Tom est installé à sa table habituelle, il est un peu en retrait mais pas trop, juste ce qu’il faut pour être seul, tout en étant avec les autres clients. Ce petit bar de quartier, juste en bas de son nouvel appartement est devenu son QG, lorsqu’il a définitivement sorti ELLE de sa vie. Ce rituel avait marqué le commencement de son statut d’homme libre. Celle qui partageait son quotidien depuis si longtemps était maintenant ELLE. Jamais plus il ne prononcerait son prénom. Cela avait été le moment ou jamais. S’il ne changeait pas de direction maintenant le reste de son existence s’écoulerait sur le même mode, jusqu’à ce qu’il en crève. Voilà le bilan qu’il avait fait le matin de son dernier anniversaire avec ELLE. Il avait pris une journée de congé et rassemblé avec minutie les affaires qui n'étaient qu’à lui, qui ne portaient pas son empreinte à elle. Quand cela avait été fait, il les avait portées dans sa voiture qu’il avait pris soin d’éloigner de la maison par précaution. Le reste de ses vêtements, quelques livres, tenaient dans deux sacs de voyage qu’il avait posés devant la porte. Lorsqu’elle arriverait tout à l’heure : la messe serait dite.

C'était un jour important, il est évident qu’elle le passerait avec lui, mais ELLE aimait le mélodrame, la torture, les portes qui claquent. Sa surprise serait celle-là. ELLE n'était pas rentrée de la nuit. Habituellement c'était là que le jeu commençait. Il était censé la retrouver par tous les moyens, son téléphone serait éteint, alors il appellerait ses amis, puis la police, puis les hôpitaux. Il imaginerait toutes les catastrophes possibles, alors qu’elle serait en train de s’amuser ailleurs, tout simplement. Ce soir-là, il était lucide, elle le faisait marcher, mais ça ne prenait plus. La fin de leur histoire aurait pu se passer de cette façon. ELLE était le genre de femme jamais à court d’idées pour enterrer l’autre dans un gouffre, et à avoir autant d’imagination pour le ressusciter. Tom se complaisait dans le rôle de l’éternelle victime et ELLE dans celui du bourreau. Depuis quelque temps malgré tout il avait montré une certaine désobéissance en ponctuant sa morne existence de petits moments de douceur.

Et puis un matin comme les autres alors qu’il marchait les yeux rivés sur le macadam, il avait poursuivi son chemin sans éviter une ravissante brune. Plutôt que de la retenir il l'avait protégé son visage avec ses mains, pendant qu’elle perdait l’équilibre. À même le sol sa jolie robe à fleurs retroussée sur les jambes, elle avait éclaté d’un rire franc, contagieux, magnifique. — Aidez-moi plutôt. Et elle lui avait tendu la main. Sa fraicheur, son parfum, sa tête tournait , son corps s'embrasait à nouveau. L’enclume qu’ELLE avait maintenu sur sa poitrine jour après jour s'envolait. La fille était tombée sous le charme, sa présence, sa voix lui était devenus indispensables. Tom plaisait aux femmes, et il avait alors multiplié les aventures comme s’il menait une enquête de service interne. Il était à chaque fois étonné de l’effet qu’il produisait et de la joie qu’il en ressentait . Il y croyait vraiment à sa seconde chance, ELLE n’avait plus aucun pouvoir sur lui. Même si cela avait été difficile de sortir du carcan autodestructeur dans lequel il avait pris racine. Alors, il avait mené ce nouvel épisode en solitaire plus de conquête, mais une introspection sur lui-même en tant qu’homme seul et une observation des autres. Il devait comprendre ce qui l’avait entraîné dans cette jouissance de la souffrance, car il s’agissait bien de ça. Il allait vraiment de mieux en mieux. Il n’avait pas besoin de ça, il se sentait con, qui aurait besoin de ça, ELLE peut-être. Oui ELLE. Il était cruel mais n’en ressentait aucune culpabilité, il y prenait même un certain plaisir.

