Rue de la Regratterie, Médiathèque François-Mitterrand, Place du 11 novembre. Les tilleuls sont en fleurs, la saison ne colle pas avec la date de l'armistice. Deux des trois terrasses sont fermées, la ville est si peu touristique que les cafetiers ferment l'été. C'est peu dire, donc tout, sur ce coin de Province. Une enseigne qu'il ne connait pas lui fait face, le bar-tabac s'appelait "Chez Marcel" à l'époque, maintenant c'est "Le Yéti". Prénom du nouveau propriétaire ?

Katya est sur le pas de la porte, fine silhouette vêtue de blanc. Le téléphone coincé sur l'oreille, elle range une cartouche de cigarettes dans un fourre-tout en cuir épais bordé de franges, un cadeau d'anniversaire. Ce sac lui rappelle leur premier trek ensemble, en Mongolie. L'homme y voit un signe, une invitation.

En pleine conversation, elle n'a pas encore vu Tom, elle ne sent pas encore son regard, son souffle, ses mains sur ses épaules. Quand elle lève la tête, il n'est plus qu'à deux enjambées d'elle. Elle raccroche et sourit.

— Salut ! Un baiser au coin des lèvres. Il tente de prolonger le contact en la prenant dans ses bras, mais déjà elle s'écarte, se dirige vers une table mi-ombre mi-soleil et s'affale sur une chaise.

— Je supporte de moins en moins la chaleur, comment expliques-tu cela ? J'attends l'hiver dès l'été maintenant, un comble pour une fille de l'Est, non ? 35°C à Londres le mois dernier, l'air était irrespirable, l'horreur ! Tu as déjà vu de telles températures en juin ?

Elle rassemble de ses doigts fins sa longue chevelure noire et improvise un chignon, découvrant un front moite et de fines ridules de perplexité. Ses questions n'appellent pas de réponses. Il le sait, les réponses elle les a déjà, Katya a toujours aimé dialoguer seule. Pour lui le taiseux, la compagne idéale pour voyager et lier connaissance avec les étrangers.

Il l'observe alors qu'elle extirpe de la poche arrière de son jean un paquet chiffonné et allume une clope. Katya a maigri. Son visage est émacié, des cernes assombrissent ses yeux allongés d'asiate. Une main délicate, pâle et hésitante, vient se poser sur la table, tout près de la sienne. Il ne peut s'empêcher de la prendre, et de la serrer doucement. Elle ne la retire pas.

La conversation a été entamée en français, Tom préfère. Il ne maîtrise pas le vocabulaire russe des émotions qui le submerge.

Un homme à la forte carrure, dont la barbe parfaitement taillée descend jusqu'à milieu de la poitrine, vient à leur rencontre. Le Yéti, sans doute.

— Et ils vont prendre quoi les amoureux ? Son accent rocailleux dénonce l'autochtone, toute parentèle au Tibet est exclue.

— Tu prends une bière ?

— Non, pas d'alcool, une menthe à l'eau. Elle attend que le serveur tourne les talons. Un ange passe. Elle hésite, cherche ses mots, une cigarette.

— Tom, je suis enceinte.

— Ah. Il encaisse le coup de poing dans l'estomac, plié en deux pour ramasser le cendrier qu'il vient de faire tomber, acte manqué sans doute. Grossesse et tabac ne font pas bon ménage.

Tom se trouve soudain très con et très naïf. Au téléphone Katya avait beaucoup insisté pour le voir, parlant vite, presque essoufflée. J'arrive de Moscou, je ne reste que quelques jours en France, j'ai pris mes billets de TGV et loué une voiture. C'est pour te dire à quel point j'ai envie de te revoir, cela fait trop longtemps. Il faut qu'on parle.

Il avait senti et apprécié l'urgence de l'appel, mais se leurrait sur les intentions de son ex-compagne.

