Elle était seule, comme à son habitude. Effrayée, tremblante, assise sur le rebord de son lit froid et défait, la talon frappant le rythme de son anxiété. Le regard droit, face à rien, elle porte ses mains croisées contre son menton, à la façon d'une prière. Le mouvement éreintant de son genou fait s'entrechoquer sa mâchoire fermement tendue. Il y a une heure de ça, les volets de la fenêtre qui lui fait face se sont ouverts automatiquement, accompagnés de leur son mécanique à peine audible, mais déjà si bruyant dans cette chambre où rien ne résonne. La pièce s’éclairait progressivement au rythme des ampoules LEDs qui se coordonnaient à la lumière naissante du jour pour offrir un réveil naturel; Il n’y avait pas eu de réveil, bien entendu, mais cela, tout intelligent que ce système était, il ne le savait pas.

Toutes les pensées de la jeune femme se dirigeaient vers un colis qu'elle refusait de regarder.

Caché au pied de son lit, là où elle l'avait délicatement déposé quelques heures auparavant. L’achat s’était fait par impulsion. C’est comme ça, quelques fois. Elle va souvent s’enterrer, décider qu’il n’y a plus rien à faire pour elle, qu’elle fait mieux de rester seule et de ne pas essayer d’aller mieux. Puis parfois, elle ressent cet élan, presque de l’espoir, qui lui dit de faire quelque chose, d’écouter ce qu’on lui dit de faire, de retrousser ses manches. Elle avait fait ainsi lorsqu’au gré de l’une de ses recherches, elle avait appris l’existence d’une machine capable d’accompagner un individu au plus profond de lui-même. Une vaste blague ? Apparemment pas. C’est lors de cette énième nuit sans sommeil qu’elle avait décidé de commander l’objet. Une vibration du bracelet intelligent qu’elle portait au poignet et elle avait retrouvé la boîte attendue au pas de sa porte.

À présent, elle ne savait plus. Avait-elle envie de voir de quoi elle était faite ? Elle savait qu’elle n’y trouverait rien d’intéressant, ou pire, elle devrait faire face à sa propre nature, celle-là même qui la dérange, l’ennuie, la dégoûte.

Un soupir, presque semblable à un grondement, s’échappe de ses mâchoires serrées. Elle essaye d’expulser tout ce qu’elle a : appréhension, doute, chagrin.

Elle avait lu qu’il était conseillé d’avoir une personne à proximité. Un ami, un parent. Elle n’avait personne de cet acabit.

Elle traîna difficilement son corps sur le matelas, s'agrippant à la fibre synthétique, pour arriver à son extrémité. La boite, blanche, brillante, était posée là, à même le sol, patiente.

Elle s’en saisit pour la tirer vers elle. Ce n’est pas si lourd. À nouveau, elle passe un long moment à le regarder, comme si l’emballage, seulement, allait pouvoir lui donner les réponses qu’elle cherchait.

Elle jeta un œil défait à l’armoire ouverte et éventrée qui se collait aux murs de sa chambre. Un peu de poussière avait commençé à se déposer, depuis qu’elle avait été dépossédée de la moitié de son contenant. Tous les habits qui restaient avaient été poussés à une extrémité de la barre de penderie. C’étaient ses affaires à elle. Fades, tristes et insignifiantes.

Son regard se posait à nouveau sur la boîte. C’était sa dernière chance de trouver une réponse à ses problèmes et peut-être saura-t-elle alors prouver à la seule personne qui compte vraiment qu’elle peut être une meilleure version d’elle-même.

Elle ne comptait plus le temps qu’il lui fallut pour finir par ouvrir la boîte ; blanche, immaculée, comme l’était son appartement. Comme l’était tout ce qu’elle avait connu.

