Ce n’est d’abord qu’un frisson métallique, un picotis diffus qui lui mordille le dos et la mitre. Un frémissement glacé qui le tire de son sommeil raide et gelé. Puis c’est un tressaillement irrépréssible qui l’ébranle, de la pointe au talon, et le tire tout à fait de son apathie.

Il s’ébroue et tente confusément de rassembler les bribes de sa conscience. Mais c’est peine perdue, ses pensées sont autant d’oiseaux échappés d’une cage en fer, elles s’élancent hors de portée en lançant des trilles cliquetantes.

Didier bâille à s’en décrocher la mâchoire, renversé sur le canapé, et caresse la main de sa femme installée contre lui. Il se souvient encore de ses années d’université, où tous disaient qu’ils finiraient par se lasser de leurs compagnons respectifs… mais même après tout ce temps, Didier est toujours aussi émerveillé quand il se réveille à ses côtés. Il aime jusqu’au reflet que le soleil laisse dans ses cheveux, et sur ses joues rondes. Marie lève les yeux sur lui et il lui embrasse affectueusement le front. Il ne se sent jamais autant à sa place que lors de ces après-midi où il peut dormir sur le canapé, Marie blottie dans ses bras à regarder une énième série télé.

— Où sont les garçons ? Marmonne-t-il dans les cheveux de sa femme.

Marie s’étire, avant de lui répondre :

— Je les ai envoyés chercher des pizzas.
— Tom va encore nous ramener une pizza à l’ananas, maugrée Didier, amusé malgré son air bougon.

— Au moins, nous serons prêts pour la nuit de l’horreur, relativise Marie, arborant elle aussi une moue renfrognée.

Ils échangent un regard dégoûté avant d’éclater de rire. Les extravagances culinaires de Tom sont davantage un sujet de plaisanterie que de brimades ; leur cadet a le chic pour les associations alimentaires pour le moins… improbables, si bien que c’est devenu une sorte de plaisanterie pour eux quatre, tout comme la passion non dissimulée de Didier pour les films romantiques.

Il s’apprête d’ailleurs à ajouter quelque chose, mais un bruit de clef leur fait tourner la tête vers l’entrée. Les deux adolescents font alors leur apparition, les bras chargés de cartons tachés d’huile.

— Ne dis rien ! Ordonne Alex à son frère, en riant. J’ai parié qu’ils ne trouveraient pas.

— Qu’ils ne trouveraient pas quoi ? Demande sa mère, les yeux plissés.

— Devinez ce que Tom a demandé sur sa pizza ?

Marie jette un coup d'œil faussement alarmé à son mari, attirant des gloussements de la part des deux adolescents.

— De… l’ananas ?

— Perdu ! Et toi, Papa ?

Didier hausse les épaules. Il a beau connaître son fils comme le dos de sa propre main, il n’a aucune idée de ce que pourrait être sa dernière facétie.

— Des anchois ? Propose-t-il sans trop y croire.

— Perdu aussi ! Renchérit Alex, avant de se tourner vers son cadet. Tu feras la vaisselle cette semaine, Tom.

— Chéri ? Qu’est-ce que…

— Des kiwis ! Claironne fièrement Tom.

— Oh Seigneur, soupire Marie.

— Si nous sommes hantés pour Halloween, je parie sur une bande de pizzaïolos décédés, ajoute Didier sur le même ton.

Les deux jeunes garçons viennent déposer les quelques cartons sur la table basse, et Marie, après avoir embrassé les enfants, soulève les différents couvercles avec une lenteur circonspecte. Par dessus son épaule, Didier voit l’une des pizzas constellée de disques verts. Des kiwis… Tom ne leur aura rien épargné. Il attire leur cadet dans ses bras et lui ébouriffe gentiment les cheveux :

— Ne compte pas sur moi pour y goûter, lui glisse-t-il à l’oreille.

— Ça en fera plus pour moi, réplique l’enfant d’une voix chantante.