Le séduisant frenchy — au lit garni dans chaque bureau de presse à l'étranger — n'avait été amoureux qu'une seule fois dans sa vie d'adulte. Katya. Un reportage dans l'Oural, et il était tombé raide dingue de celle qui lui avait proposé de tracer la route, d'abord dans ce Grand Nord hostile, puis un peu partout sur le continent asiatique. Il lui avait fait découvrir la France, présenté ses parents. Du sérieux, quoi.

La séparation avait été brutale. En Thaïlande, dans un bar du plus haut building de Bangkok. Elle en avait marre de cette vie de nomade. Elle voulait rentrer chez elle, ouvrir sa propre boîte. Sa voix était calme, déterminée. Elle avait déjà trouvé un financement, les locaux. Tom avait toujours apprécié son indépendance. Tant qu'elle la partageait avec lui.

— Est-ce que tu comprends ? Une relation à distance, cela ne pourra pas marcher. Tu ne comptes pas venir t'installer en Russie quand même ?

Encore une fois, pas de réponses attendues. De toute façon il était resté sans voix. Ils avaient échangé sur les modalités pratiques, objets et papiers personnels, meubles et souvenirs. Elle avait déjà tout organisé. Katya était partie la première. Refusant qu'il paye la note, après tout c'était elle qui l'avait amené sur ce rooftop aux cocktails aux prix exorbitants. Il n'avait pas protesté. Il payait déjà bien assez cher l'annonce unilatérale de leur rupture.

Tom n'avait plus envie de s'étourdir au Maï-Taï. Il avait besoin d'espace, d'air. Au 78e étage, la dernière attraction à la mode : une terrasse extérieure au sol vitré. On y accédait par un ascenseur aux parois transparentes. Il ne souffrait pas du vertige, mais il espérait bien avoir peur. Tout plutôt que d'avoir mal, largué de sang-froid par l'ex-femme de sa vie.

La vue était saisissante. Les lumières de la ville en CinémaScope s'allumaient au fur et à mesure que le crépuscule approchait. Sous ses pieds, le vide, et l'appel pressant à descendre une bouteille de vodka. Rien de mieux pour apaiser la morsure d'une louve de la taïga.

— Félicitations. Le ton est ironique, il n'a pas pu s'en empêcher. Visage de façade, volets fermés. Et c'est prévu pour quand ?

— Je ne vais pas le garder, assène la jeune femme. Je voulais un enfant, mais pour l'élever seule. Je ne veux pas d'un père, je suis trop indépendante pour supporter un mec à la maison, la routine, tout ça... tu comprends ?

La fumée de sa cigarette forme un point d'interrogation muet. Elle mordille maintenant sa lèvre inférieure, presque jusqu'au sang.

— J'ai rencontré un homme, on a fait un deal. Il était d'accord pour me faire un enfant et partir. J'ai eu de la chance, je suis tombée enceinte rapidement. J'étais tellement heureuse, Tom. Mais maintenant tout a changé. Ma vie est foutue. Je suis malade.

Sa dernière phrase est prudente, hésitante. Tom prend le temps de finir sa bière pour se donner une contenance qu'il n'a plus.

— Tu viens de faire 3000 bornes pour m'annoncer que tu es enceinte et que tu vas avorter ? Pourquoi ne pas l'avoir dit au téléphone Katya ? Et depuis quand être enceinte est une maladie ?

— Tu ne comprends pas, c'est pas le bébé le problème, ce sont les résultats des analyses de sang. La recherche des MST. Je suis malade, Tom, j'ai contracté le VIH. Je ne peux pas garder le bébé, c'est trop risqué. Pour lui, pour moi.

La jeune femme a retrouvé son débit rapide et son fort accent russe, il a du mal à la suivre. Il comprend la globalité de ses paroles, sans en comprendre la finalité.

— Le VIH ? Tom est sous le choc. Il réfléchit, rassemble ses maigres connaissances sur le sujet. Il existe des traitements pour ne pas développer le SIDA, non ? Y compris pour les femmes enceintes ? Et le père, tu l'as prévenu ? C'est ce connard qui t'a contaminé ?

