Quelle journée de merde... encore une action dans le vide... et si j’étais arrivé plus tôt j’aurais peut-être pu faire quelque chose. Après tant d’années à tenter d’agir pour éveiller les consciences, faire évoluer les mœurs, rien ne change... et malgré tout ce que j’ai déjà pu voir, je continue à être choqué de ce que peuvent être capables les gens. Pour eux, la terre, les animaux, la vie en général ne vaut que ce que ça peut bien leur rapporter ! Je sais que de ne consacrer qu’une seule journée par semaine à agir, cela représente peu, mais j’essaie de faire changer les choses ou, du moins, je tente de limiter et réparer les dégâts... Si seulement nous étions plus nombreux... Bon allez, ça suffit, cela ne sert à rien de ruminer tout ça, cela ne changera rien de toute façon. Autant rentrer maintenant.

Je me dirige péniblement vers la gare de Lille. Ce bâtiment est vraiment magnifique. Il me semble qu’il date du 19ème siècle, dans tous les cas son architecture est vraiment impressionnante, avec ces grandes arches, ces immenses vitres... nous pouvons bâtir de si beaux monuments. Bref, je dois y aller. J’entre finalement dans la gare, du moins dans le hall pour être exact et, même si je n’y perçois plus le charme du vieux bâtiment, je dois bien admettre qu’ils ont su rendre ce hall accueillant et chaleureux pour le temps d’un passage ou d’une attente. Un grand espace, quelques distributeurs, des tables et chaises et même quelques plantes parsemées ici et là... Si j’étais quelqu’un de raisonnable, je devrais prendre mon train dans environ 20 minutes, mais comme j’aime me compliquer la vie, je ne prendrai que le suivant, évidemment... Je me dirige tout de même vers les quais, histoire d’y jeter un œil pour être sûr de ne pas l’avoir manquée. Je devrais m’y être habitué depuis le temps mais la vue qui s’offre à moi dénote tellement avec le reste. Mon émerveillement de tantôt face à ce majestueux édifice fait place à la dure réalité... c’est comme dans toutes les gares, grand, froid et sans âme... c’est le lieu où l’on ne fait que passer, se croiser, se quitter, le lieu de tous les drames... Je ne suis pas honnête, on peut s’y rencontrer aussi. Après tout, la morosité que je perçois sur ce quai vient certainement du fait que c’est une toute autre merveille que je recherche et que j’aurais déjà voulu apercevoir... Mais c’est un peu trop tôt. Je décide donc de retourner dans le hall puis de m’installer à ma place habituelle, mon poste d’observation comme j’aime à l’appeler, près des plantes qui m’apaisent. Je jette un œil à l’horloge de la gare : plus longtemps à attendre.

Je passe donc le temps en observant les gens, essayant d’imaginer leur vie, leur chemin... j’aime observer le monde, la vie qui passe... combien sont malheureux à paraître le contraire ? Combien sont réellement pressés ou feignent d’avoir une vie occupée ? Cet homme par exemple, semble soucieux et arbore un air un peu contrarié, peut-être a-t-il l’esprit préoccupé par une nouvelle déplaisante ou un problème à son travail ? Ou bien il doit simplement gérer une situation complexe mais qui aboutira à une amélioration pour sa vie, qui sait ? Et cette petite fille avec ses jolies boucles, si insouciante et pleine de vie, dans quel monde est-elle en train de s’évader ? Le meilleur, j’espère... Les gens passent, attendent, restent ou partent mais pour aller où finalement ? Vers leurs obligations, vers les attentes des autres ? Vers quelle destination, quel but ? Je sors de mes tribulations lorsque j’aperçois une jeune femme d’environ la trentaine, peut-être un peu moins. Elle porte une robe légère mais d’un très beau violet, c’est ce qui a attiré mon regard. Elle semble très occupée, voire un brin dépassée, tellement d’ailleurs qu’elle ne se rend pas compte qu’elle vient de faire tomber quelque chose. Ne pouvant pas ne pas réagir, je me lève et me dirige calmement vers elle pour le lui signaler. Au moment où j’arrive à sa hauteur et que je m’apprête à lui parler, elle me toise puis sort un billet de 5 euros qu’elle me donne avant de retourner à ses occupations, me faisant comprendre de fait qu’elle n’a pas le temps d’être dérangée, tout en ramassant finalement sa perte. C’est incroyable... Elle vient vraiment de me prendre pour un sans-abri ?! Et je n’ai même pas le temps de réagir qu’elle s’éloigne déjà. Non mais franchement, je veux bien croire que je ne suis pas très présentable aujourd’hui mais tout de même ! Enfin, je dis ça mais c’est avoir une vision un peu réductrice de ces personnes dans la difficulté... Mais j’avoue, ce n’est pas une expérience des plus agréables.