Marie pince gentiment la joue de leur jeune fils :

— J’espère que ça se congèle.

Alex ouvre le carton de la pizza royale et fait mine d’en attraper une tranche avant de s’interrompre :

— Je vais chercher un couteau ! Avertit l’aîné en détalant vers la cuisine.

— Et des assiettes ! Renchérit Tom en filant derrière lui.

— Et lavez vous les mains ! Insiste Marie.

Elle se rassoit contre son mari, un sourire joyeux sur ses jolies lèvres.

— Des kiwis, songe-t-elle à voix haute. Et quand je pense qu’il fallait l’amadouer pour de la purée de carotte dans sa chaise haute…

Des gouttes d’eau achèvent de le ramener à la raison. C’est à peine s’il perçoit l’odeur familière du sang. L’horreur filtre jusqu’à lui, par nappes de brouillard délavé, trop faible pour le revigorer tout à fait, mais tout de même assez entêtante pour le mettre en appétit. La faim est un gouffre qui le creuse impitoyablement, il est si affamé qu’il se sent vide. De ses formidables talents ne lui reste que des capacités vaseuses, tellement pitoyable en comparaison de ce qu’il pouvait faire jadis.

Il ne se sent pas à son aise ici. Il aimait mieux le temps où il habitait chez cet étrange boucher, qui débitait aussi bien les femmes que les enfants. La violence crue habitait chacun de ses gestes, hantait chaque infime mouvement de ses doigts. Il pouvait s’en repaître à volonté. Même cette vieille dame solitaire savait le nourrir au fur et à mesure des pages qu’elle noircissait d’encre et d’intrigues plus sombres encore. Mais à présent, le monde a perdu de sa saveur, les hommes se sont assagis et des massacres passés ne demeure qu’un léger fumet de sang.

Tout aurait été préférable à ce vulgaire tiroir qu’il partage avec d’autres couteaux sans âme ; ce tiroir où il se perd au point qu’il ne parvient à s’éveiller qu’une seule fois par an, et de plus en plus difficilement. Qui sait si, au prochain Halloween, il ne sera plus qu’un bout de métal inerte, déserté de toute la magie de sang qu’il avait déchaîné ?

S’il veut survivre, il a besoin de plus. De beaucoup plus.

— Beaucoup plus de sauce piquante ! Clame Tom avec enthousiasme.

Didier presse le petit sachet de sauce avec un demi-sourire. De l’huile pimentée sur des kiwis… Peut-être qu’ils auraient dû mélanger de l’harissa à ses pots de bébé…

Alex, assis contre les jambes de sa mère, agite alors la main pour en réclamer à son tour.

— Je peux mettre un film ? S’enquit-il, la bouche à moitié pleine.

Un film ? Voilà l’occasion parfaite. À défaut de me nourrir d’eux, j’aurai quelque chose à grappiller, qu’importe s’il me faut gratter la vase, pourvu qu’il me reste quelque chose à laquelle me raccrocher.

Le couteau se tend vers le salon de toutes ses maigres forces.

Écoute moi, enfant.

— Un film d’horreur ? Vraiment ?

Alex devine à la voix de sa mère qu’elle n’approuve pas son choix. Du coin de l'œil, il remarque alors que son petit frère vient de s’allonger sur le canapé d’angle, et qu’il n’a pas enlevé ses chaussures. Eh bien sûr, ni leur père, ni leur mère, ne relève. Des fois, il aimerait que ses parents soient un peu plus sévères avec son frère ; Tom a beau être adorable, il a parfois d’affreuses manières.

— J’aime pas celui-là, se plaint Tom.

— Mais moi si, se défend Alex.

Il ne saurait l’expliquer, mais il se sent comme… empli de venin à l’égard de son cadet. Pourquoi devrait-il changer ses goûts pour son frère ? C’est déjà bien assez qu’il traîne tout le temps sur ses talons - même pour acheter des fichues pizzas, Tom s’est senti obligé de le coller et de…

Alex se secoue. Il a bien le sentiment d’être injuste, il adore son frère, alors pourquoi…

— Alex ?

