Mo-Ka

Nous y sommes. Le jour J. Nous avons enfin réussi à mettre en place notre voyage à la RACE (Réserve animalière de conservation des espèces). Mo est à côté de moi. Nous regardons les autres élèves monter dans le Bubblebus et prendre place sur leur siège connecté, imperturbables, les uns derrières les autres, automates vivants répondant à des ordres sans jamais les discuter. Leurs lunettes connectées bien vissées sur le bout du nez, ils ne se regardent pas, ne se parlent pas, attendent que leur siège leur serve la boisson qui leur correspond le mieux.

Je me retourne sur mes camarades dans le Bubblebus, je me dis que c’est pas gagné ! Ils sont tous là, en rang d’oignons, chacun assis bien sagement dans son fauteuil confortable. A mon avis, ils pourraient être assis sur une planche, ça ne changerait pas grand-chose. Tant qu’ils portent leur foutues lunettes connectées sur le nez ! J’ai besoin du regard de Ka sur ce coup-là. Je me retourne en esquissant un sourire mais Ka non plus ne me capte pas, à fond dans ses pensées. Il y a de quoi rester pensif.

Mo et moi sommes debout à côté de la cabine de pilotage les observant tous dans leur solitude. Un doute s’insinue en moi. Je regarde Mo sourire, une confiance au bord des lèvres, pas de doute derrière son sourire. Alors je me laisse aller et me dis qu’on a au moins réussi à être tous réunis pour ce voyage.

Quand nous sommes tous montés dans le BB ce matin, Ka et moi n’avions aucun doute. Nous avons reçu chacun des élèves de la classe avec un petit mot, une petite attention particulière. Rien, pas de réaction. Ils étaient tous en communication avec quelqu’un à l’autre bout de la planète, en train de regarder un film, un clip vidéo ou que sais-je encore ? Tous ailleurs. Je ne sais même pas s’ils sont conscients d’être montés dans le BB. J’avais préparé une playlist de sons en tête des ventes à écouter tous ensemble. J’ai lancé le MP12. Deux d’entre eux ont levé la tête. C’était pour mieux régler la connexion de leurs lunettes. Ka et moi avons échangé un regard. Ka m’a fait un petit clin-d ’œil. C’est bien de rester confiant. Si on n’y croit pas un peu, pourquoi monter un tel PIFE ?

Il faut dire que ça n’a pas été facile d’organiser ce voyage. Notre projet est un peu particulier. Déjà nous sommes deux. Jusque-là, les Projets Individuels de Fin d’Etudes, plus couramment appelés PIFE dans notre école, n’ont jamais dérogé à la règle. Faire un projet seul. Nous, nous sommes deux, deux cas à part, deux élèves sans lunettes. Et c’est ça qui nous rapproche. Au premier regard que nous avons échangé, nous avons senti un lien se tisser, déjà c’était un signe entre Mo et moi. Moi je m’appelle Ka.

Je ne sais plus qui, de nous deux, a eu l’idée. Par contre, elle nous a semblé d’emblée lumineuse. Organiser une sortie scolaire pour favoriser le rapprochement entre nos camarades de classe et les sortir de leur isolement numérique. C’est mon père, inadapté social s’il en est, qui m’a appris que la RACE organisait des journées portes-ouvertes. Mon père se sent comme un extra-terrestre sur notre planète. Il ne comprend pas l’attachement de tous au confort numérique. Si ça ne tenait qu’à lui, on se déplacerait pour faire nos courses dans des endroits dédiés à cette activité (il paraît que ça s’est appelé des « magasins ») et il y aurait un chauffeur pour conduire le Bubblebus. Quelle perte de temps ! Je comprends quand il me parle de la déshumanisation de notre société hypra connectée où chacun est autonome pour tout et n’a besoin de personne pour se débrouiller, sauf de machines. Ça n’est pas pour rien que j’ai choisi de collaborer avec Ka pour monter un PIFE, projet individuel par excellence !

Je me rappelle de notre premier regard. On faisait tous la queue pour aller à la cantine. J’attendais de passer devant le portique connecté à ma smartwatch qui allait gentiment décider pour moi de ce qui serait la meilleure alimentation pour mon métabolisme ce midi.

