L’impression d’avoir passé une étape. Marie repense à toutes ces discussions de ces dernières semaines avec ses frères et sœurs. Dans sa Fiat Panda bleue, elle doit patienter. Le samedi après-midi c’est toujours la même histoire, les bouchons entre 16 et 18 heures autour de la zone commerciale. Elle aurait mieux fait d’aller au petit supermarché du village. Pas sûr qu’elle aurait trouvé de la farine de maïs là-bas, ils n’ont pas beaucoup de choix. Elle a préféré assurer. Marie est d’une nature patiente. Elle attend, vient d’allumer la radio. Goldman. Elle écoute Nostalgie. Elle aime la chanson française. Dans une dizaine de minutes, elle espère être de retour à la maison. Les enfants sont là, s’il y a un problème, ils savent maintenant se débrouiller. Elle est heureuse de la façon dont ils ont accepté la présence de sa mère à la maison. Depuis, ils se sont habitués, elle pense même que les adolescents sont très bénéfiques à la vieille femme. Au moins eux, ils n’ont pas tous ces préjugés.

Le feu vient de passer au vert, la route se rétrécit à deux voies, et monte droit le long du mur du château, les hêtres sont encore bien garnis pour la saison, le moteur de sa petite Fiat s’arrête toutes les vingt secondes, elle marche au pas, pare-chocs contre pare-chocs. Le soleil timide dans le ciel pâle est déjà descendu. Par la fenêtre ouverte, la voix étouffée d’une conversation téléphonique lui parvient, les moteurs tournent, redémarrent. Au fond, un train traverse la plaine et coulisse en silence avant de disparaitre derrière les entrepôts noirs de la zone logistique.

C’est une victoire pour elle, mais elle ne peut la partager avec personne. Convaincre de ne pas envoyer sa mère en maison spécialisée a été difficile, toutes ces discussions pendant des semaines pour ne pas l’enfermer dans un mouroir, ces endroits qui respirent la mort si fort que l’on doit traverser les couloirs en apnée. Elle a la sensation d’avoir pris la bonne décision, la seule et unique avec laquelle elle se sentait en accord. Sa mère ne finira pas ses jours dans une chambre d’EHPAD.

Peut-on faire aux autres ce que l’on ne voudrait pas que les autres nous infligent ? C’était son argument principal, un principe que personne ne put contrer. Même Christophe, son petit frère d’habitude si discret, avait admis que non, lui non plus il n’aimerait pas finir ses jours dans un lieu pareil. Marie n’avait voulu brusquer personne, mais elle n’avait pas voulu non plus prendre la décision d’accueillir sa mère chez elle sans prendre l’avis des autres. Car ce qu’elle aime c’est le consensus, faire plaisir à tout le monde, quitte à se remettre en question tout le temps.

Marie a deux sœurs, plus âgées qu’elle, Hélène, cinquante-six ans, Claire, cinquante-deux. Puis vient Charles quarante-neuf ans, et juste après elle Christophe trente-quatre ans. De tous les enfants, elle est la seule à habiter près de chez ses parents. Depuis toujours, elle est restée là, pas loin. Par choix, par anticipation de l’avenir. Très jeune, elle avait compris qu’un jour viendrait où ses parents auraient besoin d’elle. La fratrie s’était éparpillée, ils sont tous partis. Loin, plus ou moins très loin. Marseille, Londres, et Miami, et Orléans.

Reste à vendre la maison familiale. Ce sera la deuxième étape. Pour le moment, elle a besoin de prendre un peu de temps, de profiter de ses enfants qui grandissent, et faire une pause. La maison ce sera pour le printemps prochain, c’est ce que tous les frères et sœurs ont décidé lors de leur dernière visioconférence il y a un mois. Depuis qu’elle est divorcée, elle a repris la maitrise de ses journées, libre de décider, elle se sent plus forte. Elle a appris à prendre les choses dans l’ordre, un souci après l’autre, une solution avant la suivante. Les débats au sujet de sa mère lui ont donné de l’assurance, le sentiment d’avoir repris sa liberté, elle se sent plus rationnelle. Mais, pas de fanfaronnade, elle se sait bien plus sensible, malgré tout.

Passé le haut du château, la route se dégage, deux files, elle se rabat sur la file de droite, et tourne sur la rue Alexandre Dumas. Encore des voitures arrêtées. Que font tous ces gens ici à cette heure ? À droite, les volets de la villa des Darvais sont toujours fermés. Reviendront-ils cet hiver ? La pelouse a été tondue dans la semaine, le Ginkgo Biloba brille des mille nuances de vert tendre. Une sirène de pompiers s’annonce au loin, dans son rétroviseur elle ne voit rien. Le temps d’avancer de dix mètres, elle est maintenant au milieu du carrefour, et se range au maximum sur la droite pour laisser passer le véhicule de secours. C’est la grande échelle qui roule maintenant devant elle, toutes sirènes hurlantes. Elle a eu le temps de voir les hommes s’agiter dans la cabine sous leurs casques métalliques. Un second véhicule, un troisième l’ont obligée à se garer sur le bas-côté.