Il veut fuir, s’éloigner de lui-même, de sa famille. Il a l’impression que quelque chose de malsain est en train de ramper sur sa peau, le corrompant lentement mais sûrement.

— Je vais chercher du coca dans le frigo, marmonne-t-il en se relevant.

Le temps qu’il se calme puis fasse l’aller-retour, le film a déjà commencé et Tom, pour tromper l’ennui, se distrait sur son téléphone. L’écran projette sur son visage des ombres livides, bleutées, qui lui donnent par moment l’air d’un cadavre.

Voilà. C’est très bien. Continue mon agneau.

Le couteau s'agrippe au début d'irritation qu'il sent naître chez le garçon ; il se tend vers elle, pareil à une fleur penchant vers le soleil, et la distille pour en extraire toute la haine dont il peut se repaître.

Alex se rassoit après avoir rempli tous les verres de soda, la tête posée sur les genoux de sa mère. Sa mauvaise humeur grandit, obscurcissant son esprit comme un gros nuage noir. Tom n'est pas totalement à blâmer, les vrais responsables sont leurs parents, se dit-il. Des fois, j'aimerais qu'ils soient…

Morts. Tu aimerais qu'ils soient morts, lui suggère le couteau.

Une violence froide emplit l'esprit du garçon. Mais il est encore trop pur, trop jeune, pour vraiment faire preuve de haine. Ce n'est pas assez. Il a besoin de cette colère, de cette rage meurtrière qui teinte le monde d'écarlate... et le garçon n'est pas suffisant. Le couteau s'ébroue, cliquetant contre les parois du tiroir. Son vieux manche cogne contre une pique à viande. S'il pouvait les pousser à tous s'entre-tuer... à cette idée, un rire métallique lui échappe. Il imagine le sang dégoulinant le long des murs, gouttant sur les tapis, tandis que les parents s'entre-déchirent au-dessus des cadavres encore chauds de leur si tendre progéniture. Il sent presque le goût de la viande crue, la chaleur de leurs entrailles glissant sur son fil et cognant contre sa garde. Il en frissonne de plaisir.

Non, décidément, le garçon n'est pas suffisant.

Tom laisse échapper un rot discret derrière sa main. Ce simple bruit énerve Didier. L'a-t-il donc si mal élevé ? Il fusille l'adolescent du regard, inexplicablement agacé par son attitude. Mais le garçon se contente de s'essuyer la bouche, les yeux fixés sur son téléphone. Didier reconnaît presque aussitôt l'interface. Snapchat. Il regrette vraiment de lui avoir acheté un téléphone, il est toujours glué à l'écran, ses yeux éteints reflétant la lueur vitreuse des applications. Même pendant le repas, qui est pourtant un moment dédié à la famille, Tom préfère être sur son jouet au lieu de partager un moment avec eux.

— Tom, appelle-t-il.

Il s'efforce de faire preuve de patience – il a été un adolescent lui aussi, il sait que ce n'est pas toujours par mauvaise volonté que les enfants ne répondent pas dans l'instant – mais leur cadet ne relève même pas les yeux. Depuis quand Tom est-il aussi insolent ?

— Tom, répète-t-il, un peu plus fort.

— Laisse-le tranquille, soupire Marie.

Le laisser... tranquille ? Pour quoi donc ? Pour qu'il prenne de mauvaises habitudes ? Pour qu'il se croit tout permis ? Pour qu'il ignore son père sans faire face aux conséquences ? Bon sang et Marie qui lui passe tout. Pourquoi ne le soutient-elle pas, au lieu de lui recommander de laisser leur fils agir à sa guise ? Agacé qu'elle n'intervienne pas à son tour pour solliciter Tom, il se redresse et se dégage de l'étreinte de sa femme :

— Ne te mêle pas de ça, gronde l'homme.