Du reste le fonctionnement de la cantine connectée a été mis en place par un ancien élève dans le cadre de son PIFE. La direction de l’école a tout de suite sauté sur cette idée. Un système qui permet à chaque élève de manger selon ses besoins. Directement relié au smartwatch de chacun, l’ordinateur central est capable de calculer combien nous avons besoin de vitamines, d’apport en oligo— éléments... Je n’avais donc rien d’autre à faire en attendant mon tour que de regarder autour de moi le groupe d’élèves dans la queue, tous avec leurs lunettes connectées, en train de visionner je ne sais quoi. Ça m’énerve de ne pas savoir où ils sont, ce qu’ils regardent, avec qui ils sont en train de discuter. Est-ce que c’est de la jalousie parce moi je n’ai pas de lunettes ? En tout cas je ne me sens pas comme eux. Eux, ils ne me regardent pas. Ils n’ont pas besoin de ma présence. Mon regard s’est arrêté sur la seule personne qui n’avait pas de lunettes non plus. Mo. Nos regards ont donc pu se croiser et ça m’a fait chaud au cœur ces deux yeux amicaux qui me scrutaient avec curiosité.

Pour en revenir à la RACE, le parc des animaux, ils ont décidé d’ouvrir au public une semaine par an pour reconnecter les humains à la nature. Ka et moi avons vite compris que cette activité pourrait reconnecter les humains entre eux. Et c’est notre pari pour nos camarades de classe. Quand je les observe dans le BB, c’est pas gagné !

J’ai appris plus tard par Mo pourquoi il n’avait pas de lunettes. Apparemment un choix idéologique de son père. Moi, y a pas d’idéologie dans mon histoire. Je sais pas si les rebuts ont le temps et l’argent pour avoir des idéaux. Je suis donc d’une famille de rebuts, ces gens laissés pour compte juste capables et bons à effectuer les tâches que les machines ne peuvent pas faire, les petits boulots que les connectés ne veulent pas. J’ai six frères et sœurs plus jeunes que moi. Mes parents n’ont évidemment pas les moyens de payer les études à tous leurs enfants. Ils ont dû choisir et c’est moi qui vais à l’école. C’est pas facile tous les jours car à la différence des autres je n’ai pas les moyens d’avoir toutes leurs technologies. Il a fallu investir dans la smartwatch, obligatoire pour suivre les cours. C’est grâce à elle qu’on peut se connecter en cours à l’IAC, l’Intelligence Artificielle Centralisée et à la tablécran, qui nous met en contact avec notre Programme d’Apprentissage Personnel Individualisé, notre PAPI préféré.

Je me demande même si nos regards ne se sont pas croisés pour la première fois en cours un jour où, ayant fini nos devoirs, nous n’avions rien à faire d’autre que d’observer la classe.

Bref, tout ça pour dire que tous ces éléments ça rapproche et que c’est pour ça aussi que nous avons décidé de mener notre PIFE ensemble. Il a fallu discuter ferme avec la direction pour avoir l’autorisation de travailler à deux. Mais comme ça fait partie de la particularité de l’enseignement de l’école, ils n’ont pas pu refuser. Et oui, un projet qui se base sur le rapprochement et le partage entre élèves ça correspondait trop à l’objectif de cette école qui prône le LSD (Lien Social Direct). Et c’est comme ça qu’on se retrouve aujourd’hui dans ce Bubblebus en route pour la RACE.

Je décide de me lever et d’aller parler à quelques-uns pour savoir comment se passe le trajet, ce qu’ils pensent de notre initiative. Je récolte des :

  • Ouais, c’est cool !
  • J’ai déjà posté plein de selfies sur mon compte Instaplus et mes followers ont overliké !
  • Le truc sur la route c’est la connexion qui se coupe tout le temps. C’est pas normal que ça arrive encore aujourd’hui, on est pas en 2020 quand-même !
  • Et le paysage, tu l’as vu ?
  • Ah là, ch’sais pas. J’ai un fond d’écran top sur mes lunettes, les couleurs changent en fonction de mes humeurs.
  • Ouais, c’est vrai, ça a l’air cool...

