Comme tous les matins depuis que ça t’est tombé dessus, tu es devant ton miroir, prostré. Comment tu as pu être aussi bête ? Si jamais tu avais pris plus de précautions, si ta satanée ex avait fait le test plus tôt et si Anne ne t’avait pas mis un râteau ce lundi à l'agence, tu ne l’aurais pas rencontrée cette contaminatrice. Arrête de chercher un coupable, tu es ridicule. Vous étiez deux dans ce couple, le test tu ne l’avais pas fait non plus. Tu penses à quand il faudra l’annoncer à ta mère. Elle va te flinguer. Elle qui a dévoué son temps au Sidaction et voilà que son gamin a le VIH. Quelle ironie.

Tu en pleures d’amertume. Inlassablement te reviennent en tête les visages de victimes du sida que tu as pu voir à la télé pendant ton enfance. Tu sais que depuis la médecine a progressé mais malgré tout tu as peur. Peur de finir comme ces visages, peur de mourir trop tôt.

Désolé Maman. Malgré tous ses conseils, toutes ses recommandations et brimades, tu t’es fait avoir comme les autres. Et maintenant tu es sale. Tu es dégueulassé par ce virus. Quelle femme voudra de toi maintenant que tu es un porteur de la mort ?

Comme depuis plusieurs jours, tu repenses à cette femme à qui tu as parlé à la boulangerie. Marie. Rarement quelqu’un t’avait provoqué autant d’émotions. Cette voix si envoûtante, ces mains si fines, si pleines de promesses. Tu penses à son numéro enregistré dans ton téléphone À cette pensée tes larmes sèchent mais ton visage reste grave.

Tu ne peux pas l’inviter pour un rendez-vous. Il faudra que tu lui dises que tu as le VIH et tu ne t’en sens pas la force. Et même si tu y arrivais, pourquoi voudrait-elle essayer quelque chose avec un sidaïque comme toi ? C’est peine perdue…

L’heure approche. Quand tu as appris la nouvelle, tu as ressenti le besoin de rappeler ton psy que tu n’avais pas vu depuis plusieurs mois. Tu sais que tu as besoin d’aide. Tu espères qu’il saura te l’apporter.

Tu es assis en face de lui. La décoration n’a pas changé depuis la dernière fois. De nombreuses plantes ornent toujours la pièce. Tu avais fini par te sentir à l’aise dans ce cabinet mais aujourd’hui c’est différent. Tu ne sais pas comment aborder le sujet.

— Tom, ça faisait quelque temps que vous n’aviez pas ressenti le besoin de venir en consultation. Qu’est-ce qui aujourd’hui vous a conduit à venir me voir ?

La question est posée. Tu ne peux plus reculer. Il faut bien que tu lui dises. Passe au-dessus de ce sentiment de honte.

— Hum. Eh bien, euh… j’ai appris une nouvelle qui m’a quelque peu bouleversé la semaine dernière.

Quelque peu oui, tu peux le dire.

— Et quelle est donc cette nouvelle ?

— J’ai rencontré une femme.

Idiot, arrête de tourner autour du pot.

— En quoi cela vous a-t-il bouleversé ?

— Non ce n’est pas cette femme… Enfin si, mais pas négativement vous voyez. Non c’est plutôt mon ex. Enfin non je sais qu’elle n’est pas responsable, enfin pas seule en tout cas mais…

— Que cherchez-vous à me dire Tom ?

— J’ai appris que j’étais porteur du VIH.

Voilà. Les mots étaient sortis. Tu auras mis moins de temps que tu ne le pensais.

— Je vois. Malgré le bouleversement compréhensible que cela vous provoque, comment gérez-vous cette situation ?

Comment tu gères ? Mais tu ne gères rien, c’est bien pour ça que tu es ici.

C’est la panique complète.

— C’est la panique complète. Je me sens tellement coupable.

— Coupable de quoi Tom ?

— Mais de mon inconscience. Je fais tous les Solidays depuis que je suis né. Je les connais les précautions. Comment ai-je pu être aussi bête ? Et l’autre ?

Pourquoi elle n’a pas fait ce foutu test aussi ?