Il se tourne tout entier vers Tom, mais Marie le retient par le bras.

— Excuse-moi ? Demande-t-elle d'une voix douce.

Mais il ne se laisse pas piéger par sa douceur. Il la connaît, il sait qu'elle cache de bonnes dents derrière son sourire. Dents qu'elle n'hésitera pas à aiguiser sur lui s'il lui répond. Comme d'habitude, elle excuse tout à Tom, elle pardonne tout à Tom, et leur cadet se fait de plus en plus irrespectueux. D'une bourrade, il déloge sa main et se décale à l'autre bout du canapé. Les si jolis yeux de sa femme brillent d'une hostilité sans retenue. Elle peut bien être vexée, il s'en moque. D'ailleurs, elle…

Le mérite. Elle mérite tout ce qui va lui arriver.

Didier fulmine en silence, mais, pour ne pas commencer une dispute, il serre les mâchoires et se concentre sur le film. A l'écran, une jolie blonde s'efforce de courir avec ses talons aiguilles, mais un homme masqué la rattrape et la cloue au sol. Didier ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine satisfaction sadique en la voyant se faire égorger, une joie sauvage qui irradie dans tout son corps et le revigore. Elle n'a eu que ce qu'elle méritait, elle était sûrement une insupportable petite pimbêche qui rotait à tout va sans jamais s'excuser. Le sang qui dégouline sur sa poitrine rebondie lui dessine un joli collier de rubis. Pendant un instant, tandis que la pauvre fille convulse sous son assassin, Didier se sent presque en paix. Il jette un coup d’œil de côté, mais sa garce de femme l'ignore superbement. Il déteste quand elle prend ses grands airs, comme si elle était supérieure, meilleure que lui, cela lui donne envie de la gifler. Elle ne pourrait même pas résister, s'il s'en prenait à elle. La soirée avait si bien commencé, et il a fallu qu'elle gâche tout. Il s'imagine passer ses larges mains autour du cou de sa femme, et serrer. Ses joues rondes prendraient une teinte écarlate, puis bleutée. Les vaisseaux de ses yeux éclateraient, plongeant ses iris dans une mer de sang. Entouré de longs cils noirs, ses yeux morts ressembleraient alors à de charmantes araignées.

Splendide, n'est-ce-pas ? L'aiguillonne le couteau.

Didier est la cible rêvée. Il n'est pas mauvais, mais il a eu des années pour accumuler des frustrations. Il a eu des années pour se gorger de colère et de violence. Il suffit juste que le couteau lui donne un coupable tout désigné, qu'il le pousse à s'en prendre injustement à ceux qu'il aime plus que tout au monde... Didier... ou quelqu'un d'autre.

— Tom, grogne Didier. Lève les yeux mon garçon.

— Tu fais chier, rétorque l'adolescent, sans obéir pour autant.

Pendant un instant, Didier croit avoir mal entendu. Il croit avoir halluciné. Tom n'aurait pas osé…

— Pardon ?

Mais l'enfant ne lui répond pas, absorbé par son maudit snapchat. Excédé, Didier l'attrape par le bras, et Tom, en voulant se dégager, renverse son verre sur les coussins.

— Regarde ce que tu fais ! Lui crie Didier.

Et c'est parti. Pense à combien tu le détestes. Pense à combien tu le hais. Pense à ce que tu lui ferais, si rien ne te l'interdisait, suggère le couteau d'une voix doucereuse. Et rien ne te l'interdit plus. Tu es libre de faire ce que tu veux. Fais lui ce que tu veux.

Il frétille d'impatience, à l'idée que l'un des membres de la famille s'empare de lui pour transformer le salon en abattoir.

— C'est pas moi ! Hurle Tom, de sa voix haut perchée d'adolescent en colère. J'ai rien fait ! C'est parce que tu…

— Parce que je ? Parce que je quoi ? Beugle Didier, rouge de couleur, tout en secouant l'adolescent par le bras.

— Ferme ta gueule !

