Au moment de pousser la porte, Marie suspendit son mouvement. D’un geste mécanique, elle sortit le smartphone dépassé de sa poche, comme pour se rassurer. Elle avait commencé à se familiariser aux contrôles sur le trajet, ça ne valait pas son modèle dernier cri mais il ferait l’affaire. Elle ouvrit la page web du laboratoire. Pas de mention négative, bien que la quantité de vues soit assez basse, il n’y avait rien d’inquiétant. C’était un laboratoire après tout, pas le genre de page à caracoler dans les top trend. Évidemment, Charles y apparaissait. Elle retrouva dans sa photo de profil cet air chaleureux et rassurant qui l’avait marquée la veille. Elle ressenti à nouveau le trouble que son contact avait provoqué, et frissonna. Le mobile à nouveau dans sa poche, elle serra les poings, rassembla son courage et poussa la porte. Le hall était désert, une lueur d’ambiance à peine bleutée projetait du plafond comme un halo sur les parois nues de l’endroit. La décoration était minimale, le nom du labo en grand sur le mur à sa gauche, quelques chaises et un comptoir d’accueil; Le tout semblait comme figé dans une stase grisante. En s’approchant d’un pas timide, Marie aperçut une tête qui en dépassait. La réceptionniste redressa la tête à son approche, et un sourire illumina son visage. Elle avait le teint mat et un chignon impeccable. Son regard avait une couleur clair, comme gorgé de lumière, peut être des lentilles ? Un ComKit dépassait de son oreille droite, un léger clignotement indiquant son bon fonctionnement.

— Vous devez être Marie ! Le professeur vous attend. Je vais le prévenir que vous êtes là, dit-elle avait un ton enjoué, comme si cette arrivée était l’événement le plus heureux de sa journée. Un peu trop enjoué, sûrement pas naturel. Personne ne parlait ainsi, et l’absence d’opérateur automatique était étonnant.

Marie eut un frisson. Elle détestait les administrations et leurs protocoles robotisants. La réceptionniste porta la main à son ComKit et le tapota d’un geste léger.

— Professeur, elle est arrivée, dois-je l’accompagner ? Très bien, je la préviens.

Elle raccrocha d’un geste et reporta son attention sur Marie.

— Il arrive tout de suite. Vous pouvez vous installer juste ici en l’attendant. Excellente journée à vous !

Mimant un remerciement de la tête, Marie se dirigea vers les fauteuils désignés.

Les quelques minutes d’attentes lui parurent infinies, seule dans l’immobilité écrasante du hall. Elle lorgna plusieurs fois à son smartphone qui lui renvoyait l’heure d’un air narquois, appuyant l’absence de notification. Une sorte de bourdonnement vibrait en elle depuis la veille qui ne la quittait plus.

Un pas familier résonna dans un couloir proche. Charles pénétra dans le hall avec entrain, un sourire aimable sur le visage et une étincelle de malice dans les yeux. Marie ne put s’empêcher de remarquer que même lui paraissait petit dans le hall immense. Il la salua d’une voix joyeuse :

— Je vois que vous avez trouvé sans problème. Bienvenue ! Je vous propose de passer directement dans mon labo, nous y serons plus à l’aise.

La jeune femme se contenta d’un petit sourire gêné et d’un “Volontiers..” fébrile. Il la guida à travers une enfilade de couloirs tout aussi lisses que le hall avant de s’arrêter devant une porte à loquet biométrique. Il posa sa main et tira la porte vers lui, lui cédant le passage :

— Après vous !

Le laboratoire n’était qu’une pièce avec des tables le long des murs, couvertes de matériel électronique de tous types posés ça et là et d’outils de toutes tailles. Le mur du fond disposait de grandes fenêtres aux vitres brossées, laissant pénétrer une lumière diffuse. Le tout, sans être en désordre, dessinait tout de même un tableau bien chargé. Charles appuya sur un interrupteur mural, qui fit s’allumer en clignotant une lumière blanche, avant de tirer une chaise pour la proposer à Marie.

— Tenez, installez-vous. Voulez-vous quelque chose à boire ? Un café, ou un thé peut être ?

— Un thé, merci.

Le comportement de Charles continuait à être déroutant. Son hospitalité n’avait rien d’habituelle, mais elle était incroyablement rassurante.

Il tira une bouilloire de derrière une pile de tiroirs et la remplit à un robinet au coin de la pièce. Croisant les jambes sur sa chaise, Marie le regardait s’affairer avec une curiosité discrète. Il ne tarda pas à lui tendre une tasse de thé chaude qu’elle saisit en souriant timidement.

— Comment allez-vous ? Vous avez pu vous reposer correctement ?

Elle glissa la main dans sa poche et serra son smartphone machinalement. Elle se sentait honteuse de son état de la veille, bien que ses souvenirs ne soient pas d’une grande précision.

