Les portes automatiques bippèrent alors que Marie sautait dans le bus et récupérait de justesse une mèche de cheveux bruns avant que la porte ne se referme dessus. Par réflexe, elle adressa un « bonjour » à la cantonade. Ni l'automate qui conduisait ni les passagers ne lui répondirent. Seul le moteur gronda alors qu'ils se faufilaient dans la circulation, chaque véhicule autonome parfaitement espacé et prévisible dans sa trajectoire. Derrière les vitres, les voyageurs aussi semblaient avoir été clonés moins sur un modèle physique que sur une même attitude : tête courbée vers leurs téléphones ou leurs montres connectées, des écouteurs ou des casques vissés aux oreilles, des sursauts indiqués par une notification plus importante ou plus audible que la précédente.

Laissant son regard dériver vers l'horizon encrassé de buildings, la jeune femme rassembla les images de ses rêves — ou de ses souvenirs ? — de la grotte, retournant chaque fragment comme une pièce de puzzle qu'elle n'aurait pas encore réussi à assembler. Peut-être que se contenter de définir la machine comme permettant juste de visualiser les rêves n'était pas exact. Peut-être qu'il y avait plus à découvrir. Peut-être que...

La part de son cerveau qui ne comptait pas les arrêts lui signala qu'elle avait recommencé à se ronger les ongles. Il aurait probablement fallu qu'elle arrête mais le message se perdit avant d'atteindre sa main. Changer les réglages de la machine avait peut-être précisé les images, étendu dans son esprit le réseau des grottes et les détails de leurs dessins préhistoriques, les nuances de leurs teintes brunes et rousses et rouilles, mais elle soupçonnait que le fond du problème n'ait pas changé : quelque chose allait de travers avec cette invention, pour qu'elle ne montre qu'un seul rêve. Voire qu'un seul lieu, qu'une seule chimère d'onirisme et de mémoire.

Absorbée dans ses pensées qui tournaient en rond faute d'éléments, Marie faillit rater son arrêt. Le bip annonçant la fermeture imminente des portes la tira de ses réflexions qui tournaient en rond au dernier moment et elle se hâta de sortir et s'engagea d'un pas vif dans les rues en direction du laboratoire. La bâtisse immaculée ne se trouvait pas loin, heureusement pour son impatience fébrile. Ignorant les chercheurs et cobayes qui sortaient du bâtiment, la jeune femme se faufila à contre-courant de ces formes déjà absorbées par leurs messages et le partage sur les réseaux de leur journée, baissa la tête pour ne pas se retrouver sur la photo de coucher de soleil d'un collègue et, enfin, atteignit une accalmie : la salle allouée à leur projet. La machine y trônait comme un temple d'électrodes et de technologie, entourée d'ordinateurs aux écrans plats, pour le moment éteints. La brunette considéra l'appareil, un mélange aigre-doux de sentiments s'emmêlant en elle alors que les souvenirs des premières sessions lui revenait, adouci par celles de ces derniers temps, dont elle était ressorti plus apaisée qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Et avec maintenant dans l'équation le souvenir ramené à sa mémoire par la discussion avec son père...

La jeune femme retroussa ses manches pour se mettre au travail, tint environ une poignée de secondes et rabaissa lesdites manches dont les plis la gênaient. Elle appuya avec plus d'énergie que strictement nécessaire sur le bouton on de l'ordinateur le plus proche et s'installa au poste, jouant pensivement avec un crayon pour s'occuper les mains en attendant que l'écran de chargement daigne se dissiper au son de la voix de l'assistant de recherche lui souhaitant la bienvenue.

Ce n'est qu'en double cliquant sur le raccourci vers les données enregistrées depuis le début du projet que Marie réalisa toute l'ampleur de ce qui l'attendait : des semaines entières de témoignages s'étalaient devant ses yeux, multipliées par des dizaines de cobayes, annotées par les scientifiques, enrichies par des articles sur le rêve et l'inconscient. Elle inspira profondément, un vague vertige la saisissant. Puis elle plongea dans les dossiers.

Il aurait été logique de suivre l'évolution générale des réglages de la machine semaine par semaine, mais la jeune femme n'en fit rien. Certes, les paramètres du début avaient produit des images floues voire des réactions douloureuses. Certes, la netteté et la précision s'étaient améliorées. Cependant, elle fit le choix d'ignorer dans un premier temps ces considérations techniques pour se concentrer sur les parcours de chacun — sur l'humain.

Elle fit défiler quelques profils avant de se fixer sur celui d'Amélie, une fille de quelques années de plus qu'elle, community manager en surchauffe dans son travail. Quelqu'un qui, comme elle, aurait voulu émerger de cette mer de notifications incessantes et de pop-ups et de likes et de partages. Les vidéos extraites de la machine, pour elle, peignaient dans les premiers temps des étendues vertes, vaguement piquetées de touches de couleurs floues, que les sessions avaient affiné jusqu'à ce que devienne visible un paysage bien précis : une prairie de printemps, d'un vert tendre et vivace, piqueté de constellations de fleurs sauvages embaumant l'air de leurs parfums de coquelicots, de carotte sauvage, de boutons d'or et de bleuets timides. Même au travers du masque de réalité virtuelle passé pour se plonger dans ce monde, Marie pouvait imaginer la sensation de la terre meuble sous ses pieds, la caresse du soleil dans un ciel d'un bleu infini qu'aucune pointe d'immeuble ou trace d'avion ne traversait.

