Une odeur de guimauve et de vanille aromatisait la cuisine. Jasmine était en train de tester une nouvelle recette de yaourt au lait d’amande. Malgré les nombreux tutos qu’elle avait regardés, son dernier essai à base de violette irisée n’avait pas été très concluant. Il avait au moins permis à la petite famille d’obtenir de nombreux likes. Pendant qu’il se filmait en train de le déguster, Pierre avait avalé avec surprise un bout de violette. Celui-ci aurait dû être mouliné mais Jasmine avait oublié de le faire. Quelle tête il avait fait ! Pierre était devenu aussi rose que les murs de la cuisine ! La vidéo avait eu un succès fou. Heureusement, avait-il alors pensé en embrassant sa femme pour garder l’ambiance glam’ chic, il n’avait pas donné directement le yaourt à leur petite Myrtille. Leur petit poupon d’amour aurait pu avoir la gorge irritée, voir bien pire... Mais Pierre évacua rapidement cette vilaine idée et se réjouit du joli sourire que lui offrait innocemment sa petite princesse. Jasmine lui sourit également et cela termina à lui rappeler la chance qu’il avait d’avoir une si aimable famille. Sa charmante femme avait une créativité débordante. Gâteaux, tricots, mandalas... ses envies de découvertes n’avaient de limite que la bienséance qui régnait sur leur chaîne Tweety. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait voulu lui offrir cette jolie maison de banlieue. Jasmine pouvait y exprimer ses nombreux talents. Leur petite Myrtille était d’ailleurs sa plus jolie idée. Elle était arrivée depuis déjà 13 doux jours et avait fini d’égayer leur parfait bonheur.

C’est avec une charmante minutie que Pierre avait suivi à la lettre tous les tutos que lui avait partagé sa femme sur son compte Tweety. L’alliance des couleurs, la disposition des meubles, les parfums d’ambiance, il avait tout étudié, parfois jusque très tard dans la nuit, pour que leur nid soit ce qui ressemble le plus au paradis. Tous ses sens étaient en éveil pour que Jasmine soit dans les meilleures conditions possible pour réaliser le fruit de leur amour. L’arrivée de leur petite Myrtille fut un vrai délice. Il en avait plein la bouche rien que d’y songer. Tout était parfait, tout. Même les influenceurs avaient partagé les photos de leur petite merveille. Jasmine n’avait jamais été aussi rayonnante. Il n’avait plus aucune raison d’être malheureux maintenant songeait-il alors qu’il replaçait la tête de lit de leur petit bijou vers le mur Nord. Ceci, selon la fine analyse du Dr Sweety expliquée dans sa dernière vidéo intitulée « Le développement personnel appliqué au nourrisson », afin que les nuits de leur agneau soient emprunts de douces allégories du verbe « aimer ». Il avait mis du temps à choisir la couleur de ce mur et avait opté pour un joli orange-pêche. Ainsi sur les photos sa femme avait un teint charmant, tout en lui permettant de continuer à cultiver un univers de songes exotiques. C’est ce qu’indiquait le Dr Sweety dans les vidéos.

C’est d’ailleurs en regardant les vidéos de ce médecin que Pierre en avait vu une autre à propos d’un appareil qui permettait d’explorer son « paysage intérieur ». Cette vidéo expliquait que dans des temps plus anciens, les gens vivaient au contact d’une douce et chatoyante nature. Cette époque semblait remonter à très loin, peut-être même à plus de deux ans. Elle présentait des gens qui vivaient une sorte de bonheur infini. Leurs visages aux courbes parfaites semblaient baigner dans un champ de lavande fraiche. Durant ces exquises années expliquait-on, les personnes se côtoyaient avec joie, chaque jour. Un professeur exposait le fait qu’à l’époque le cerveau assimilait moins d’informations mais avec plus de précisions car la technologie n’était pas assez puissante pour switcher rapidement d’une notification à l’autre. On nous indiquait également que les gens mangeaient sans même prévenir leurs followers ou qu’ils vivaient parfois dans de petites communautés appelées « village », loin des mégalopoles. D’une certaine manière, les habitants de ces « villages » semblaient connectés plus à eux-mêmes qu’à internet. Les jolies images de la vidéo avaient flatté l’œil de Pierre. Il se projetait facilement dans cette autre vie et en imaginait les différentes saveurs. Toute la nuit il avait ensuite rêvé d’un lieu idyllique et se voyait, comme dans la vidéo, courir pieds nus sur la plage et être éclaboussé par de tendres vagues, ramasser du bois et sentir son écorce encore humide caresser ses doigts, allumer ensuite un feu et s’émerveiller devant sa danse qui crépitait toute sa fougue puis, porté par l’odeur d’une bibliothèque mijotant un savoir encore tendre, s’asseoir pour lire. Cette dernière image resta en lui toute la journée. Il avait été intrigué par cette manière de vivre et se demandait si c’était à cela que ressemblait « son paysage intérieur ». Quand il le visionna à nouveau, Pierre comprit que l’appareil permettait en effet à chacun d’y accéder quand il le désirait. Il se décida donc à l’acheter. Il pensa que ça lui permettrait de faire une vidéo intéressante sur sa page Tweety.