Elle feuilleta distraitement les documents qui accompagnaient l’appareil, toujours peu convaincue par ce qu’elle s’apprêtait à faire. Finalement, elle s’allongea contre ses oreillers, bras tendus, paumes vers le plafond, les épaules relâchées, comme on le lui avait appris. Cette position ne l’avait jamais réellement aidée à combattre ses crises d’anxiété, mais peut-être serait-elle assez efficace pour l’aider à se relaxer suffisamment pour cette expérience.

Elle déposa l'appareil contre son front, le laissa tomber sur ses yeux fermés, une dernière expiration pour expulser la tension. Elle était prête.

Un sifflement apaisant vint lui chatouiller les oreilles. Elle ouvrit les yeux, prête à mettre fin à son essai, mais elle n’était plus dans sa chambre. Un vent frais lui fouettait le visage. Est-ce que cette sensation était réelle ? Elle restait sans réponse et interdite face à ce qu’elle vivait. Devant elle, une allée de chalets juchés sur une plateforme en bois, perdus au milieu de montagnes enneigées. Un paysage qui ne lui semblait pas familier et qui, pourtant, était plus apaisant que n’importe quel souvenir d’enfance.

Elle se sentit attirée, ses pieds s’enfonçaient dans la neige et pourtant, il lui était aisé d’avancer. Elle passa les marches en rondin pour se placer devant la porte du premier chalet.

Elle connaissait l’anxiété, elle connaissait ce sentiment si familier et destructeur, mais ici, il était lié à de l’appréhension et, peut-être bien, de l’espoir ? Elle ne savait plus mettre le doigt sur ce qu’elle ressentait, mais si tout cela était réel, peut-être réussirait-elle à se retrouver, à se sortir de cette impasse dans laquelle elle s’est retrouvée prostrée depuis trop longtemps.

Elle poussa la porte.

Elle se trouvait dans une pièce toute faite de bois qui, à première vue, paraissait d’une grande banalité, comme l’était la façade. La grande pièce était vide, à l’exception d’une cheminée dans laquelle un feu était allumé et un canapé aux coussins rouges qui lui faisait face. Entre les deux se trouvait un enfant. Habillé d’une salopette d’hiver, il était assis face aux flammes qui dansaient dans l’âtre, perplexe à la venue de la jeune femme.

Celle-ci s’avança, fébrile. Il n’y avait personne d’autre, tout était silencieux. Elle s’accroupit au niveau de l’enfant qui détourna son regard, peu impressionné par la présence de la jeune femme. Il ne devait pas avoir plus de trois ans, il jouait avec ses doigts et les boutons de sa salopette.

— Qu’est-ce que tu fais là, tout seul ?

L’enfant ne répondait pas, encore faudrait-il qu’il sache parler. La jeune femme s’assit en tailleur, abasourdie par la rencontre qu’elle était en train de faire. Elle ne saurait dire si tout ça était réel, pourtant, elle se rappela de la salopette rouge qu’elle portait à ce moment-là. Elle se rappela des moments de solitude, qu’elle passait alors que ses parents ne la surveillaient que par l’intermédiaire d’une caméra qui avait pris la fonction de nounou dans bien des foyers. Elle sentit sa gorge se serrer alors qu’elle passa tendrement sa main dans les cheveux courts du bébé qui ne prêta pas d’attention à ce geste.

— Robin ?

L’enfant interpellé se tourna vers la femme qu’elle deviendrait, en l’interrogeant du regard. Elle ne répondrait pas. Elle se rappelait avoir mis bien plus de temps que la majorité des enfants avant de prononcer ses premiers mots.

Elle ne dit rien de plus et se contenta de continuer à caresser les cheveux de l’enfant, qui retourna à ses boutons. Ses doigts passés entre les cheveux fins, et c’était autant de tendresse que de la détresse pour ce que deviendrait la petite. Elle était innocente, insouciante. Elle ne savait rien encore de ce qu’elle allait devenir, du désarroi dans lequel elle tomberait. Pour l’instant, le seul obstacle qu’elle rencontrait, c’était celui de faire passer le bouton dans son passant.