Silence. La jeune femme cherche des lunettes de soleil au fond de son sac. Montures métalliques aux verres fumés.

— Sergueï n'est pas séropositif, Tom. Et je ne garde pas le bébé, ma décision est prise. J'ai le VIH et je voulais te le dire en face. Parce que je t'ai aimé, parce que je te respecte. Je ne sais pas quand j'ai été contaminée, mais je pense savoir par qui. Une relation épisodique, rien de sérieux. Tom ce que j'essaye de te dire, c'est que j'ai pu te contaminer à mon tour, côté timing c'est possible.

La nouvelle chemine, lentement mais sûrement. Son tee-shirt est trempé de sueur. Il a chaud et il a froid. Tom avait revu la jeune femme de temps en temps lors de ses séjours en Russie, et même si elle ne l'avait jamais accueilli plus d'une nuit dans son lit, il avait été heureux de la revoir. Elle prenait la pilule, et cédait toujours à ses demandes cajoleuses de ne pas utiliser de capote. Peut-être par culpabilité. Putain. Quel con.

— Tom, tu dois aller voir un médecin, te faire tester. Avec de la chance tu n'auras rien, on n'a pas couché ensemble si souvent que ça, en termes de probabilités le risque est sûrement faible, la preuve, Sergueï est clean. Tu m'écoutes ?

Cette fois-ci elle attend une réponse, qui ne vient pas. Ses ongles impatients tapotent la table, invitent l'homme à prendre la parole, ne serait-ce que pour couvrir le petit bruit agaçant. Il reste muet. Lentement, il caresse comme à regret la main de Katya, se lève et jette un billet sur la table.

À son tour la jeune femme repousse sa chaise, ses lèvres sont pincées, sa voix tremble, un peu.

— Je rentre à Moscou pour l'IVG. Tiens-moi au courant.

Il la regarde s'éloigner. Il aurait voulu croiser son regard une dernière fois. Un verre en terrasse, une louve blanche. Back to Bangkok. Mais cette fois-ci la morsure est bien plus profonde, et peut s'avérer mortelle. Il longe les murs, les pavés sont disjoints, il manque de trébucher plus d'une fois. Putain. Fait chier. Il sent la panique l'envahir, s'efforce de respirer profondément.

Assis sur un banc, des punks à chiens et à Kro font tourner un joint. Ils l'interpellent, hey mec, une petite pièce ? Tom s'approche, fouille ses poches, plusieurs coupures de 50 euros et quelques kopecks. Il aime garder sur lui quelques piécettes, par nostalgie, désormais malheureuse. Il file les billets aux zonards ahuris et jette la monnaie dans le caniveau.

— Vous me filez une taf ? Il y a bien longtemps qu'il n'a pas fumé, il a oublié la sensation. Il n'en attend pas grand-chose, mais il est encore tôt pour téter une bouteille de vodka. Les gars ricanent, mais lui donnent le joint. Vas-y, garde le. C'est cadeau.

Tom tire une bouffée, et nonchalamment entame une conversion quelque peu décousue avec ses nouveaux amis. Mine de rien il lance d'un air détaché un "je crois que je suis séropositif."

— Ben bienvenue au club. Le plus âgé rigole. T'es PD ou tu te piques ? Les deux ?

— Ni l'un ni l'autre, une gonzesse.

— Toutes des salopes, fait le vieux. Les mecs se taisent, y compris Tom.

— Et vous savez où je peux me faire dépister de façon anonyme ?

— Ouais, à côté de la gare il y a un local d'AIDES, c'est ouvert que le samedi par contre. Vas-y, les types sont sympas. Et si tu l'as attrapé, y a un médecin bien, pas loin, il a l'habitude, ils te donneront son nom.

Tom d'un signe de tête remercie l'homme, retourne sur ses pas. Place du 11 Novembre, Médiathèque François-Mitterrand, rue de la Regratterie.