Je regagne rapidement ma place en jetant un œil vers Ka qui essaye aussi, de son côté, d’interagir avec des élèves de la classe. Ses tentatives ne me paraissent pas plus concluantes que les miennes. Il ne me reste plus qu’à contempler le paysage, ce qui ne risque pas de me remonter le moral. C’est un défilé interrompu d’infrastructures routières complexes et enchevêtrées qui contournent ou pénètrent des concentrations de bâtiments d’habitation, ou de travail, difficile de les distinguer. Le Bubblebus glisse silencieusement au-dessus de tout ce fouillis routier. Malgré l’habitacle calme et confiné, on peut percevoir à l’extérieur la circulation grouiller, sans apparente organisation. Je remarque soudain une construction un peu différente des autres, c’est le mur d’enceinte de la RACE. Nous ralentissons.

Mo et moi on veut vraiment que cette journée et tout ce qu’on a organisé autour donne envie aux autres élèves de lever le nez de leur écran, les pousse à enlever leurs lunettes. Les poussent à se regarder quoi...et c’est vrai qu’en les voyant là, tous assis bien rangés, j’ai un doute. Tiens ! nous arrivons. Finalement mes réflexions ont duré plus que prévu et même sans lunettes, je n’ai pas vu le paysage défiler. J’entends Mo inviter tout le monde à descendre en formant deux groupes. C’est l’organisation qu’on a prévue. On passera la matinée sur des activités que nous avons choisies en espérant qu’elles nous rapprocheront les uns des autres ou au moins nous rapprocheront de la nature.

Ka et moi reprenons notre rôle de guide et donnons les consignes à nos camarades.

  • Nous avons une petite heure devant nous avant le déjeuner.
  • Vous avez bien votre ration énergisante ?
  • Oui !!!
  • Donc, petit temps libre d’une heure. Ceux qui le désirent pourront suivre Ka, qui a une activité à proposer. Les autres peuvent se balader en autonomie. Le parc n’est pas grand et bien équipé. Connectez vos lunettes, votre téléphone ou l’objet que vous voulez au réseau du parc, c’est le : #race*
  • Vous pouvez aussi suivre les indications fléchées dans le parc. Si si, il y en a ! et demander votre chemin à quelqu’un si besoin. Ça devrait aussi marcher !
  • Allez, on y va !
  • RDV à l’espace pique-nique dans une heure !

Je pars avec mon groupe d’une dizaine d’élèves pour aller traire les vaches, rdv espace pique-nique dans 1h ; je recapitule tout dans ma tête, je me sens pas à l’aise avec ces dix personnes que je ne connais pas. J’ai un peu peur sans Mo. Mais bon faut y aller...

  • Allez les gars, on y va. Suivez— moi, je vais vous faire découvrir un truc que vous n’avez jamais vu.
  • Ouais, c’est ça. J’vois pas bien ce que tu peux m’apprendre toi.
  • J’veux rien t’apprendre, j’veux juste qu’on fasse un truc ensemble. Qui a déjà trait une vache ?
  • Une quoi ?
  • Une vache. Tu crois que ça vient d’où ce que tu bois dans ta petite canette tous les matins ? Bon c’est vrai que d’habitude elles sont en usine et le lait est tiré par une machine. Mais là on va le faire à la main ensemble et on pourra ramener du vrai bon lait aux autres pour ce midi.
  • Allez vas-y ! montre-nous si tu veux. Moi, j’m’en fous je suis en train de traire une belle nana au Japon
  • Dégueulasse t’es con toi.
  • Soyez cool jouez le jeu. Si vous pouvez enlever vos lunettes pendant une toute petite heure. Vous n’allez pas en crever non plus.

