Marie se trouve un peu éloignée du groupe. Elle se tient derrière eux, attendant. Son corps gainé de noir ressemble à un I, bien droit parfait, bien rangé derrière cette foule de dos tournée vers le même vide. Elle aime le noir. Cela fait ressortir avantageusement ses formes parfaites. Elle se trouve belle, surtout à son âge, après trois accouchements. Et puis le noir pour un enterrement cela se fait. Elle aime respecter certaines convenances sociales. Sûrement en réaction à la position de sa mère, plutôt rebelle. Elle attend apparemment quelqu’un au vu des regards qu’elle lance régulièrement et vivement autour d’elle.

Elle attend ensuite, le regard dans le vide et pense à sa mère. La dernière fois qu’elle l’a vue, elle était allongée sur un brancard. Sa mère, qu’elle ne voulait pas mettre en maison de retraite, avait fini par foutre le feu à la cuisine. La pauvre, finir Alzheimer, quel malheur, pas elle… Maintenant, où elle est, elle ne risque plus de mettre le feu. Marie ricane à cette idée, elle se dit qu’elle est bête et méchante de rire maintenant, à l’enterrement. Elle se retourne vers elle-même, tout en noir, pathétique, en se disant que c’est étrange que son ami soit en retard à l’enterrement. Elle s’étonne. Elle bougonne un peu. Elle n’aime vraiment pas les enterrements, comme tout le monde, mais en pire.

Une association d’idées et un cheminement dans le cerveau qu’elle ne maîtrise pas l’amènent à la grossesse de sa mère. Elle compte sur ses doigts. Elle a 38 ans. Sa mère était enceinte d’elle en mai 1981. L’enterrement de Bob Marley que sa mère lui a raconté mille fois. Mais oui, ça doit être ça, son aversion profonde. Elle avait à peine 1 mois dans son ventre quand elle a assisté aux obsèques de Bob. Sa mère était plus qu’une grande fan, Bob c’était le modèle de sa vie. Rasta, cool, fumeur avec un je ne sais quoi d’asocial. Elle avait toujours rêvé d’aller vivre dans un village rastafari de la Jamaïque. Elle n’avait pas pu. Par contre elle avait réussi à se rendre à Kingston le 21 mai 1981 pour assister au plus grand jour de sa vie. Des milliers de personnes étaient là, commémorant le plus grand homme qui ait jamais existé. Il faisait très chaud, trop de monde, un début de grossesse fatiguant. Elle avait voulu suivre le cortège jusqu’à Nine Miles, le village de Bob qui serait sa dernière demeure. Mais après des heures d’attente devant l’Aréna, la grande salle où fut exposé le corps de Bob, son corps la lâcha et elle tomba dans les pommes. Marie est persuadée qu’elle a tout ressenti de ces journées, tranquillement installée dans le ventre de sa mère, qui s’écroulait de chagrin à l’autre bout du monde. Par la suite et pendant toute sa vie, sa mère célébra la date anniversaire du 11 mai, mort de son maître, comme des milliers de personnes dans le monde. Et toute sa vie elle essaya de régler sa vie en France comme si elle vivait en Éthiopie dans une communauté rasta. Cela a profondément agacé Marie pendant toute son enfance. Elle était montrée du doigt à l’école, n’avait rien à raconter aux enfants de son âge qui n’avaient pas la même éducation et les mêmes centres d’intérêt. En plus elle n’avait pas de père, sa mère ayant décidé que cela ne servait à rien un père, sauf pour mettre enceinte et aider à la naissance d’un enfant. Après basta, pas un homme dans sa vie, mais plusieurs, l’esprit communautaire sûrement. Avec le temps elle avait fini par se caser, et pas avec le meilleur. Marie se dit qu’elle a organisé sa propre vie, si bien rangée, nette, propre, avec trois enfants qu’elle aime, une vie sociale et professionnelle enrichissante et équilibrée, en réaction à l’éducation de sa mère. Jusque-là rien de bien nouveau. Malgré tout, elle a gardé de son enfance un certain sens de l’indépendance.

Elle revient à la réalité, mal à l’aise, pleine d’amertume dans la bouche qui lui aigrit l’humeur. Foutus souvenirs. Elle regarde autour d’elle. Son ami n’est toujours pas arrivé. Elle le cherche du regard et ne le voit pas. Par contre, quelque chose cloche dans l’assistance. En observant les gens présents, elle remarque qu’ils ont en moyenne 20 ans pas beaucoup plus, à part quelques-uns placés à côté du cercueil. Elle recommence un calcul sur ces doigts. Bon, son ami a 52 ans, donc sa mère, même si elle l’a eu jeune, devait avoir au moins 70 ans ? Alors qui sont tous ces jeunes ? Les multiples amis que l’on peut se faire au lycée, persuadé que plus on en a, plus on est un être intéressant ? Ce n’est pas dans la nature humaine de mourir si jeune. Cela ne fait pas partie des possibles dans sa vie. Perdre un enfant, son enfant. Impensable. Le couple plus vieux, les parents ? Quelle horreur ! Non, ne pas penser à l’impensable.