Les pompiers ont laissé leur lance en travers de la rue, la maison semble ouverte de tous les côtés. Dans son pull rose, la grand-mère est assise en boule devant les hortensias, la tête dans ses mains. Où sont les enfants ? Elle se dirige vers un pompier au téléphone devant le portail du jardin. Les mots se mélangent. Où sont les enfants, mes enfants ! Le pompier la regarde à peine et s’engouffre dans la maison.

Marie veut entrer à son tour. Un autre homme lui barre la route, et la prend par les épaules. Ses jambes viennent de se dérober sous elle, elle s’écroule dans les bras du pompier.

— Vos enfants vont bien. Personne n’est blessé, tout va bien, madame.

Elle murmure, comprend qu’elle est dans un camion de pompiers, relève les épaules. Elle veut sortir.

— Les trois ? Les trois hein ? Où sont-ils ? Je veux les voir.

Les cris. Ceux de sa mère. Soudain un fracas de verre brisé, encore des cris, et la voix de deux hommes.

— Vous vous sentez mieux ? Prenez votre temps, on va y aller ensemble ! D’accord ?

L’homme lui tend une bouteille d’eau, elle boit une gorgée et se lève d’un geste brusque.

— Votre fils a eu le bon réflexe, avec l’extincteur du garage, il a évité le pire.

Dans le jardin, Mémée ne crie plus, elle pleure maintenant sans bruit. Marie a réussi à la calmer en la prenant tendrement dans ses bras. Éviter le pire. C’est une petite femme se dit Marie. Elle a l’impression que sa mère rapetisse tous les jours. Ses cheveux sont un peu en désordre, une mèche est tombée de son chignon sur l’œil gauche. C’est le seul signe. Elle sourit. Elle a déjà oublié qu’elle vient de casser la fenêtre en se bagarrant avec les pompiers.

— C’est l’anniversaire de Jean aujourd’hui, il va avoir la surprise, il aime tellement les surprises !

Elle baisse les yeux sur ces chaussons comme si elle sentait qu’il n’y aurait pas de fête aujourd’hui.

— Maman y a pas d’anniversaire aujourd’hui. Le gâteau c’est toi qui l’as fait ?

— Oh non Madame ! Je ne sais pas cuisiner. Moi mon truc c’est la couture.

Et vous ? Vous savez coudre ? Vous avez une machine ?

Elle parle de plus en plus fort. Marie regarde autour d’elle.

— Maman, ne dis plus rien d’accord ? Chut ! Respire bien, tu ne parles pas, d’accord ? On va rentrer à la maison, d’accord ?

Marie parle très bas elle s’est rapprochée encore un peu plus d’elle.

— Chut maman, c’est comme un jeu on ne dit plus rien sur le gâteau OK ?

Un gendarme se tient derrière elles, semble attendre.

— Elle est un peu secouée, je crois. Alzheimer. Oui. Je m’occupe d’elle et je reviens.

Tout ceci ne serait pas arrivé sans sa maladie. Si cela avait été plus grave. Elle n’ose pas trop y penser pour le moment. Se concentrer sur sa réponse aux gendarmes.

Elle soutient les pas de sa mère, elles entrent toutes les deux dans la maison, Marie ferme la porte de la cuisine en passant. Elle installe la vieille femme dans son fauteuil devant la fenêtre du salon, lui pose sa petite couverture en laine multicolore sur les jambes, à genoux face à elle, elle lui prend la main, se relève et l’embrasse sur le front.

— C’est une formalité ne vous inquiétez pas. On a juste besoin de parler avec vos enfants. C’est la procédure. Vous pouvez rester avec nous, ne vous inquiétez pas.

Le gendarme est jeune, de petite taille, un physique de gentil catcheur dans son blouson bicolore, avec sa casquette, il ressemble à un skieur. Les adolescents sont assis collés l’un sur l’autre dans le canapé, impressionnés mais sages, leurs visages ne sont pas inquiets, sauf peut-être Camille coincé sur l’accoudoir, qui n’arrête pas de retourner ses doigts les uns dans les autres.

— Alors, lequel peut me raconter comment ça c’est passé ?

D’une voix faible, Camille explique. Il voulait faire un gâteau, il a oublié la casserole, sa grand-mère l’appelait, il a quitté la pièce, l’odeur de roussi, le torchon en feu, et les flammes, l’extincteur. Les deux autres adolescents ne disent rien. Ils fixent leur mère d’un regard étonné.