Je sens que c’est mal barré. Ils s’en foutent complétement de mes vaches et du lait. Je le sens bien. Mais l’avantage c’est qu’ils sont dociles. Ils me suivent. On arrive à l’enclos des vaches où il y a un animateur de la RACE qui nous attend déguisé en fermier du début du siècle. Evidemment tout le monde explose de rire. J’aurais au moins réussi ça. Je demande qui veut essayer la traite avec moi et une fille se propose. Sous les yeux explosés de rire et moqueurs des autres on attrape chacun un pis. C’est vrai que c’est gluant et vraiment dégueu mais bon, il faut bien que je montre l’exemple. On essaye de traire cette vache, la moitié du groupe n’est déjà plus avec nous. Je m’y attendais. Et merde ça marche pas top mon truc. Surtout que la vache pas contente finit par mettre un coup de sabot à la copine qui avait eu le courage d’essayer. Et re merde. Remarque ils ont tous oublié leurs lunettes un quart de seconde pour bien se foutre de nous. Alors je décide de les emmener voir les girafes. Peut-être que ça va les impressionner, c’est grand une girafe. On change de coin. Ils me suivent tous toujours plongés dans la contemplation de leurs lunettes. Et me viens en tête une phrase que mon père me sort souvent quand je suis dans ma chambre tranquille « eh ! tu peignes la girafe ou quoi ? » et je rigole. Les autres ne me voient pas, ça tombe bien. Je finis par leur proposer d’aller peigner la girafe. Ils me regardent tous avec des yeux exorbités, oui, ils ont enlevé leurs lunettes dès que j’ai émis cette idée. Flop général. Après la surprise créée par mon annonce je me retrouve tout seul en me dirigeant vers l’enclos du grand animal. En me retournant je les vois tous en train de consulter leur smartwatch, sûrement pour déclencher le GPS qui les amènera au lieu de rendez-vous pour déjeuner. Ok, je finirai ma balade sans eux. Une heure après je les retrouve tous au point de rendez-vous et je ne cache pas ma joie en retrouvant Mo.

A peine sorti du Bubblebus une dizaine d’élève choisit de suivre Ka. Moi, je n’ai pas idée de ce que nous pourrions faire et je propose aux huit élèves qui restent avec moi de tester leur sens de l’orientation dans le parc. Il suffit de marcher sans but pendant une demi-heure, de regarder l’environnement et de retrouver ensuite l’aire de pique-nique en suivant uniquement la signalétique non connectée. Oui, oui ça existe encore. Comme un seul homme, les huit s’engagent dans une allée qui semble mener à la zone des félins, d’après une petite pancarte imagée.

  • Quel bon choix ! leur dis-je. Vous savez ce qu’on appelle des félins ?
  • Hé Mo ! Nous prends pas pour des abrutis ! c’est des bêtes à poils et à quatre pattes !
  • Pourquoi tu nous demandes ça ?
  • Ben c’est par là qu’on va.
  • Ah bon ! t’as quand même activé ta connexion ?
  • Mais non tu n’as pas vu le panneau ?
  • Où ça ?
  • Zé ! c’est pas toi qui va nous conduire à l’aire de pique-nique.

Je n’avais pas imaginé que mon activité, qui n’en est pas une, serait si complexe. Et ce n’est pas l’intervention de La qui me rassure.

  • C’est bon Mo, arrête de te la péter. On sait bien que t’as appris le plan de la zone par cœur avant de venir.
  • Pourquoi j’aurais fait ça ?

Devant le regard obscur que me renvoient les lunettes connectées de mes camarades j’abandonne.

  • Ok, on y va, on verra bien où.

Nous arrivons rapidement dans la zone des félins. Un petit chat en liberté vient se frotter contre ma cheville. Je n’en avais jamais vu autrement qu’en vidéo. Une émotion intense me monte à la gorge, j’ai tellement envie de le porter et de le garder dans mes bras. Je m’arrête pour savourer l’instant et constate que mes camarades poursuivent leur chemin, aveugles et sourds aux manigances de la petite bête qui manque de me faire chuter. Ils restent tellement absorbés par les images que leur renvoient leurs lunettes connectées et autres smartwatches qu’ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont arrivés dans l’enclos des lions ! Heureusement pour eux que les bêtes sauvages de la réserve sont équipées d’une puce programmée à les maintenir à distance des humains et à annihiler toute agressivité de leur part. Sinon, je ne donne pas cher de la peau de mes camarades ! Je les appelle :

  • Oh ! vous avez vu que vous êtes avec les lions ?
  • Ouais, ouais.