Cette immensité à nue, bruissante de fleurs multicolores aux pétales délicatement découpés, n'apaisa pas vraiment la curieuse. Trop d'infini, trop vaste et trop coupé du réel. La sensation d'être entrée par effraction dans un tableau à l'aquarelle lui collait à la peau. Marie arracha le casque à réalité virtuelle de sa tête dans un bruissement de mèches brunes maltraitées pour plutôt se pencher sur les comptes-rendus post-séance en quête d'une réponse. Contrairement à elle, Amélie n'avait pas émergée choquée et lessivée de première séances — mais peut-être n'avait-elle pas eu à batailler avec ses névroses. Cependant, au fil des entretiens, l'apaisement des premières échappées oniriques s'était dissipé, avait suinté ses envies et ses questionnements dans le monde réel : dans son dernier entretien, la cobaye parlait de couper toutes les communications pour un weekend loin de la métropole qu'elle n'avait jusque là jamais quittée, d'une coupure pour juste profiter d'un coin de nature et pour respirer. Le rapport était daté de moins d'une semaine plus tôt. Marie se demanda si cette presque inconnue qu'elle n'avait pas dû croiser plus de quelques fois, au hasard des sessions et des couloirs, avait sauté le pas. Elle espérait que oui.

Cillant alors que les lumières s'activaient automatiquement en réponse à la tombée de la nuit que l'on discernait à peine par la fenêtre, la jeune femme replongea dans ses recherches. Cette fois-ci, elle choisit le profil le plus différent du sien qu'elle puisse trouver : Henry, retraité passionné de nouvelles technologies, bavard de son état. Entre ses conseils acharnés sur les réglages de l'appareil, certains tout à fait intéressants d'autre dépassés depuis trente ans, le vieil homme dissertait sans complexe sur son rêve unique, précisé à chaque fois : un petit port de pêche fourmillant d'activité, en Crête, sur ce même quai où il avait rencontré sa femme et fait basculé sa vie toute entière, à une époque bien différente de celle-ci.

L'un des genoux de Marie et trois de ses vertèbres craquèrent quand elle se leva de sa chaise. Ses yeux piquaient à force d'avoir lu sans ciller assez les rapports et visionné les rêves d'autrui. Précédée par la lumière des néons allumés par le détecteur de mouvement du couloir, elle s'accorda une pause le temps d'un aller-retour à la machine à café, ignora son portable où les messages s'accumulaient et, les doigts serrés autour de sa tasse fumante, revint s'asseoir à son bureau sans même voir que dehors, une nuit noire étreignait les rues. Puis, après une gorgée de café, elle se saisit du casque de réalité virtuelle et le passa.

Aucun des rêves qu'elle ne visualisa ne se ressemblait. Elle fit défiler des sommets de building illuminés et de montagnes enneigées, des forêts de pins en été et d'antennes rouillées. Certains paysages étincelaient de couleurs et de sensations jusqu'à la saturation, quand la sobriété succincte d'autres la laissa muette d'une angoisse étrange. Une partie se ramifiaient en dédales complexes au fur et à mesure que le temps passait, quand d'autres, faute de s'étendre, gagnaient en détails d'une précision d'orfèvre.

Et si aucun des rêves ne ressemblait à l'autre, les entretiens, eux, convergeaient. Marie pouvait le sentir, par ce genre d'intuition qui permet de trouver la solution à un problème de mathématiques ou de logique sans savoir pourtant quel cheminement a été emprunté. Mais au bout de ce chemin composite de paysages oniriques, un point commun se profilait, obscurci par la fatigue de cette nuit de plus en plus blanche. Un point commun qui n'était pas un rêve. Il fallait juste qu'elle mette le doigt dessus...

La jeune femme se frotta les yeux et bailla à s'en décrocher la mâchoire. Elle porta par réflexe sa tasse de café à ses lèvres pour la trouver vide. Une dernière goutte composée de plus de sucre mal mélangé que de liquide s'accrochait au fond du récipient. Renonçant à un nouveau trajet vers la salle de pause pour s'y ravitailler, Marie attrapa une feuille de brouillon sur la pile dans laquelle elle était quasiment la seule à piocher, ses collègues préférant les notes informatiques, un crayon au bout mâchonné, et entreprit de lister ses constats :

  1. Il n'y avait qu'un seul rêve d'enregistré par la machine, même pour les cobayes aux rêves habituellement variés.
  2. En fait, il n'y avait qu'un seul lieu — pas une aventure, pas une histoire comme certains rêves, juste un lieu que l'endormi était libre d'explorer.
  3. Le lieu en question était toujours cohérent avec lui-même, toujours le même sous la netteté nouvelle des réglages testés et sous la complexité que certains avaient gagné.
  4. Le rêve-lieu était toujours important, poignant, personnel. Symbolique ?