Trente-quatre ans, son père avait le même âge quand il est était tombé malade : l’amiante. Il travaillait pour faire vivre sa famille et c’est ce qui l’avait tué. Tom était alors un petit garçon espiègle et rieur, il était à bonne école, copiant un père au charme léger et enfantin. Tom se demandait encore ce qui avait pu transformer cet homme merveilleux en tyran. Il avait décliné si vite, son corps ne le tenait plus, c'était juste une masse allongée. Aujourd’hui encore Tom regrettait de ne pas s’être assis sur le bord de son lit, pour lui prendre la main et lui dire des mots doux comme dans les films américains. Son père vociférait des insultes en permanence, Tom aurait pu ne pas écouter, sa mère aurait pu le rassurer. Elle aurait dit : — Ce n’est pas lui qui parle c’est la maladie, ton Papa t’aime, sois sûr de ça. Pourtant elle ne disait rien. Elle ne faisait rien non plus, pas un geste tendre envers son enfant. Elle n’avait pas plus de compassion pour son bon à rien de mari, devenu inutile. — Je voudrais vous voir crever. Papa chéri entonnait entonne cette phrase comme un refrain jour après jour. Tom avait voulu oublier ces paroles dont il avait honte, autant de les avoir reçues, qu’entendues.

La dernière fois qu’il avait parlé à ELLE, quand elle lui avait dit gentiment : — Tu dois te faire dépister, toi aussi. Il aurait voulu répondre : — Gagné ! On va crever ensemble, mais séparément. C’était stupide mais il aurait eu l’impression d’avoir le dernier mot.