J’en pleurerais. J’ai une pensée pour mon père qui a été un grand soutien dans notre projet. Il veut croire que l’humain n’est pas mort et pour lui, toute expérience tendant à le prouver est bonne ! Le pauvre. Je crains tellement un nouvel épisode dépressif qui le pousserait une fois encore, à s’isoler dans une maison de repos pour tenter de retrouver une raison de vivre. Si cela devait encore arriver, je pense que je demanderais à Ka de m’héberger. Ça serait compliqué pour lui et sa famille. Ils sont si pauvres et si nombreux. Mais avec un cœur gros comme ça. Mes pensées m’entraînent tellement loin que je me retrouve, sans m’en rendre compte, avec le chat dans les bras. Vite, même si son ronron me fait un bien fou, je le relâche. Il est interdit d’entrer en contact avec les animaux, pour les préserver des humains. Je me ressaisis et cherche mon groupe du regard. Je les retrouve assis sur des bancs entre la section des lions et celle des tigres. Les animaux les regardent avec grand intérêt. Leurs yeux d’or me fascinent. Je resterais des heures à les contempler. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Mes camarades leur tournent le dos, uniquement préoccupés de capter la meilleure connexion pour rester en contact avec le reste de la terre. Seule La semble remarquer les bêtes. Elle les scrute avec intérêt et leur tourne brutalement le dos, téléphone à bout de bras pour le selfie du siècle. Elle cherchait juste le meilleur angle de vue. Ma smartwatch me rappelle qu’il est temps de trouver l’aire de pique-nique. Je ne demande même pas aux autres de la chercher. Je prends l’initiative de nous y conduire. Mon petit troupeau me suit, sans aucun intérêt pour les zones que nous traversons, les canidés et les reptiliens.

Ils sont tous là, déjà affalés, toujours seuls même si de loin ça ressemble à un groupe avec Mo au milieu. Chacun caché derrière ses lunettes sauf Mo qui observe je ne sais quoi dans un arbre. Je m’approche, ça nous fait du bien de nous retrouver et nous nous lâchons pour nous raconter notre matinée. Conclusion-Bof des deux côtés. Je fais un rapide résumé de mon flop avec la traite de la vache.

  • Le seul moment positif, et finalement c’est pas si mal, c’est quand ils ont ri au moment où la vache a rué dans Syo. Et toi ?

A son tour Mo me résume sa matinée et son idée de test d’orientation. Apparemment c’était pas terrible non plus. J’avoue que le moment où son groupe s’est retrouvé dans l’enclos des lions sans s’en rendre compte m’a fait bien rire.

  • Te marre pas Ka ! on passe pour des cakes quand même non ?
  • Les cakes je sais pas si c’est nous. T’aurais pu les laisser se démerder avec les lions et on aurait vu c’était qui les cons. Et pis on a passé un bon moment, nous. Toi, ton chat tu l’oublieras pas et moi ma vache non plus alors...
  • T’es optimiste Ka, c’est peut-être pour ça que j’t’aime bien. Allez viens, l’animateur nous attend.
  • OH ! les gars, vous avez fini votre repas ?

Il faut gueuler pour qu’ils nous entendent, les oreilles coincées entre leurs écouteurs sans fil.

  • On y va. Y a l’animateur de la RACE qui nous attend pour le spectacle. Il parait que ce sont des numéros de cirque avec les animaux. Cool non ?

Un grand OUAIS collectif se fait entendre. Mo lance sur un ton plein d’enthousiasme qui me parait un peu forcé un « OK ! on y va alors », qui réussit quand même à faire bouger le « troupeau » comme dit Mo. Arrivés au chapiteau, l’animateur est là, sourire scotché sur sa face hilare. Lui aussi il a l’air d’y croire encore un peu.