— J’imagine que vous parlez de votre ex ?

Les vannes ont lâché. Tu n’arrives plus à contenir ta bile. Ce que tu peux lui en vouloir. Tu le sens que tu perds tout bon sens mais tu ne peux pas te retenir.

— Évidemment que je parle d’elle ! Elle m’a gâché la vie, plus rien ne sera jamais comme avant.

Tu le sais que tu es injuste mais cette voix est bien faible face à l’ampleur de ta colère.

— Vous estimez donc que cette personne est seule responsable de votre malheur actuel ?

Douche froide. Non, bien sûr que non tu ne penses pas ça. Mais tu ne veux pas que ce soit la dernière femme avec qui tu as eu une relation. Elle ne peut pas avoir cette place.

— Non bien sûr, je ne peux pas l’accuser de tout. Mais je lui en veux. Je lui en veux de reprendre de la place dans ma vie, surtout de cette manière. Je me sentais prêt à passer à autre chose vous voyez…et là je me sens comme un con.

Tes mots ont dépassé ta pensée. Tu n’es même pas sûr de savoir ce que tu penses.

— Expliquez-moi. Qu’est-ce qui vous fait vous sentir bête ?

Tu lui dis le ridicule du sens de tes priorités. Qu’est-ce que tu en as à faire de cette femme maintenant ? Tu es malade. Tu vas mourir. À ces mots, il t’arrête. Avec pragmatisme, il te refait ce discours que tu connais si bien mais tu as ta mère pour ça. Tu espérais mieux de lui. Déçu, tu te refermes. Tu as l’impression qu’il l’a remarqué. En tout cas, il change de sujet.

— Souhaitez-vous que l’on parle de cette femme que vous évoquiez tout à l’heure ?

— Je… oui on peut.

Tu lui accordes une seconde chance.

— Elle s’appelle Marie. Je l’ai croisée plusieurs fois. Elle a tout de suite attiré mon regard, quelque chose dans l’attitude. Et quand j’ai entendu sa voix…

Tu te surprends à esquisser un sourire.

— Je vous en prie, continuez.

— Il y a peu, je l’ai vue à la boulangerie. Je venais d’apprendre pour mon sida, je n’avais pas encore pleinement conscience de ce que ça représentait. J’avais envie d’apprendre à la connaître.

Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu es rarement aussi bavard. Ça n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Telle la haine que tu étais prêt à déverser plus tôt, tu ressens un besoin irrépressible de faire sortir les mots de ta bouche. Il te fait un signe de tête t’incitant à poursuivre.

— J’avais acheté les derniers croissants. Je n’arrivais pas à trouver de bonne façons de l’aborder. Je ne voulais pas qu’elle me trouve trop lourd vous comprenez. Et j’ai regardé mes croissants. Je me suis dit que je pouvais peut-être tenter un échange. Croissants contre numéro de téléphone.

Et tu continues à déblatérer. Tu lui parles de cette petite voix qui essayait de freiner ton impulsion, qui te rappelait l’irresponsabilité de ton geste. Pourquoi amorcer une première étape avec elle ? Tu ne veux pas la mettre en danger. Encore une fois, il te ressort son discours. Mais au fond de toi tu le sais bien que tu te trompes. Tu le sais qu’il est tout à fait possible de vivre une relation amoureuse en étant séropositif. Mais que voulait-il ? Pour toi, tu avais accompli un geste de condamné en lui proposant cet échange. Une dernière volonté.

— Et figurez-vous qu’elle l’a accepté. Maintenant j’ai son numéro et je ne suis pas sûr de savoir quoi vouloir faire.

Tu lui laisses une dernière chance, surtout qu’il ne te déçoive pas.

— Quelles sont vos options ?

C’est tout ce qu’il peut faire ? Tu viens de poser tes tripes sur la table et il n’est capable que de discours à la maman et maintenant ça ! Tu lui fais comprendre ta désapprobation par un long silence. Tu n’es pas disposé à lâcher le premier.

— Vous semblez contrarié, Tom. Puis-je savoir pourquoi ?