Robin ne savait pas si elle été heureuse, à l’époque. Le bonheur, c’est un grand mot pour un enfant, mais elle savait au moins qu’elle ne connaissait pas encore la misère.

Elle n’était pas certaine de vouloir continuer : cet enfant serait peut-être la seule itération d’elle-même qui n’aurait pas connu la souffrance. Toutefois, elle comprenait aussi que sa catharsis débutait, il ne fallait pas s’arrêter en si bon chemin.

Elle se leva, sans un mot pour l’enfant et se dirigea vers la porte. Elle la referma derrière elle. Dos au chalet, elle faisait face à une immense étendue de neige sans fin. Elle savait que ce n’était que virtuel, ça ne pouvait pas être réel. En temps normal, il lui semblait qu’elle se serait sentie perdue, au milieu d’une telle étendue. Coincée dans cette immensité. Seule. Étrangement, ce n’était pas le cas. Elle se sentait... Elle ne ressentait rien, en vérité. Pas d’apaisement, mais pas de peur, non plus. C’était un début.

Elle se dirigea vers le second chalet. Elle posa sa main sur la poignée, mais hésita un peu avant de l’actionner. La pièce dans laquelle elle pénétra était semblable, à l’exception de l’occupante. Robin s’approcha doucement pour arriver à voir la personne allongée dans le canapé.

Cachée dans une lourde couverture, la jeune fille ne laisse dépasser que ses pieds habillés de chaussettes dépareillées. Robin se penche à l’autre extrémité du canapé pour soulever la couverture qui lui cache le visage. Celui-ci se découvre, très proche du sien, mais contusionné, gonflé. La jeune fille doit avoir 13 ans. Elle regarde Robin sans se sentir interpellée. Elle se redresse, s’assied en faisant face à sa version adulte, toujours enroulée dans sa couverture. Elle ne sourit pas, son air est grave.

— Bonjour.

Tenta timidement Robin.

La jeune fille ne lui répondit pas.

Robin regarde le sol. Elle savait que ce serait peut-être difficile, mais elle le ressentait de plus en plus. Elle avait envie de courir, sortir de cette prison de bois, retirer l’appareil et oublier tout ça. Continuer à être malheureuse, continuer à être misérable. Qu’y gagnait-elle mis à part ce qu’elle savait déjà ? Qu’elle n’était pas comme les autres, qu’elle avait toujours été malheureuse et que jamais on n’avait été là pour elle. Très tôt, elle-même avait arrêté de s’aider. Et elle faisait face à celle qui allait prendre cette décision.

Elle expira. Elle ne devait pas abandonner maintenant. Elle ne devait pas s‘abandonner maintenant.

— Je sais ce qu’il t’arrive. Je suis désolée. Les gens ne sont pas tendres parfois.

La jeune fille détourne le regard. Robin n’avait jamais été forte avec les mots. Ce n’était certainement pas maintenant qu’elle allait trouver les bons pour redresser son destin. Elle ne pouvait rien y changer, de toutes manières, et elle devrait regarder cette jeune fille s’éteindre, se taire, encore plus, et disparaître du monde.

Une larme s’échappa sur sa joue et Robin l’essuya d’un coup de manche. Une deuxième la suivit très vite. Elle ne prit pas le temps de s’en occuper.

— Je suis désolée. Je suis désolée.

Désolée de ne pas avoir fait plus, désolée de ne plus rien avoir fait pour que ça aille mieux, désolée de s’être abandonnée, désolée de ne pas avoir su aider la jeune fille qu’elle était.

Tout, par la suite, ne serait plus que dirigé par cette décision de tout enfouir, de tout cacher, et de se laisser doucement ronger par la désolation.

La jeune fille gardait son regard tourné vers les fenêtres condamnées, encastrées dans le mur en rondin, mais une larme coula sur sa joue bleutée. Robin la remarqua, alors que ses propres joues étaient trempées par son affliction. Elle se saisit de sa manche pour essuyer les larmes de la jeune fille avant de la prendre dans ses bras. Dans cette embrassade, elle se donna plus d’amour que jamais elle ne s’en était accordé.