Des phrases toutes faites tournent dans sa tête. Il attrape son téléphone, c’est un message d’absence, elle n’est pas disponible. Sûrement une de ses ruses pour l’inquiéter, son petit jeu ne prend plus. Il tape un texto : — Je préfère le VIH sans toi, plutôt que la santé avec toi. Un grognement s’échappe des lèvres auxquelles il vient de porter son café brûlant. C’est comme un rappel au monde terrestre, aux sensations de son corps. Il attrape son téléphone portable, le SMS n’est pas parti. Il l’efface. — Qu’est-ce qui me prend. Je deviens cinglé. Si ça se tombe c’est moi qui lui ai filé le VIH, et peut-être même que je n’ai rien. Je suis pire qu’elle finalement. Mon Dieu si je ne suis pas malade je te promets de m’occuper d’elle jusqu’au bout. Je ne lâcherai pas sa main. Oui c’est ça, c’est ma mission sur cette terre. Il souffle, rassuré c’est donc comme ça que se profile son avenir, il lui sacrifiera les meilleures années de sa vie. La maladie la changera et peut-être qu’ils vivront à nouveau une grande histoire. Ils atteindront en martyrs la sagesse, pour enfin se laisser porter par le feu de leur amour. Il enfile ses baskets, il va avoir besoin de toutes ses facultés autant physiques que morales. Un corps d’athlète, et un mental d’acier, les mois les années à venir seront un défi. Il faut être fort, être prêt. C’est le moment de se mettre à courir, il place ses écouteurs sur ses oreilles et entonne la chanson de Piaf, à tue-tête. — Non je ne regrette rien. Rien de rien. Édith Piaf lui parle que veut-elle ? Qu’on le laisse tranquille, que cette voix d’homme cesse. Il crie plus fort : — Non je ne regrette rien, rien de rien. Puis le silence. — Tom les résultats sont arrivés je voudrais te voir maintenant. Où es-tu ? Quelle ironie du sort, les pas de Tom l’ont mené jusqu’au cabinet de son médecin et ami Paul. Ce dernier est parfait, il explique l’inacceptable, de façon calme et apaisante voire même rassurante. Les traitements ont évolué et Tom est en excellente forme : la preuve il vient de faire un jogging. Tout ira bien ses jours ne sont pas en danger. D’ailleurs le médecin va arrêter le traitement prEP (traitement préventif) puisqu’il n’est pas utile pour lui. La maladie peut évoluer très lentement et son quotidien sera dans un premier temps à peine modifié. Un sourire qui ressemble à une grimace barre le visage de Tom lorsqu’il sort du cabinet. Un monologue s’engage pendant qu’il chemine en respirant bruyamment : — J’ai le sida mais ce n’est rien tout va bien, je suis en en pleine forme. C’est encore mieux, comme je l’ai aussi, je n’ai pas à m’occuper de l’autre folle. ELLE va payer pour le mal qu’elle m’a fait et moi je suis juste positif sans être malade. Voilà ! quelle journée, heureusement le weekend arrive je vais pouvoir souffler et arrêter cette connerie de jogging. Tiens je vais aller boire un verre avec des potes. Je n’ai pas de potes à part Paul. On s’est déjà vu tout à l’heure. Est-ce que c’est une bonne idée, en plus il finit toujours ses journées très tard. Moi j’ai envie de me coucher tôt ce soir, avec toutes ses conneries ça fait deux jours que je ne dors pas. Maintenant que je suis soulagé tout ira bien. Je vais même aller voir Papa tiens. Il est temps qu’on parle. Tom continue sa route vers le cimetière. Il marche calmement, puis un peu plus vite, pour finalement courir comme si son père n’allait pas l’attendre. Il est si essoufflé qu’il doit s’asseoir sur la tombe, juste à côté de la photo. La ressemblance est frappante, si le père portait un tee-shirt à la place d’une chemise, la présence du jeune homme pourrait porter à confusion. Il regarde la photo mal à l’aise. C’est comme s’il était assis sur sa propre tombe. — C’est glauque comme truc. Tu sais papa en venant ici je me suis dit que j’aurais pu être contaminé de façon sérieuse. Du coup je me demande ce qui est important pour moi. Le doute, l’angoisse, l’euphorie puis maintenant le questionnement, peut-être le doute finalement. — Qu’est-ce que j’ai fait, jusqu’ici, qu’est-ce que j’aurais voulu faire et que je n’ai pas fait ? Je n’ai pas vraiment regardé en arrière, je ne me souviens pas en fait. Avant c’était flou, sombre puis ELLE est apparue elle a mis de la couleur, du rouge surtout : du feu. Plus ELLE me malmenait plus je m’accrochais. Je ne pensais qu’à ELLE, mais je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais vraiment regardée. D’une journée à l’autre, d’une heure à l’autre la tragédie pouvait s’immiscer, peut-être que c’est moi qui la rendait comme ça. À chaque fois je me disais ce truc : fuir. Je devais partir le plus loin possible, puis quand j’avais pris ma décision, quand j’en avais enfin le courage, ELLE changeait de tactique et sortait l’artillerie lourde parvenant je ne sais comment à me récupérer. Pourtant le temps a fait son œuvre et j’ai enfin réussi à la quitter pour de bon. Mais à part batailler contre ELLE, je ne sais rien faire. Je n’ai même pas d’amis sauf Paul peut-être, mon médecin qui a sûrement pitié du pauvre type battu par une furieuse qui pèse à peine cinquante kilos. ELLE. ELLE. ELLE. J’avais le choix j’aurai pu lui dire stop. Mais je voulais être accaparé, ne pas penser, ne pas me retourner et ELLE ne me lâchait pas. À présent je me cherche et quelque chose me dit que je ne vais pas avoir beaucoup de temps pour me trouver. Depuis un moment j’ai assez observé les autres pour avoir envie de les rencontrer. C’est étrange mais le monde ne me fait plus peur. Je vais être rejeté, en baver, je suis presque content parce que je vais aussi je crois, aimer, rire, et enfin pleurer. Il faut que je voie la mort en face pour commencer à aimer la vie. Quel con. Quand Tom rentre chez lui quelqu’un l’attend sur le palier, c’est Paul. — Je t’apporte les papiers pour l’hôpital, tu les as oubliés. Tu rentres lundi pour tous les examens dont je t’ai parlé, ensuite tu seras suivi en hospitalisation de jour. Tu pourras continuer à travailler, à sortir, à voir du monde c’est important. Et si tu as la moindre question, le moindre doute, besoin d’un ami, tu as mon numéro de portable. Je suis là pour toi. — Oui merci. Je vais aller prendre un verre au « Bistrot », tu sais c’est au coin de la rue. Les gens me connaissent, c’est un peu comme une famille. Dans la mienne, on a omis certains sujets, on ne se refait pas je ne leur dirai pas tout non plus. Enfin pas tout de suite.