Tu ne peux pas lui dire que tu attendais mieux de lui. Tu te sens ridicule à l’idée d’avoir besoin que l’on te tienne par la main pour te montrer la bonne voie à suivre. Pourtant c’est ce dont tu as besoin. Tu ne sais pas quoi faire avec Marie. Ni quoi faire avec cette maladie. Tu voudrais faire l’autruche mais tu es trop en colère pour pouvoir garder soigneusement la tête enfouie dans le sable.

— Mes options ? Vous n’avez pas mieux comme question ? Ça me paraissait pourtant évident. Soit je l’appelle pour lui proposer un rendez-vous, soit je ne l’appelle pas. Il n’y a pas trente-six solutions. Ce que je vous demande c’est de m’éclairer. Si jamais je décide de l’appeler, comment je dois faire ? Comment j’aborde le sujet ? Est-ce que j’ai le droit de lui imposer ça ?

— Si je peux me permettre.

Qu’il se permette oui.

— Vous mettez la charrue avant les bœufs. Ne pensez-vous pas que cette Marie est assez grande pour décider elle-même ? Il me semble que c’est aussi à elle de choisir d’aller plus loin avec vous ou non suite à votre éventuel rendez-vous.

Tu ne peux pas lui donner tort. Tu avais légèrement occulté ce détail.

— En revanche, ce que je veux retenir, c’est votre choix de partir sur une base de franchise avec elle. Personnellement je trouve ça plutôt positif. Il serait peut-être exagéré de voir cette volonté comme un premier pas vers l’acceptation mais tout de même, je trouve ça important.

S’il le dit. Ça ne te convainc pas vraiment. Pour être honnête, l’inverse ne t’avait pas traversé l’esprit. Ce devait encore être l’éducation de ta mère qui avait frappé. Sur le moment tu as envie de la remercier puis tu penses à l’épreuve que va être cette discussion avec elle. Enfin, chaque chose en son temps. Pour l’instant ce que tu veux savoir c’est quoi faire avec Marie. C’est vrai qu’elle te plaît énormément mais est-ce une raison suffisante ? Tu veux savoir si tu es capable de t’investir dans une relation sérieuse, si tu es capable de passer outre ta maladie.

C’est le moment que choisissent tes nerfs pour lâcher. Tu exploses de rire, tu n’arrives pas à le réfréner. Il te faut quelques secondes pour te calmer.

— Je crois que je vous ai confondu avec un voyant.

— Que voulez-vous dire ?

— J’attends de vous que vous me disiez mon avenir. Ce que je suis venu chercher en réalité, c’est que vous me disiez ce qu’il va se passer si j’appelle Marie. Est-ce que ce sera l’histoire d’un dîner ? de quelques mois ? de plusieurs années ? voire de toute une vie ? Et si ça ne fonctionnait pas, dans quel état j’en sortirais ? Je serais capable de recommencer ? Vous comprenez, quand je pense à elle j’arrive pendant quelques instants à oublier ce sentiment de souillure. Je me sens capable d’imaginer des projets avec alors que je ne la connais pas.

Tu recommences à partir en roue libre. Mais ça t’aide à prendre conscience que depuis le début tu te voiles la face. Tu t’es rajouté des craintes qui te semblent désormais dérisoires pour masquer celle qui t’étreint réellement le cœur. Marie n’est pas le problème. Elle ne sera peut-être pas non plus une solution. Ce sera peut-être une histoire sans lendemain mais ce qui est certain c’est qu’elle sera le premier pas vers ta reconstruction.

Tu finis par t’apercevoir qu’il te regarde fixement. Tu te demandes depuis combien de temps dure cette scène. À ses yeux tu te dis qu’il en est à la même conclusion que toi.

— J’ai l’impression que votre état d’esprit a beaucoup évolué depuis le début de cette séance Tom.

Tu acquiesces. Vous clôturez cette heure. Tu te lèves, le remercies et lui tournes le dos, une partie de ta détermination retrouvée. Tu le sais que ce n’est qu’une première étape, que le chemin qu’il reste à faire est encore long. Mais tu es décidé à t’accrocher à cette prise aussi fort que tu le peux. Tu sors ton téléphone et compose son numéro.