— Oui, j’ai bien dormis. Je suis désolé, je n’étais pas moi même hier...

— Ne vous en faites pas ! Avant toutes choses, merci d’être venue, je suis vraiment content de vous voir ! Je ne vais pas passer par quatre chemins : vous m’intéressez beaucoup. Je pense que vous pourriez avoir un impact vraiment positif sur mes recherches.

— V... Vraiment ? Enfin, je veux dire, je ne crois pas avoir de compétences vraiment adaptées à des recherches ... Dans votre domaine.

Son regard balaya le labo, s’arrêtant brièvement sur chaque objets électroniques. Elle n’aimait pas non plus l’idée d’être un rat de laboratoire. Sa panique était encore bien fraîche dans son esprit, certainement le pire souvenir qui soit.

— Hahaha ! Ne vous laissez pas impressionner par tout ce bric à brac. Ce sont principalement des outils de mesure. L’élément principal étant ce superbe couvre-chef du meilleur goût...

Il attrapa sur une table une sorte de chapeau, à mi chemin entre le bonnet de piscine et le bonnet phrygien, relié à une machine par une série de câbles attachés ensembles. Trois pattes métalliques donnaient un semblant de structure à l’ensemble. Rien de très avenant.

— Avec cet engin, mon objectif est de vous emmener dans un voyage introspectif. Pour faire simple et rapide, plusieurs études sur les signaux émis par notre cerveau indiquent que notre utilisation des technologies connectées ont un impact sur notre ... Vie intérieure. Disons qu’elle a tendance à se réduire avec le temps qu’on passe connectés.

— Quand vous dites vie intérieure ...

— Notre imagination, notre capacité à errer dans nos pensées, ce genre de choses. L’ennui également, et l’ennui est très important pour notre mémoire.

— Je vois ... Vous dites que notre connexion permanente aux réseaux détruit tout ça.

— Ce n’est pas moi qui le dit, mais oui. Dans l’absolu, cela a un impact sur toute notre vie en société, au point de nous isoler complètement.

Marie se remémora les visages impassibles devant son désespoir, elle se souvint de l’indifférence, de la froideur... Tout cela faisait sens.

— Nous nous efforçons de mettre un protocole en place pour contrebalancer cet effet. Je peux vous montrer à quoi ça ressemble si vous voulez, vous comprendriez mieux.

Il lui tendit le bonnet cablé d’un geste doux. Marie hésita. L’assemblage ne lui disait rien qui vaille, mais sa curiosité était piquée malgré tout.

— Je comprends votre hésitation, mais vous n’avez rien à craindre. Cet appareil a déjà été testé, il ne comporte aucun risque.

— ... Très bien.

Elle saisit le bonnet et le glissa son crâne. Son appréhension était palpable.

Visiblement ravi, Charles s’approcha d’elle pour ajuster le couvre-chef. Le tissu était un peu rêche et tenait chaud.

— Les électrodes au bout de ces barres viennent comme ceci, sur les tempes et le front... Voilà. Maintenant, je vais allumer ce dispositif : vous allez sentir comme un léger bourdonnement. N’y prêtez pas attention, concentrez vous sur votre respiration. Je vous conseille de vous asseoir confortablement.

Marie sentit la fraîcheur des électrodes sur sa peau. Elle frissonna légèrement. Elle essaya de se détendre en inspirant calmement. S’appuyant sur le dossier de sa chaise, elle relâcha ses jambes et les étendit.

— Imaginez que

Charles s’approcha de la console à laquelle la coiffe était relié, et tourna avec précaution un bouton. Le bourdonnement se fit tout de suite entendre, et elle sentit son coeur battre un peu plus vite.

— Voilà, le dispositif est en marche. Dans quelques instants, vous allez sentir votr...

La voix de Charles s’estompât, ainsi que toutes les perceptions de la salle autour de Marie.

Sensations et émotions se mélangèrent en une vision floue. Elle bougeait dans cet endroit -était-ce seulement un endroit ? — aux allures familières. Chaque détail était à sa place, chaque recoin était impeccable. Elle se sentait légère, comme si chaque pas était délicat comme une plume. Une inquiétude perça la plénitude, sourde, lancinante. Etrangement, pas de smartphone à portée de main. Mais cela ne posait pas de problème. Cela ne posait pas de problème, n’est-ce pas ? La légèreté céda le pas à un inconfort, comme un pincement. Il était temps de partir.

Quand elle rouvrit les yeux, Charles la détaillait avec attention et curiosité.

— Bon retour parmi nous ! Comment vous sentez-vous ?

Elle prit un instant, incertaine de la réponse appropriée.

— J’ai la sensation d’être partie des heures et un instant à la fois. C’est... Très étrange.