C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il se redresse et force l'adolescent à se mettre sur ses deux pieds.

— Je vais t'apprendre le respect, moi !

— Didier ! Non ! Crie Marie pour le ramener à la raison.

Elle tend les mains pour l'attraper et l'empêcher de s'en prendre à son cadet, mais il la repousse violemment. Elle trébuche sur Alex et tombe sur l'accoudoir du canapé en poussant une plainte.

— Papa !

N'ont-ils donc aucune considération ? Tom mérite une punition, et depuis longtemps. Il gifle leur cadet avant que quiconque ait eu le temps de s'interposer, et savoure le bruit sec, caractéristique, de la chair qui heurte la chair. Un filet vermeil goutte au coin de la bouche tuméfiée de l'enfant et sa joue porte l'empreinte rosée de sa main ; si nette qu'il distingue parfaitement chacun de ses doigts. Il a envie de recommencer, de couvrir le visage de leur cadet de bleus, pour qu'il apprenne et le respecte enfin.

Es-tu si lâche que tu laisserais ton père battre ton frère et ta mère ? Provoque le couteau.

Il s'amuse terriblement. Les pouls se sont emballés, tonnant comme les sabots d'un troupeau de chevaux sauvages lancés au galop. Il les bouscule, alimente les brasiers de leurs colères qui brillent comme des petits soleils et se réchauffe aux rayons de leur animosité. L'odeur de la mort flotte dans l'air, dense et bourdonnante, comme un essaim d'abeille. Comparé aux fades petits sursauts de colère qu'il parvenait à susciter en début de soirée, ce déversement de haine est un vrai festin. Il se sent revivre.

— Papa ! S'écrie Alex en se glissant devant son frère, lui faisant rempart de son corps

L'homme massif qui lui fait face n'est plus son père, c'est un monstre, une créature obscène aux yeux carmins. Un homme qui frappe ses enfants ne mérite pas d'être appelé un homme. Il ne mérite rien, sinon la mort.

— Dégage ! Lui intime l'immonde créature. T'en mêle pas.

— Tu vas faire quoi ? Le frapper encore ? Grogne Alex en serrant les poings. Je ne te laisserai pas faire !

Il relève le menton, bien décidé à ne pas se laisser intimider par l'être bestial qui se dresse devant lui. Au moindre geste hostile, il lui fracassera le crâne sur un accoudoir. Il l'a vu faire à la télévision, il imagine sans peine la cervelle et le sang aspergeant les coussins et la table basse.

— Comment oses-tu ? Crie alors leur mère.

Marie ressemble à une harpie, les traits tirés et les mains refermées comme des serres.

C'est la nuit des monstres, ricane le couteau.

Il n'est toujours pas rassasié. Il a eu suffisamment de violence pour reprendre des forces, mais il ne peut renoncer au plaisir pervers d'en provoquer un peu plus. Il en veut encore plus. Toujours plus.

Et si Didier fait mine de s'en prendre à nouveau à ses enfants, Marie lui explosera le nez à coup de poings. Elle veut voir son sang couler. Il a frappé ses enfants, il s'en est pris à ses enfants à elle. Il n'en a pas le droit ! Elle le repousse loin d'Alex, terriblement énervée. Décidément, ce soir, les trois hommes de sa vie l'agacent.

Didier, parce qu'en plus d'être stupide, il vient d'ajouter violent à la liste. Elle savait qu'elle aurait pu trouver mieux, qu'elle s'était rabaissée avec ce mariage, mais elle est encore plus irritée de se rendre compte à quel point ses standards sont pitoyables. Elle envie presque cette femme, dans la série qu'elle regardait, qui avait assassiné son mari et lui avait fait couler une dalle en ciment sur le coin de la figure. Si elle s'était débarrassée de Didier, elle aurait pu enfin s'assumer comme femme et arrêter de vivre dans la honte d'avoir épousé un tel déchet. Mais ce n'est pas trop tard. Et après tout, elle voulait refaire la terrasse. Si elle le tue ce soir, qu'elle lui bourre la figure de coups et qu'elle lui arrache les yeux avant de le poignarder, elle n'aura qu'à l'enterrer dans le jardin.