  • Bienvenue à vous tous. Je suis ravi de pouvoir vous accueillir aujourd’hui. Il est rare d’ouvrir nos portes au public. Tranquillité des animaux oblige, nous préférons leur éviter le plus possible le contact avec les humains. Mais aujourd’hui, exceptionnellement, pour vous, je vais vous présenter un numéro de dressage de félins pour vous montrer les rapports intimes qui ont pu exister entre eux et les hommes. Et dans le même genre je vous proposerais d’admirer la parade des pachydermes...
  • Il nous parle de quoi l’autre avec ces pachydermes ! l’interrompt un élève qui au moins suit ce qui se dit.
  • C’est très bien que tu m’interrompes. Je crois que si vous vous déconnectiez de tous vos appareils, vous comprendriez mieux ce que je veux vous montrer. Vous allez donc rentrer les uns après les autres, déconnecter vos appareils dès l’entrée du chapiteau et ensuite prenez place dans les gradins. Sans vos lunettes vous apprécierez mieux le spectacle. De plus les animaux sont très perturbés par les ondes que vous émettez. Ils pourraient devenir dangereux et vous attaquer. Et là, toutes vos technologies ne pourraient pas vous protéger. A moins que vous ayez envie de finir dans la gueule du lion.

Je regarde Mo en rigolant, je repense à ses aventures du matin.

  • Alors prêts ?

Un tout petit ouais tout mou, pas très convaincu lui fait écho. On a quand même réussi à les faire rentrer déconnectés. Le spectacle ne dure pas longtemps. Nous connaissons tous, enfin Mo l’animateur et moi, la limite de concentration des élèves sans leur foutue connexion. Le spectacle me subjugue pendant tout le numéro. Je n’ai jamais vu de vrais lions, ni de tigres et encore moins des lions et des tigres qui répondent sans rechigner aux ordres du dresseur. Leur démarche chaloupée et gracieuse, leur grande gueule qui pourrait nous enfourner d’un seul claquement et tout cela avec un sentiment de connivences avec le dresseur. L’épaule de Mo est collée à la mienne, une chaleur intense m’envahit. Je n’oublierai jamais cet instant magique. Et puis les éléphants qui, d’un seul geste gracieux, réussissent à s’asseoir sur un tabouret si petit que j’hésiterais moi-même à y monter de peur qu’il se casse. Leur barrissement me fait encore frémir. Et tout à coup le noir se fait.

Soudain une musique très enlevée retentit et nous fait tous sursauter sauf ceux qui depuis le début du spectacle ont gardé leur casque multifonction vissé sur les oreilles. La musique tonitruante débordant de trompettes, roulements de tambour et autres cymbales accompagne le générique d’un film type hologramme projeté au cœur de la piste de telle sorte que tout un chacun ait la meilleure vue sur l’action qui s’y déroule. Ça commence par un grand espace vide, très vert avec des protubérances dans le fond. J’ai déjà vu ça dans un vieux film que mon père avait regardé avec moi il y a quelques années, projection à l’époque accompagnée de moultes explications. Je sais que ce que je vois est un paysage de montagne, ce que me confirme de fait la voix off qui a remplacé la musique. Puis, on entend comme atténués par une distance, des sons carillonnants qui se rapprochent en même temps qu’une masse mouvante. C’est le bruit des cloches d’un troupeau de chèvres qui avance dans notre direction. Leur course désordonnée, le son clair des cloches, le paysage grandiose qui s’offre à moi emplissent mon être. Le film zoome sur un petit qui trébuche sans arrêt à vouloir à tout prix passer la tête sous le ventre d’un animal adulte. Je comprends que c’est sa mère et que le maladroit veut téter. Je me rends compte alors que je souris et que mes yeux sont noyés de larmes. Ce tableau idyllique a définitivement disparu de nos vies. Je regarde mes compagnons qui me semblent très bien vivre la projection. Mon voisin de gauche est en grande conversation avec un assistant personnel pour tenter de comprendre ce qu’il est en train de visionner. Et La, à ma droite, tourne le dos à la piste et au film pour se filmer elle-même et s’incruster dans l’histoire. Tout ceci m’écœure, je préfère sortir. Je patiente quelques minutes à l’extérieur du chapiteau. Cette solitude me fait du bien. Je savais que la tâche serait ardue mais je ne m’attendais pas à une telle déception. Quoi qu’on leur propose, les élèves de notre classe ne dérogent jamais à leurs habitudes connectées. Ils n’avaient jamais vu d’animaux jusqu’à ce jour, ils n’ont aucune idée de ce que l’on appelle la nature mais ils s’en foutent totalement. Heureusement que Ka est là, je sens que nous allons encore avoir besoin de nous épauler pour finir cette journée qui pourtant nous tenait tant à cœur. J’en suis là dans mes réflexions quand j’entends le brouhaha tout relatif qui accompagne la sortie du public du chapiteau.

