Se dirigeant vers la boulangerie près de chez elle, Marie marche d’un bon pas. C’est qu’elle voudrait être rentrée avant le réveil des goinfres qui lui servent d’enfants. En pleine adolescence, aussi bien Salomé, l’aînée, que Quentin et Camille, ses deux frères, ont en commun cette étrange particularité que l’on trouve souvent à cette période de la vie : un appétit féroce pour une totale absence d’énergie… Enfin, c’est surtout vrai pour Quentin, et aussi pour Salomé, même si elle fait plus attention à ce qu’elle mange ; car Camille, de son côté, ne semble s’être résolu à suivre leur exemple qu’à moitié : toujours à courir partout, elle a dû l’inscrire à une seconde activité sportive pour le canaliser. Fort heureusement, leur père, en dépit de ses défauts dans d’autres domaines, est quelqu’un de fiable lorsqu’il s’agit de verser la pension alimentaire. Sans ça, et malgré son ancienneté, elle aurait bien du mal à leur offrir une vie décente avec son seul salaire de comptable.

Arrivée à destination, elle pousse la porte vitrée et entend le petit tintement caractéristique des commerces de proximité. Il n’y a qu’une seule personne devant elle, et elle est déjà en train de récupérer sa monnaie… Chouette ! Elle n’aura donc pas à attendre ! Après avoir salué la boulangère, l’individu se retourne et se dirige vers la sortie d’un pas traînant. Elle le reconnaît pour l’avoir déjà aperçu par deux fois dans le quartier ces derniers jours. Il faut dire qu’un beau brun ténébreux comme lui ne passe pas inaperçu ! Pour la première fois, leurs regards se croisent. Le temps semble se figer l’espace d’un instant. Quelque chose la trouble. Elle lui adresse un sourire dans l’espoir qu’il ne remarque pas le rouge qu’elle sent monter à ses joues, mais il a déjà tourné les yeux vers l’extérieur. Partagée entre soulagement et déception, elle s’avance vers le comptoir et demande poliment des croissants.

Alors qu’il récupère sa monnaie, Tom entend le tintement de la clochette du magasin retentir. Il remarque la silhouette de la nouvelle arrivante dans le reflet du présentoir à pâtisseries et ralentit volontairement le pas au moment de repartir. Il jette un regard dans sa direction. Il a l’impression de l’avoir déjà aperçue dans les environs, mais sans en être totalement certain. Elle lui rappelle la femme en tailleur qu’il avait vue sortir d’une société d’import-export à quelques pâtés de maisons d’ici… Il faut dire que, si c’est bien elle, elle porte cette fois-ci une tenue beaucoup plus décontractée et, surtout, elle a laissé ses longs cheveux ondoyer naturellement sur ses épaules, plutôt que de les rassembler en un chignon strict. Soudain, elle tourne les yeux dans sa direction et leurs regards se croisent. L’instant d’après, il est à l’extérieur de la boulangerie sans se souvenir d’avoir franchi la porte. Seul subsiste l’éclat d’un sourire au coin de ses yeux, comme la persistance rétinienne laissée par une vive mais fugace étincelle dans l’obscurité…

Alors que le battant se referme lentement derrière lui, il a tout juste le temps d’entendre quelques mots, prononcés par une voix qui l’émeut profondément :

– Bonjour ! Pourrais-je avoir six croissants, je vous prie ?

Résolue à venir plus tôt à la boulangerie la prochaine fois afin qu’il reste des viennoiseries, Marie quitte la boutique avec trois baguettes dans les bras… À défaut de croissants, ses gargantuas se feront des tartines !

– Excusez-moi, bonjour ?

Marie s’arrête net. Elle sent son cœur accélérer… C’est le beau brun qui s’adresse à elle. L’a-t-il attendue jusque-là ? Non, ça ne peut pas être ça ! Elle essaie de garder une contenance alors qu’elle se sent rosir à nouveau.

– Bonjour, lâche-t-elle, dans l’expectative.

Il semble hésiter, ne sachant visiblement pas comment poursuivre.

– Je… Vous allez trouver ça étrange mais, voilà : en sortant, j’ai entendu que vouliez des croissants, et… Eh bien, il se trouve que j’ai acheté les derniers.

Comme il s’est arrêté de parler, Marie fronce les sourcils. Où veut-il en venir ? Elle l’encourage à poursuivre d’un « mmmh-mmmh ».

– Oui, euh… Je me suis dit que, peut-être, vous accepteriez de me les échanger contre votre numéro de téléphone ?

Tom se sent bête d’être aussi hésitant du haut de ses trente-quatre ans, d’autant plus que ça ne lui ressemble pas, lui qui est habituellement si plein d’assurance ! Marie se mord imperceptiblement la lèvre inférieure avant de répondre :

– Et si je ne veux pas vous le donner ?

Tom, dépité bien davantage qu’il estime devoir l’être, détourne le regard. Il hausse alors les épaules, se saisit d'un des sacs en papier qu'il tient contre lui et le tend à Marie.

– Tenez, prenez-les quand même…

Elle attrape délicatement ce que lui offre la plus belle main qu’elle ait jamais vue et, avant qu’elle puisse répondre quoi que ce soit, il ajoute :

– Et passez un bon dimanche.

Il tourne alors les talons et part à grandes enjambées. Marie s’élance maladroitement à sa suite, les bras chargés des baguettes et des croissants.

– Attendez !

Tom ralentit, maintenant incertain, songeant tout à coup au danger qu’il représente. C’est quand il l’entend réitérer sa demande qu’il s’arrête enfin. Il se retourne alors qu’elle arrive à son niveau, et remarque que d’avoir dû trotter ainsi lui a fait monter le rouge aux joues – ce qui ne la rend que plus séduisante encore. Elle se campe devant lui et lui lance avec aplomb :

– Donnez-moi votre mobile, je vais y ajouter mon numéro !

Le bonheur qui explose en lui à cette annonce balaye ses doutes. Il sort immédiatement l’appareil de son étui de ceinture, ouvre une nouvelle fiche dans l’application des contacts, et le lui tend. Elle remplit alors les champs « prénom » et « numéro », valide la saisie et le lui rend. Ayant maintenant obtenu le précieux sésame pour lui parler de nouveau, il s’autorise à lui demander :

– Qu’est-ce qui vous a décidée ?

Elle fait une moue que Tom trouve immédiatement adorable.

– Je ne sais pas… Le fait que vous m’ayez quand même donné les croissants ? Ou peut-être…

Tom lève un sourcil interrogatif, ce qui fait instantanément décocher à Marie son fameux sourire éblouissant.

– Non, en vrai, c’est surtout parce que j’en avais envie !

Alors qu’il a l’habitude de toujours conserver cet air taciturne qui lui donne un côté mystérieux, Tom laisse cette fois échapper un sourire en coin. Il y a quelque chose chez cette fille qui le fait se sentir différent… Non, pas différent : meilleur.

– Bon, je dois y aller. Pensez à m’appeler, Monsieur… ?

Songeant qu’elle n’a saisi que le champ « prénom » dans son téléphone, il répond :

– Puisque vous êtes juste « Marie », laissez tomber les « monsieur » et appelez-moi « Tom ».

Alors qu’il ne croyait pas ça possible, le sourire de Marie devient plus éclatant encore.

– Très bien, Tom. À très vite, alors !

Ne prêtant nulle attention à la petite voix intérieure lui soufflant une nouvelle fois qu’il ne serait pas raisonnable d’aller plus loin avec elle, il lâche avec naturel :

– Sans le moindre doute !