C’est donc les yeux rivés sur le mur Nord qu’il se rappela que l’appareil avait été livré depuis une éternité. Il se souvenait l’avoir stocké dans sa salle de montage. C’était dans cette pièce que Pierre retouchait les photos et montait les vidéos pour espérer faire grimper son nombre d’abonnés. Sa femme avait été très déçue au début de leur relation qu’il n’arrive pas à faire d’elle des photos reflétant ses traits pulpeux et sa bouche gourmande. A l’époque, elle continuait à entretenir des relations avec d’autres profils du site Meety. C’est pour cela qu’il avait investi dans tout ce matériel. Jasmine devenait si savoureuse avec lui quand le nombre de likes augmentait sur sa page. Le travail de Pierre ayant fait doubler les abonnés de Jasmine, ils avaient fini par contractualiser un pacte one-one afin d’accéder à l’autorisation d’enfanter. La période de sa grossesse avait été une vraie euphorie dans leur couple et l’accouchement un point culminant. Mais beaucoup de temps avait passé depuis. Il regarda affectueusement quelques photos qu’il avait laissé sur une vieille tablette digitale puis il alla récupérer le carton qui contenait l’appareil.

Pierre regarda distraitement la notice puis brancha ce qui ressemblait à un bonnet. Il était indiqué qu’il devait s’allonger avant de l’enfiler sur sa tête. Il n’y avait dans son atelier que le vieux fauteuil en cuir qu’il avait gardé de sa mère. Ce fauteuil, pensa-t-il, datait peut-être de l’époque dont parlait la vidéo. Jasmine voulait le jeter car il dépareillait dans leur élégant pavillon. Le cuir marron s’effilochait et le chaton de Pierre l’avait de nombreuses fois affublées de coups de griffes. C’était presque étonnant qu’il tienne encore debout. Plus d’une fois Pierre avait failli accepter de s’en débarrasser mais quand il s’y installait, une sensation de bien-être l’enveloppait et le ressourçait presque immédiatement. Il avait donc décidé de le mettre dans sa salle de montage pour ne pas rompre l’esprit Feng shui qui sublimait le reste de la maison. C’est assez naturellement que Pierre décida de s’y asseoir pour porter sur sa tête l’appareil.

A peine posé, il senti une vague de chaleur traverser son corps, une colère immense submergea son estomac puis raidit ses muscles. Sa main droite se crispa et comme guidée par des émotions que Pierre ne maitrisait plus, elle se contracta en un poing qui lui paraissait être plus dur que du béton. Cette sensation de puissance ajouta de l’euphorie à sa colère qui se démultipliait en lui et envahissait chaque parcelle de son corps. Pierre se sentait plus fort que jamais, plus confiant et même plus grand. Il se sentait invincible dans cette transformation poussée par un feu de vie qu’il n’avait jamais ressenti. Fier et sûr de sa force il regarda son poing. A peine eut-il la possibilité d’y réfléchir, que celui-ci parti comme une flèche, droit devant, pour s’exploser sur sa face. Pierre tomba, raide, au sol. Allongé, les yeux clos et incapable de bouger le moindre membre, Pierre sentie une odeur nauséabonde l’entourer. Il n’arrivait pas à la définir. L’odeur lui piquait les narines et s’introduisait dans son corps en forçant, raclant et crachant sur chacun de ses organes. Une terrible souffrance se déchaina dans ses intestins et son sphincter initia contre sa volonté des mouvements de contractions rapides et secs qui lui infligeaient une douleur extrême. Plus il tentait de les contrôler, plus le mouvement s’accélérait brutalement, laissant sortir tout ce que son corps contenait de plus infect. Une honte morbide l’envahit mais il restait impuissant, sans aucune possibilité de bouger. Après un effort extrême et dans un cri de désespoir monstrueux, Pierre réussit à ouvrir les yeux. Il était debout, sur un quai de gare et toujours dans l’impossibilité de se mouvoir. Des trains s’arrêtaient parfois mais il ne pouvait pas éviter toutes les silhouettes anonymes qui y montaient et en descendaient. Il se faisait bousculer sans cesse, incapable de se défendre, de se protéger, incapable de trouver des solutions pour soulager ces terribles douleurs qui enflammaient son corps, incapable d’éloigner cette odeur âcre qui le poursuivait jusqu’à infiltrer ses pensées les plus intimes.