J’ai du mal à sortir de l’état hypnotique dans lequel m’ont laissé le spectacle et le film, j’ai du mal à me reconnecter avec la réalité. Se connecter à la réalité, c’est peut-être ça finalement le but de notre projet. J’espère que je ne suis pas la seule personne à ressentir cela. Je me demande, si un autre élève ressentait la même chose, est ce qu’il oserait le dire ?

Ka se dirige vers moi, les yeux aussi brillants que doivent être les miens. Quant à nos dociles camarades de classe, je doute qu’ils aient encore des yeux.

Nous avons un bon quart d’heure devant nous avant de rejoindre le Bubblebus. Nous proposons au groupe un temps libre et leur donnons rendez-vous devant le bus. Personne ne bouge. Ils restent là, assis, et se dépêchent de se reconnecter histoire de voir sils n’auraient pas loupé le scoop du siècle pendant le spectacle. Evidemment Mo et moi nous asseyons ensemble sur le même banc. Entre nous le silence s’installe, le spectacle est toujours en nous. Moi, j’observe le groupe distraitement, je suis une mouche qui n’arrête pas de me tourner autour sans oser se poser sur mon bras. Mon regard s’attarde sur un arbre immense et rejoint le groupe. Quelque chose a attiré mon attention. J’ai cru voir deux élèves se donner un coup de coude pour s’interpeller. C’est pas possible ! j’ai dû rêver cette interaction. Je les observe et vois l’un deux susurrer à l’oreille de l’autre en lui montrant du doigt quelque chose au loin. Je suis ce doigt et découvre une silhouette de femme, maigre, pâle, l’air complétement paumé et en train de chercher autour d’elle. Très rapidement tout s’emballe. Je comprends maintenant ce qu’elle cherche. Un petit singe tout roux vient de lui voler son portable et s’envole avec vers une branche. J’entends des rires à côté de moi. Des élèves se moquent de la femme. C’est vrai qu’elle a l’air un peu folle. La femme se retourne vers nous et à l’air très surprise de tomber sur un groupe de jeunes. Elle a l’air encore plus perdue en suivant du regard le singe qui continue à s’envoler le portable en main. Je crois rêver. Tout le monde explose de rire. Je crois que le singe s’est pris le tronc d’un arbre en s’enfuyant. C’est marrant comme le malheur des autres a toujours fait rire. Ça me fait vraiment bizarre de voir le groupe d’élèves s’agiter tel un seul homme au vu de ce spectacle. Trois autres se lèvent carrément pour assister à la scène de plus près. Je vois un autre singe s’approcher du premier, qui lui lance le portable. Dans ce tohu-bohu un des élèves se cogne à un autre. Autre fou rire collectif. Malheureusement le téléphone tombe dans l’enclos des pachydermes. La femme affolée court, des élèves se poussent à son passage. Vont-ils l’aider ? Pas le temps, le portable se fait lamentablement écraser par une patte d’éléphant et la femme reste inerte devant l’appareil écrasé. Est-ce le sien ? Quel délire ! je regarde Mo qui reste bouche bée tout comme moi. On ne sait pas encore si c’est l’anecdote du portable ou la réaction des élèves qui nous scotchent. Au loin je crois entendre la sirène du Bubblebus. Je regarde ma smartwatch, le quart d’heure est passé. Il est temps de rejoindre le parking. Avec un peu de mal on arrive tous à se réunir et Mo et moi on fait monter tout le monde dans le bus après être passé par le sas de décontamination. Il ne manquerait plus qu’on ramène des maladies en ville.

