cela allait changer énormément de choses à la société actuelle. Il prit une grande respiration avant de se lancer :

— Mesdames, messieurs, aujourd’hui, la science a encore repoussé les limites. Peut-on même encore parler de science à ce niveau-là ? C’est une question à laquelle je n’ai aucune réponse. Je peux cependant au moins vous présenter le résultat étonnant de nos recherches.

Il présenta le petit appareil aux caméras. Il s’agissait d’une sorte de bonnet. Trois éléments en métal devaient être posés sur les tempes et le front.

— Il ne paie pas de mine, mais ce petit appareil va révolutionner notre vie, notre vision de la société. Grâce à lui, il est possible d’explorer son paysage intérieur. Pour ceux qui n’ont pas suivi les dernières découvertes, le paysage intérieur est propre à chaque individu et peut prendre de multiples formes : forêt, paysage, habitation... Il reflète l’inconscience de la personne. Dedans, il est possible de rencontrer les expériences nous ayant façonnés, que ce soit les traumatismes que nous avons subis comme les plus grandes joies que nous avons vécues. Mais il y avait quelque chose en plus, quelque chose... d’inattendu. Nous avons testé cet appareil avec de nombreux volontaires afin d’être sûrs des résultats que nous vous présentons aujourd’hui.

Le scientifique fit une pause, faisant monter la tension. Au bout de quelques secondes interminables, il finit par dire :

— Nous pouvons affirmer que l’humanité dispose d’une conscience collective. Nous sommes tous reliés les uns aux autres et il est possible de communiquer entre nous, même à distance, même avec des gens que nous ne connaissons pas, grâce au paysage intérieur et à cet appareil.

Il ne fallut pas longtemps avant que le produit apparaisse sur le marché. Forcément, tout le monde se l’arracha afin de pouvoir l’essayer et voir si les affirmations du scientifique étaient vraies. Et c’était le cas. Il suffisait de mettre l’appareil sur sa tête et de plonger dans une sorte de méditation pour se retrouver connecté à de nombreuses autres personnes. Il était possible d’échanger avec des habitants d’autres pays, d’autres continents. Petit à petit, l’humanité délaissa ses écrans pour se concentrer sur l’autre. C’était tout un nouveau domaine à explorer. On redécouvrait les interactions sociales. Les réseaux sociaux perdirent leur place prédominante dans la société. On parlait de science-fiction, de magie, de choses irréelles. Personne n’avait de réelle explication, mais ce n’était pas ça le plus important.

— A la une de notre journal d’informations aujourd’hui : la chute drastique en bourse des plus grandes entreprises du secteur des objets intelligents. En effet, depuis la sortie du casque permettant de visiter son paysage intérieur, les gens ont de plus en plus tendance à délaisser leurs smartphones, smartwatchs, et autres objets du genre. Nous avons même pu observer des destructions massives et collectives d’objets, comme si l’humanité souhaiterait se débarrasser de l’influence négative du digital. Passons maintenant au point météo...

Jeanne était stressée. Devant le bar, elle n’osait pas entrer, se contentant de se balancer sur ses pieds. Elle souffla un grand coup avant de se donner le courage de pousser la porte. A l’intérieur, c’était bondé. La musique battait son plein et il fallait se faufiler entre les danseurs pour pouvoir atteindre le bar se trouvant de l’autre côté de la pièce. C’était la première fois que la jeune femme mettait les pieds dans un tel endroit. Avec l’ascension des réseaux sociaux, les gens n’y allaient plus, ne voyant plus l’intérêt. Toute la sociabilisation passait par Internet. Il n’y avait que les marginaux qui fréquentaient les bars.

Jeanne réussit à se frayer jusqu’au bar. Elle chercha des yeux la personne qu’elle était venue retrouver. Elle ne l’avait jamais rencontrée à proprement parlé. Et pourtant, quand ses yeux tombèrent dessus, elle sut que c’était elle.

— Camille ?

— Jeanne !

Elles eurent un moment d’hésitation avant de finalement se prendre dans les bras. C’était inhabituelle de toucher quelqu’un ainsi, mais Jeanne était loin de trouver cela désagréable. Elles finirent par se reculer, se tenant toujours les mains. Jeanne lâcha dans un souffle :

— Alors... Tu existes vraiment...

— Eh oui, aussi étonnant que ce soit.

Elles s’étaient rencontrées pour la première fois quelques semaines plus tôt. Jeanne avait pris l’habitude d’aller se promener dans son paysage intérieur et tentait de temps en temps de contacter quelqu’un. Cela n’avait rien donné de concluant jusqu’à ce qu’elle rencontre Camille. Elles avaient passé des heures à discuter entre elles avant de finalement décider de se rencontrer. Et les voilà à présent, dans la vraie vie. Tout ceci était réel. Jeanne en avait presque le vertige.

Les deux jeunes femmes passèrent toute la soirée à discuter. Elles ne se lâchaient pas des yeux. C’était la première fois qu’elles vivaient une telle situation. Un verre de bière à la main, en train de picorer des cacahuètes et de rire aux éclats, elles auraient pu se croire dans un film. A un moment, Camille attrapa la main de Jeanne et l’entraîna sur la piste de danse. Elles dansèrent jusqu’à ce que leurs pieds crient supplice et que leur souffle soit court. Jeanne aurait aimé que cette nuit dure pour toujours, mais la fatigue la rattrapait et elle dut dire au revoir à Camille avec regret. Sa nouvelle amie lui promit avec un sourire :

— On se reverra !

— J’espère bien ! De toute façon, maintenant, il n’y a plus aucune raison de perdre le contact...

Jeanne déposa un tendre baiser sur la joue de Camille avant de filer. Elle se sentait grisée et ce n’était clairement pas à cause de l’alcool. Elle sortit son téléphone, qui était un objet essentiel de sa vie jusqu’à maintenant. La situation avait bien changé à présent. Elle laissa tomber dans une poubelle et repartit, le cœur léger.

Ce que Jeanne et Camille avaient vécu, ce sont des centaines, des milliers d’autres personnes qui l’ont vécu. L’humanité reprenait goût aux rencontres et aux interactions. Les réseaux sociaux et les entreprises du numériques tentèrent de corriger cette fuite, car elle leur coûtait atrocement cher. Mais la révolution était déjà en marche.