— Et vous alors vous ? Vous étiez où ? Il s’adresse à Salomé et Quentin.

Ils racontent. Ils n’ont rien entendu, jusqu’à ce que Camille monte dans les chambres. Casques sur les oreilles, ils étaient en pleine partie d’Assassin’s Creed.

Le gendarme est resté debout, campé sur le tapis rouge et gris de la salle, les enfants peuvent détailler discrètement l’arme dans son étui, porté à droite. Il conseille de calfeutrer la fenêtre brisée avec des planches, et finit par s’en aller après avoir expliqué à Marie les démarches à faire dès demain. Les pompiers sont partis, les ados disparaissent à l’étage.

Mémée, elle, n’a pas bougé, elle dort maintenant et ronfle à intervalles réguliers. Les pompiers viennent de partir, et les ados ont disparu.

Éviter le pire, ils ont évité le pire. Prendre les choses de manière méthodique. D’abord les enfants, ensuite maman, ensuite on verra. Elle monte les escaliers, s’arrête sur le palier. Sur le mur, la grande photo de famille avec tous les enfants dans son cadre doré. Que va-t-elle leur dire demain ? Et s’ils avaient raison. Est-ce bien raisonnable de garder maman ici ? Peut-être je me trompe. Elle s’avance devant la porte de la chambre de Quentin. Non non, ne pas trop tirer de plans, cela aurait pu m’arriver à moi aussi.

— Comment vous sentez-vous ? On peut parler un peu si vous voulez ?

Camille entre dans la chambre de Quentin, et se blottit contre elle.

— Vous avez été super, je suis très fière de vous, vous savez. Marie reprend un peu son souffle, elle ne doit pas flancher ni laisser paraitre ses doutes.

— Maman c’est bon là ! On va pas en faire un sketch ! C’est pas si grave. Salomé, c’est une adolescente paisible.

Quentin, lui n’a pas tourné la tête, il est affairé sur sa console et tente de la refaire démarrer. Il s’énerve sur le boitier noir.

— Euh, par contre y a eu une coupure de courant là ? On a paumé toute la partie. J’ai trop l’seum. Elle fait vraiment iech la grand-mère là.

— Écoute Quentin, j’comprends. Mais y a d’autres urgences. Alors si tu veux continuer à jouer ce soir, voilà ce qu’on va faire. Tu vas descendre avec moi, on va regarder ce qui se passe pour l’électricité, mais c’est sûrement le disjoncteur. Mais là pour le moment tu vois, j’ai besoin de vous, tout de suite. Le reste on verra plus tard. OK ?

Les adolescents obéissent, descendent au sous-sol. Marie remonte le bouton du disjoncteur. Les deux grands remontent avec plein de planches d’étagères. À Camille, elle confie la mission d’allumer la télé et de veiller sur

Mémée.

Une fois les planches clouées, Marie s’attaque au nettoyage de la cuisine. La mousse de l’extincteur s’est infiltrée dans les placards du bas. Éponger, lessiver, tordre, vider, rincer, trier les objets récupérables, jeter ce qu’il reste des spatules et des cuillères en plastique, inspecter toutes les boites de céréales, les épices, le riz, les pâtes, le chocolat, les briques de soupe. Marie décide d’arrêter là, le mur noirci par la fumée attendra demain. Le plus gros des dégâts est effacé, seule une odeur âcre a imprégné toutes les pièces.

Éviter le pire. Assise devant la télé, Marie voudrait trouver quelque chose à dire à sa mère, lui demander conseil. Avant, la vieille dame aurait trouvé les mots pour réconforter sa fille. Elle est vidée. Éviter le pire. Doit-elle appeler ses frères ? Ses sœurs ? Dire aux enfants de garder le secret. Comment vont-ils réagir ? Si elle raconte l’histoire, sa mère ira directement en EHPAD. Elle le sait. Mais elle ne peut pas non plus mentir. Elle décide de ne pas réagir ce soir. De toute façon, Mémée elle, elle a déjà oublié. Restent les enfants, que leur dire ? Ils en parleront sûrement à leur père le week-end prochain.

Du pied de l’escalier, Marie prend son souffle pour interpeller les enfants.

— Hé, oh ! Ce soir, c’est pizza pour tout le monde. Descendez choisir ce que vous voulez manger !

Marie attrape son téléphone pour appeler la pizzeria. Un texto.

Toujours OK pour demain ? Tu passes me chercher à 13 h ? Les obsèques débutent à 14h30, mais vaudrait mieux qu’on y soit avant pour trouver de la place à se garer. Bises.

Comment avait-elle pu oublier cet enterrement demain ? Au fond d’elle, sa façon d’oublier, de zapper, elle se connait. Elle réalise que le pire est toujours possible.