Elle se redressa dans son fauteuil : ses muscles engourdis lui lançaient des signaux imperceptibles. Elle se frotta les épaules.

— Vous avez froid ? Je peux vous donner une couverture.

— Non, pas vraiment, je me sens ... Bien. Je crois.

— Vous êtes désorientée, c’est un effet secondaire normal les première fois. Avez vous ressenti quelque chose de particulier ?

— J’ai eu la sensation d’être perdue, mais sans que cela ne m’angoisse. Et puis il y avait cette ... Non pas une inquiétude, mais une préoccupation. Comme quelque chose qui me travaillait un peu. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Pas vraiment, mais c’est tout à fait logique. Votre vie intérieure vous est propre, ce que vous ressentez pendant ces “rêves” est unique.

Il se détourna d’elle pour porter son attention sur une feuille couverte de graphiques. Son regard se perdit quelques instants.

— Marie, je dois vous dire que vos résultats sont incroyables. Je m’en doutais en peu en vous rencontrant hier, mais la confirmation dépasse toutes mes espérances.

— Que voulez-vous dire ?

— Il se pourrait que votre attachement à votre smartphone soit mécanique. Cela signifie que la somme des injonctions extérieures et vos réflexes de mimétismes ont inculqué ce comportement spécifique en vous. C’est l’habitude qui créé le besoin, mais dans votre cas cette habitude ne vient pas de vous. Je pense que cette habitude vous a été imposée. Pardonnez moi d’être aussi direct, mais votre crise laisse penser que vos mécanismes de défense psychique sont très centrés sur cet aspect matériel.

Sa remarque la troubla. Pendant qu’elle réfléchissait, il s’approcha d’elle pour lui enlever le bonnet d’un geste bienveillant et le poser sur le plan de travail proche.

— Je ... Je ne sais trop quoi dire. Ce besoin est réel, vous ne pensez pas ? Et qu’est-ce qui vous fait croire que ça ne vient pas de moi ?

— C’est une excellente question. Je n’ai pas de réponse, pour le moment. Mais c’est aussi le but de mes recherches ici, vous voyez. Comprendre un peu mieux l’origine et le fonctionnement de notre rapport à ces machines. Et je dois dire que ce que je vois avec vous est particulièrement intéressant. Je vous propose un autre thé ?

— Oui, Merci. Mes résultats, en quoi consistent-ils ?

— Eh bien, plusieurs profils se dégagent des rêves induits par la machine, lui répondit-il tout en se dirigeant vers la bouilloire. Certains sont plus refermés sur eux même, et montrent des schémas de répétition très réguliers. Le votre est plus ... Ouvert. C’est un profil que je n’ai pas encore eu l’occasion d’étudier. Je dois dire que je suis assez agréablement surpris.

Il lui tendit à nouveau une tasse de thé chaude en lui souriant.

— Je pense que votre profil pourrait me permettre d’avancer, peut être avec un réglage plus fin.

— Je vois ...

Marie but son thé d’un air pensif. Elle n’était pas bien sûre des implications de son discours, mais son engouement lui plaisait. Il avait cette bonne humeur communicative, et un certain charme. Elle eu comme l’impression de sentir à nouveau le contact de sa peau.

— Je ne veux pas vous voler tout votre temps, Marie. Je ne vous retiens pas plus pour aujourd’hui. Merci beaucoup d’être venue.

Sa voix tira Marie de ses pensées. Elle se secoua sur sa chaise et se releva d’un geste un peu raide.

— A... Avec plaisir. C’était très ... intéressant. Si j’ai pu vous aider.

— Oh mais tout à fait. Venez, je vous raccompagne.

Ils parcoururent le dédale de couloir d’un pas tranquille. Charles faisait des commentaires sur les laboratoires qu’ils passaient. Une fois revenue dans le hall, elle se tourna vers lui.

— Eh bien, merci ...

— Mais non, c’est moi qui vous remercie, Marie ! D’ailleurs, est-ce que vous auriez un petit créneau de libre demain pour revenir me voir ? J’aimerais beaucoup retenter l’expérience avec différents réglages.

— Tout à fait ! Je peux passer à n’importe quel moment, répliqua-t-elle.

Ce grand bonhomme la fascinait et elle était particulièrement enjouée à l’idée de passer un peu plus de temps en sa compagnie.

— C’est parfait. J’en profite pour vous demander: si jamais vous connaissez des gens comme vous, qui ne sont pas trop ...

Il sorti son smartphone et le désigna du doigt.

— ... Scotchés à leur terminaux, peut être pourriez-vous m’en parler ?

Elle acquiesça en souriant, puis le salua.

En passant la porte du batiment, elle se sentait comme en ébullition. Elle n’avait jamais été aussi intriguée par quiconque.