Il sentit alors une main attraper son bras et le tirer dans l’intérieur d’un train qui venait de s’arrêter. Il n’arrivait pas à distinguer la personne qui l’avait amené ici. La douleur restait effroyable et une angoisse supplémentaire le submergeait. Qui était-elle, que voulait-elle de lui, était-elle la responsable de toutes ces atrocités ? Il voulut lui hurler cette inqualifiable ignominie qu’il subissait injustement, il voulut lui cracher avec force toute sa sinistre révolte qui continuait à combattre en lui mais il n’y eu qu’un lamentable et pathétique filet de bave qui coula le long de son menton. Cependant, il lui sembla reconnaitre la démarche d’une femme, cette salope s’éloignait sans même se retourner. Il l’observa une dernière fois dans un mélange de dégout et d’espoir qu’elle revienne le délivrer. Elle était petite et assez fluette. Elle ne devait plus être toute jeune car ses cheveux, attachés dans un chignon strict, étaient tous blancs. Elle disparut.

L’odeur restait infâme. Pierre s’aperçut qu’une foule de silhouettes, indistinctes, l’entourait. Une émanation insupportable de pourriture se dégageait de tous ces individus sans visages. Les voir, les sentir, leur simple contact le dégoutait. Tout était dégueulasse autour de lui et sa colère était la seule chose qui lui permettait de supporter cette situation ignoble. Il les détestait tous, il avait horriblement mal et ne comprenait rien à tout ça. Il ne se souvenait même plus comment il avait pu en arriver là. Il senti de nouveau son poing droit se contracter, ses ongles s’enfonçaient dans sa chair, du sang coula et dans un geste féroce Pierre éclata la vitre. Aucun bruit, aucune réaction ne s’ensuivit. Encore une fois il hurla, de désespoir, de peur, il était submergé par toutes ses émotions mais rien. Personne autour de lui ne bougea ni lui prêtait attention.

Un profond écœurement souleva son cœur. Il failli vomir, il se débattit dans tous les sens et réussit à s’affaler sur un siège. Une fenêtre était ouverte. Pierre put enfin respirer un peu. Il prit le temps de poser ses pieds sur le sol et s’aperçut qu’ils étaient nus. Longuement, Il les regarda. Ses pieds étaient rouges, noirs, terriblement sales. Ils étaient meurtris, pourtant Pierre ne se souvenait pas les avoir utilisés. Il les posa bien à plat et apprécia la fraicheur du sol qui les soulagea un instant. Quand il releva la tête, il y avait moins de monde autour de lui, moins de bruit aussi. Vers l’avant du wagon, il remarqua un siège plus confortable et qui était dans le sens de la marche. Il alla s’y installer et se mit à l’aise. Pierre retira son pull et déboutonna son pantalon. Il avait faim, son ventre se permit un simple gargouillis. Une lumière attira son regard sur sa gauche. Il vit un bouton de porte sur le siège mitoyen. Curieux, Pierre le tourna. Une porte s’ouvrit et il découvrit une pièce où était installée tout un tas de personnes. Ces personnes, à la différence des autres, le regardèrent. Il leur rendit leurs regards, et s’aperçut que c’étaient les premiers visages qu’il voyait.