Nous devons attendre le Bubblebus pendant un petit quart d’heure que nous pourrons occuper avec une dernière balade, à condition de ne pas trop s’éloigner. Mise en garde bien inutile. Les élèves se sont tous posés, assis ou debout, à la sortie du chapiteau pour alimenter leur compte, échanger des posts et des likes. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont pratiquement dans l’enclos des singes, qui les observent avec curiosité. Je me demande, pure rhétorique, laquelle des deux espèces est en captivité. Je crois que ces singes sont des babouins, réputés pour être de grands voleurs, d’après une expérience que mon père avait vécue quand il était enfant, lors de vacances en Afrique du Sud. A l’époque, on allait dans ce pays pour y voir d’un peu près des animaux sauvages en liberté. C’est à peine croyable. Mon père m’a raconté comment il fallait se méfier de ces filous, capables de voler votre sandwich au moment où vous le sortiez de votre sac. Avec leur puce intégrée, je ne sais pas si ces babouins pourraient encore jouer des tours pendables. J’en suis là dans mes réflexions quand je remarque une femme à l’air fébrile, presque hagard. Elle me donne l’impression de se trouver là par erreur et semble gênée, au bord de la panique à cause de la présence des adolescents qui l’entourent. Sa petite corpulence ne l’aide pas à gagner en assurance. Dans sa tentative de passer inaperçue, elle se rapproche de plus en plus des singes et là, j’assiste à une scène purement incroyable. Un babouin vient de délester la femme de son téléphone qui se trouvait dans la poche arrière de son blouson. Bien sûr, elle a tout de suite senti la perte mais sans en identifier le fautif. Elle s’est directement tâté le dos, a tourné plusieurs fois sur elle-même en regardant par terre dans l’espoir de retrouver son bien et a fini par regarder ses voisins directs avec suspicion. Pendant ce temps, le primate décide de lancer le téléphone à un comparse. Il esquisse un grand geste pour prendre son élan, si grand que sa patte vient gifler la joue d’un élève, concentré sur sa conversation avec sa smartwatch. De surprise, et pour tenter de sauver ses lunettes connectées, l’élève s’agite et bouscule le camarade juste à coté de lui. Ces mouvements provoquent une animation telle que tout un chacun la perçoit. Et ceux qui seraient encore enfermés dans leurs réseaux sont rappelés à l’ordre par le camarade le plus proche à grand renfort de coups de coudes et tapes sur l’épaule. Nous sommes tous témoins et acteurs d’une scène que nous n’aurions jamais imaginé vivre un jour. C’est à celui qui fera le commentaire le plus drôle ou qui rira le plus fort. Car ça n’est pas fini. Notre babouin voleur ne sachant apparemment ni tirer ni viser, a lancé le téléphone trop loin et l’a envoyé dans l’enclos des éléphants. J’ai vu un élève se précipiter pour le ramasser, retenu in extremis par une autre, heureusement. Le pachyderme, rendu curieux par tant d’agitation, s’en approche rapidement, sans même remarquer le téléphone. Je pense que nous entendons tous le « crac » que produit l’appareil en se brisant sous la patte de l’éléphant. C’est un éclat de rire général. Mes yeux reviennent alors vers la femme, plus perdue que jamais. Elle a couru dans tous les sens mais n’a apparemment rien compris à ce qui vient de se passer et je vois à ses yeux qui cherchent dans toutes les directions qu’elle se demande toujours où est son téléphone. Elle finit par l’apercevoir sur le sol, dans l’enclos des éléphants, tout écrabouillé ! D’où je suis, je peux lire son désarroi sur son visage défait. Je m’approche pour au moins lui expliquer ce qui s’est passé quand retentit le klaxon du Bubblebus. Tant pis, qu’elle se débrouille, Ka et moi devons ramener notre classe à la maison.

Comme un seul homme, tous les élèves se précipitent vers le parking et grimpent dans le BB pour retrouver leur siège. Nous constatons avec Ka qu’aucun d’entre eux n’a rechaussé ses lunettes et que le film que regarde La en rejoignant le BB montre seulement un éléphant, aucun gros plan sur son propre visage ! Nous montons à notre tour dans le Bubblebus, le cœur joyeux, et retrouvons nos places. Je ferme les yeux et savoure l’instant. Puis je me retourne vers mes camarades et me dis que c’est pas gagné. Tous en rang d’oignons, ils ont rechaussé leurs lunettes connectées.

Mo et Ka échangent un regard complice et connecté.