Et puis son ami qui n’arrive toujours pas. En retard à l’enterrement de sa propre mère, c’est bizarre. Marie regarde sa montre. Cela fait quarante-sept minutes qu’elle attend. Elle commence à ressentir des fourmis dans les jambes, elle s’adosse au dos d’un caveau, dont elle ne connaîtra jamais les propriétaires. Allez, elle lui laisse encore quinze minutes et elle s’en va. Surtout que ses trois gamins l’attendent pour aller ensuite au restaurant fêter l’anniversaire du plus petit. En plus leur père sera là. Il ne faut pas qu’elle soit en retard. Elle entend déjà les reproches de ce dernier. Et aujourd’hui elle n’en a pas besoin. Avant que les divagations de son cerveau la replongent dans ses pensées, elle remarque au loin un homme qu’on pourrait qualifier de BBT. Beaux bruns ténébreux, elle adore. Un air soucieux lui barre le visage ce qui gâche un peu sa beauté. Elle l’observe discrètement et bizarrement elle a l’impression de l’avoir déjà vu en étant sûre de ne pas le connaître. Un air de l’avoir déjà croisé en s’observant dans le miroir. Elle a les mêmes cheveux que lui, une ressemblance dans le regard soucieux. Ce n’est pas possible ! Son père qu’elle ne connaît pas ? Non, il a l’air trop jeune. Un frère caché ? Cela ne l’étonnerait pas de la part de sa mère.

Et voilà que ses pensées la repoussent vers cette dernière. Elle se questionne sur les rapports qu’elle a eus avec elle. Toujours en contradictions et ne voulant pas lui ressembler. Et pourtant. Comme sa mère, ses enfants n’ont pas vraiment de père. À la naissance du dernier il y a 12 ans elle a décidé de vivre seule, de faire tourner le ménage avec son seul labeur. Ah indépendance quand tu nous tiens ! Avec son ex, ils se croisent 2 fois par mois pour se refiler les gamins, enfin gamins, ados à la con plutôt. Mais qu’est-ce qui lui prend ? Toute cette aigreur qui remonte. Elle, si sereine, équilibrée, contente de son boulot, d’elle. Sûrement l’ambiance enterrement. C’est dans ces moments-là qu’on regarde sa vie passée, la vie, la mort. Tout ça n’est pas très agréable.

Elle a froid tout à coup. Elle se sent de plus en plus oppressée. Cette sensation inhabituelle lui procure un choc qui la fait ressortir de ses pensées nauséabondes. Elle se reprend, se redresse, s’étend pour décoincer ses pieds des talons aiguilles qui commencent à la fatiguer. Pour une fois elle aurait voulu porter des baskets. Elle lève les yeux et a l’impression qu’ils la regardent tous, corbeaux noirs à peine sortis du nid et déjà en deuil ! Elle se sent vaciller, ses jambes la lâcheraient-elle ? Non, il n’en est pas question. Elle se met à marcher, inquiète et ne se sentant pas à sa place. Et son ami toujours pas là. Elle est sûre maintenant qu’elle s’est trompée d’enterrement. Elle se sent de plus en plus mal à cette pensée. Elle, si parfaite, toujours au bon endroit, se tromper d’enterrement !

Tout à coup, elle ne sent plus ses jambes, comme si on les lui avait sciées à la tronçonneuse. Elle a l’impression que ses yeux se remplissent de sang et, avant de ne plus rien voir, elle aperçoit son ami courir vers elle. Il est tout pâle, les bras tendus vers elle comme un zombi sorti d’une tombe. Elle voit encore sa bouche s’ouvrir dans un silence. Il l’appelle, elle n’entend rien. Cette vision fantomatique la fait tellement angoisser, comme un cauchemar dont on se réveille mal, qu’elle réagit. Son corps bouge. Elle a moins froid. Elle passe sa main dans ses cheveux pour les regonfler comme si cet instant d’oubli l’avait raplati. Elle met en branle ses deux magnifiques jambes gainées de noir pour l’occasion, avance vers son ami, un sourire accroché sur son visage.

Elle marche, sûre d’elle maintenant, en espérant que le BBT la suive de son regard de braise. Elle s’élance, heureuse de reprendre enfin l’équilibre, consciente qu’il est si frêle et fragile maintenant, cet équilibre qu’elle a tant choyé qu’elle se sent prête à tout pour le défendre.