Le crayon crissa alors qu'elle soulignait le dernier mot et son point d'interrogation de travers. La porte derrière elle choisit ce moment pour s'ouvrir sans prévenir et la jeune femme sursauta avec un cri de souris. Sur le seuil, un air de hibou mal réveillé gravé sur tous ses traits et dans la trajectoire aléatoire de ses épis, une silhouette en blouse blanche la considéra en clignant des yeux.

« Oh. Bonsoir, Daniel.

L'interpellé reporta le regard vers sa montre, puis vers Marie, puis vers sa montre à nouveau.

— Bonjour, plutôt.

En effet, un début de matinée colorait la lumière de rosé alors que le soleil qu'elle n'avait pas vu se lever peinait à serpenter entre les buildings pour parvenir jusqu'aux fenêtres. Un vague son étonné lui échappa sans qu'elle tente de le retenir, l'esprit cavalant déjà derrière les perspectives ouvertes par sa nuit blanche. Elle bondit sur ses pieds.

— On s'est trompés sur ce que montre notre machine !

Clairement pas préparé à ce sujet de si bon matin, Daniel la considéra avec au fond des yeux la conscience diffuse des gens pas matinaux qu'il va leur falloir se réveiller — et vite.

— Quoi ?

— On s'est trompés ! Ce n'est pas un rêve, ou pas seulement !

Fronçant les sourcils, il souffla sur son café sans le boire et recula d'un pas quand la jeune femme lui agita sous le nez ses notes, protégeant sa tasse du mouvement trop brusque.

— C'est un appareil à visualiser les rêves. On visualise ce que vous rêvez. Tu l'as bien vu et vécu...

— Oui mais toujours le même rêve, après des semaines et des semaines ? Et toujours plus précis sans changer ? Et est-ce que ça ne t'étonne pas qu'il s'agisse toujours sans aucune exception d'endroits précis ?

Capitulant face à la virulence de Marie, le scientifique leva les mains en un geste d'abandon.

— Admettons que ce soit étrange... mais l'appareil permet tout de même de visualiser quelque chose pendant que les gens dorment. Avoue que les rêves semblent la réponse la plus logique pour définir ce qui apparaît sur nos écrans.

La jeune femme se frotta les yeux de la paume pour tenter d'en chasser les picotements de fatigue. Ses pensées et ses mots s'emmêlaient, la réponse à ce que pouvaient être ces lieux se dérobant et dansant juste hors de sa portée comme un mot sur le bout de la langue.

— Lors des derniers tests, j'ai pu lire sur les murs de la grotte des messages que je me suis adressée à moi-même, quand j'étais malade. On ne lit pas dans un rêve.

Les murs à certains endroits avaient été couverts de ces pensées néfastes et de ses peurs de ne pas être assez intégrée, assez forte pour s'en sortir, assez méritante pour avoir le droit de guérir... De ne pas être assez tout court.

— Et ce sont toujours des endroits importants, symboliques ! Tous, sans exception. Je le sais, j'ai vérifié tous les dossiers.

— Tous les rêves sont symboliques, objecta son confrère, une once de doute dans la voix. L'inconscient passe par eux pour exprimer ce que l'on refoule, notamment.

Relâchant l'ongle qu'elle rongeait, Marie fronça les sourcils et se raccrocha à cette idée :

— Peut-être que la réponse est du côté de l'inconscient ? Mon paysage est à un carrefour important de ma vie, et il contient des fragments de grandes étapes, que je m'en souvienne ou pas. Celui d'Henry aussi puisque c'est le lieu de la rencontre avec sa femme. Et celui d'Amélie continue à avoir de l'influence au-delà du passé puisqu'il a fait ressortir son rêve d'enfant de vivre à la campagne !

Daniel cessa de souffler sur son café encore fumant et s'aventura à en boire une première gorgée prudente. Comme il ne se brûlait pas, une autre suivit, pensive.

— Une sorte de jardin secret, pour reprendre l'expression de ma grand-mère ? Un lieu intérieur qui n'appartient qu'à soi, et où on cultive celui ou celle que l'on est ?

Marie hocha la tête avec enthousiasme. Le souvenir de la sérénité ressentit à la fin des dernières séances l'auréola brièvement avant qu'une joie terrible ne s'y mêle.

— Mieux encore : on peut s'y retrouver ! Voir qui on est, faire la paix avec ses failles et avec ses forces. Savoir quel chemin nous a façonné, quelles décisions et quels événements vivent en nous. Se comprendre.

Les yeux de Daniel s'arrondirent petit à petit alors qu'il saisissait l'ampleur des possibilités qui s'offraient à eux via la machine — les possibilités, d'analyse, de compréhension de l'esprit... et, avant tout, de guérison psychique.

— Tu réalises ce que ça signifierait ? murmura-t-il, comme si un mot prononcé trop fort risquait de faire voler en éclat ces perspectives.

Le sourire de Marie rivalisa d'éclat avec le soleil levant :

— On va changer le monde. »