Robin avait laissé son jeune alter-égo du second chalet pour se retrouver à nouveau dehors, prête à en découdre avec le troisième.
Elle appréhendait, comme les fois précédentes, mais maintenant, il lui semblait savoir ce qu’elle allait rencontrer. Sa vie avait été fade, simple et sans visiblement sans problèmes à partir du moment où elle avait décidé de se laisser porter par la vie plutôt que de prendre la barre. Elle savait pourtant qu’elle événement suivait, ce qu’elle avait vécu et auquel elle se rappelait parfois lorsqu’elle ne savait plus comment faire semblant d’avancer.

Elle ouvrit la porte et, comme prévu, elle connaissait bien la silhouette qui faisait face à la cheminée. Elle avait les cheveux mouillés et le corps nu, humide. Ses yeux étaient vitreux, auréolés de cernes douloureuses et ses mains tremblaient.

Robin vint se poster devant la cheminée pour lui faire face. Elle n’était pas beaucoup plus vieille que sa pitoyable jumelle. Celle-ci porta son regard sur Robin, larmoyante et désespérée.

— Pourquoi tu es là ?
C’était une question légitime, qui brisa le cœur de Robin. Elle ne répondit pas et vint s’asseoir aux côtés de la jeune femme. Elle se saisit de sa main tremblante.

Elle ne devrait pas être là.

Elle avait essayé, de toutes ses forces, de ne plus être là. Elle avait pris des médicaments en se faisant couler un bain. Elle avait fermé les yeux quand celui-ci s’était rempli. Elle était prête à ne plus être là, mais, par un coup du sort, elle avait à nouveau ouvert les yeux. Elle ne sentait plus son visage et l’eau lui arrivait jusqu’au menton, mais elle s’était réveillée. Personne n’avait rien su. Robin elle-même ne saurait dire si elle avait été honteuse d’avoir intenté à sa vie ou si c’était le fait de ne pas avoir réussi, qui l’avait contraint au silence.

Le silence. Sa vie avait été dictée par le silence. Elle avait tu ses sentiments, son désarroi. Elle avait tu les violences qu’elle avait connu et celles qu’elle s’était infligée.

Le silence, elle le gardait. Elle n’avait rien à dire qui la ferait se sentir mieux. Ce silence-là était bénéfique, alors qu’elle regardait une image d’elle-même que ce silence avait détruite et allait continuer à détruire, elle prenait le parti de respecter celui qui lui permettait de mettre de l’ordre dans ses idées.

Elle serra un peu plus fermement la main de l’autre elle qui la serra en retour.

Robin se rendait compte combien il lui serait dur de faire à nouveau face au vrai monde et à son quotidien. Tout ça pourrait n’avoir servi à rien, mais pour elle, pour cette jeune femme éreintée, pour l’adolescente maltraitée, qui finira par devenir son propre bourreau et cette enfant insouciante, elle fournirait ce dernier effort.

Elle se leva, se dirigea vers la porte, prête à retourner dans sa chambre, quand quelque chose, du coin de l’œil, attira son regard.

Contre le mur, parallèle à celui qui abritait la cheminée, se trouvait une porte. Chose étrange, elle était persuadée de ne pas l’avoir vu dans les pièces précédentes.

Elle hésita, se tourna vers son alter-égo qui ne semblait pas dérangée par cela.

Peut-être s’agissait-il d’une autre vision d’elle-même ? Une étape supérieure ?

Elle joue un instant avec ses mains, prostrée sur elle-même. Elle n’avait pas eu vent d’une telle chose, mais les fait étaient là : une porte était apparue.

Elle s’avance, pose ses mains contre le bois, puis son oreille. Elle n’entend rien.

Le cœur battant, elle porte la main à la poignée. La stupeur la paralyse quand elle découvre plusieurs personne dont les visages lui sont inconnus, cachés dans ce qui devait être le refuge de sa conscience.