Je retourne à mon poste d’observation, bien décidé à ne plus vivre ce genre de mésaventures et je laisse de nouveau mon regard vagabonder. Mes yeux finissent par se poser sur le piano, je l’avais presque oublié celui-là, tellement personne ne l’utilise malheureusement. J’ai toujours adoré cette idée de mettre un piano à disposition dans la plupart des gares. La musique adoucit les mœurs à ce que l’on dit, mais c’est parce qu’elle s’adresse directement à notre âme. Je pense qu’elle nous connecte à ce qu’il y a de plus noble en chacun de nous. Elle nous fait ressentir, voyager, réfléchir, elle ne parle qu’un langage, celui des sentiments, des émotions... elle nous unit, nous rassemble au final. Je décide d’arrêter là mes rêveries, ce n’est pas très bon pour mon moral en vérité. Je regarde de nouveau l’horloge de la gare : presque 15 heures. Elle ne devrait plus tarder. Il faudrait peut-être que j’arrête avec ça, ce n’est pas très sain et cela n’aboutira à rien... ou bien alors il faut que je me bouge, que j’agisse...

« Brave homme... » je sursaute presque au son de cette voix, j’étais tellement dans mes pensées que je n’ai même pas vu venir vers moi cette charmante dame. Elle semble avoir la petite soixantaine mais elle est très élégante avec son maquillage et son beau manteau rouge. Me remettant discrètement de mes émotions, je lui accorde une oreille attentive et curieuse. Elle continue donc :

— Vous qui êtes ici toute la journée, auriez-vous vu un homme d’une soixantaine d’années, bien habillé, qui aurait attendu ici vers 14h30 ?

C’est pas vrai, pas encore... si ?

— Non madame, je suis désolé, mais je ne passe pas mon temps dans cette gare ! »

Je m’éloigne un peu agacé avant d’ajouter :

— Mais pourquoi tout le monde pense que je suis SDF ici ? C’est dingue !

Après quelques secondes, le temps de me calmer, je regrette d’avoir répondu un peu sèchement à cette pauvre dame car elle n’y est pour rien, elle n’est pas responsable si mes vêtements sont sales... et puis le bonnet ne doit pas aider... Mais j’y pense, si elle me voit dans cet état-là, que va-t-elle penser de moi ? Quelle image aura-t-elle ?... Non, non, calme-toi, tout va bien aller... Il n’y a aucune raison que cela arrive.

Après tout, cela va faire maintenant 3 mois que je la vois arriver des quais et on ne s’est jamais adressé la parole donc... enfin, si, la première fois. Elle était magnifique et semblait vraiment pressée et, par étourderie, elle a trébuché et je me trouvais là... et je l’ai rattrapée. Elle m’a remercié et moi, comme toute personne polie qui se respecte, j’ai courageusement fui en direction de mon train, celui-là même dont elle sortait... C’est pathétique. Elle est tellement magnifique, toujours avec le sourire. Elle semble si forte et fragile à la fois et il émane d’elle une telle douceur, une si grande bienveillance... J’ai immédiatement craqué... C’est pourquoi chaque semaine je ne prends plus le premier train pour rentrer, juste pour avoir la chance de l’apercevoir une fois de plus un peu plus longtemps, un doux rêve...

Encore dans mes pensées et, avec tous ces événements, je n’ai pas fait attention à l’heure. Bon sang ! Je regarde rapidement l’horloge... Je l’ai ratée... je me sens pris d’une violente déception et d’une immense peine... encore une semaine à attendre... et au moins une demi-heure avant mon train. Je retourne penaud vers mon poste d’observation qui va se transformer le temps d’un sanglot interne en banc des lamentations... en me rapprochant de mon objectif, je remarque une enveloppe là où j’étais assis plus tôt. Étrange... Je regarde autour de moi mais personne ne semble être l’auteur de ce dépôt sauvage... je me rapproche de l’objet du délit, le saisis puis je sens un parfum... je n’oublierai jamais ce parfum... c’est elle. Je regarde de nouveau autour de moi, scrutant chaque recoin mais je ne la vois pas. Je décide donc de m’asseoir et d’ouvrir délicatement l’enveloppe, les mains tremblant sous l’effet de l’émotion. Il y a un papier plié en deux à l’intérieur, je le déplie et peux savourer la vue d’une fine écriture raffinée. Je commence à lire.

Elle me dit que cela fait depuis notre rencontre qu’elle espère me revoir mais que, lorsqu’elle m’a reconnu il y a quelques semaines, elle n’a pas osé venir me parler. Puis elle a remarqué que j’étais toujours assis au même endroit chaque semaine et qu’elle voulait vraiment faire ma connaissance depuis ce jour de sa « presque » chute... et aujourd’hui, elle a pris son courage à deux mains et voulais me parler mais, lorsqu’elle est arrivée, je discutais avec une dame et je semblais si contrarié et perdu dans mes pensées qu’elle a décidé d’écrire cette lettre et de me la laisser, qu’elle n’a pas voulu me déranger, surtout qu’elle est pressée aujourd’hui. Elle ajoute que le rendez-vous est donné pour la semaine prochaine et que...

J’entends l’annonce signalant l’arrivée en gare de mon train, pris dans ma lecture, je n’ai pas vu le temps passer. Je ne dois pas le rater celui-ci. Je replie la lettre, la range soigneusement dans l’enveloppe avant de la glisser sous mon manteau, bien à l’abri, puis je m’en vais en direction des quais, mon train n’allant pas tarder à arriver. Je continuerai ma lecture dans le wagon, cela ne rendra que plus doux le voyage. Finalement, ce n’est pas une si mauvaise journée...