Alex, parce que comme d'habitude, il est le préféré de son mari. Il aurait dû le frapper, lui aussi. Didier aurait dû le latter, briser ses petites côtes tendres et le laisser exsangue sur le tapis. Il aurait dû le rouer de coup, jusqu'à ce qu'il crache du sang et s'évanouisse. Mais comme d'habitude, Didier préfère s'en prendre à Tom. Alex est un saint, personne ne trouve jamais rien à redire, comme s'il était parfait, lisse et sans défaut. Mais Marie l'a expulsé de ses propres entrailles, ce fruit a grandi dans ses viscères, c'est bien pour cela qu'elle sait qu'il est pourri.

Et Tom. Jamais Marie n'a vu d'enfants aussi lâche et sournois. Pourquoi ne s'est-il pas défendu contre son père ? Pourquoi n'a-t-il pas répliqué ? Tout ce qu'il sait faire, c'est chouiner.

Prise d'une pulsion irrépressible, Marie se rue à la cuisine. Elle n'en peut plus. Elle a besoin de quelque chose... n'importe quoi, un couteau à viande, une feuille de boucher, une scie à os... Il faut qu'elle se débarrasse d'eux tous. Il faut qu'elle les tue. Qu'elle les élimine maintenant, et qu'elle les fasse disparaître de la surface de la... Elle s'immobilise soudain dans l'encadrement de la porte. Les carreaux froids sous ses pieds la ramènent brutalement à la réalité.

— Mais... qu'est-ce qui m'arrive, s'interroge-t-elle.

Sa voix tremble, disputée par des restes de sa colère meurtrière et de son horreur grandissante. Comment pourrait-elle... comment a-t-elle pu penser une chose pareille ? Tuer Didier, et leurs enfants ? Comment a-t-elle pu s'en convaincre ?

Les yeux écarquillés, elle plaque ses mains sur ses oreilles, comme pour empêcher une voix inaudible d'y murmurer. Elle a voulu…

Rabat-joie.

Tuer ses propres enfants. Didier a l'impression que l'air vient à lui manquer. Il était prêt à massacrer ses enfants de ses propres mains. Ses précieux enfants, ses bébés à peine capables de marcher. Comment a-t-il pu... comment... La culpabilité le dévore, plus acharnée qu'un chien efflanqué rongeant un os. Un coup de crocs vicieux lui fait flageoler les genoux quand il remarque la joue rouge de Tom.

C'est moi ? Qui ai fait ça ? **Songe-t-il, complètement ahuri.

Dégoûté, le couteau cesse de se tendre vers les esprits tourmentés en prenant bien soin de se gorger des restes de colère qui parfument l'air. Ils sont revenus à eux, ils ne l'écouteront plus désormais et leurs sentiments sont inutiles. Il a besoin de violence, d'êtres sans foi ni lois prêt à se déchirer la gorge à coup de dents, pas de loques occupées à s’apitoyer sur leur sort. S'il voulait les soumettre à nouveau, il devrait utiliser ses pouvoirs, et il préfère les conserver pour quelque chose de plus intéressant. Retisser des liens jusqu'à leur subconscient pour manipuler leur pulsion lui prendrait trop de temps, pour une compensation médiocre. Pousser une gentille famille à s'entre-tuer n'est qu'un pâle amusement, en comparaison de ce qu'il pourrait faire de ses talents. De toute façon, il ne compte pas s'attarder ici. Il a d'autres choses, bien plus divertissantes, à faire, aussi partira-t-il dès demain.

Cela lui a pris du temps de recouvrer toute sa lucidité, mais il sait à présent que quelqu'un le recherche. Quelqu'un veut s'emparer de lui. Et il n'est pas encore certain de devoir laisser cette créature agir à sa guise.