Alice trouvait bien pratique de vivre juste au-dessus de son arrêt de bus. Cela lui permettait de partir sans stress, au dernier moment, toujours au dernier moment… Mais parfois, comme aujourd’hui, elle savait avant même d’avoir atteint la rue qu’elle devrait attendre neuf minutes avant le prochain bus. Comme chaque matin, en passant le seuil, elle fixa la pharmacie jouxtant son immeuble et soupira. Elle ne vit pas l’homme qui se dressait sur son passage et le percuta, elle sentit son corps partir à la renverse et s’agrippa de toutes ses forces à ce qu’elle put pour ne pas tomber. — Je suis désolée, je ne vous avais pas vu ! Elle était toujours agrippée à son bras et, maintenant, prenait le temps de le voir, de l’inspecter de la tête aux pieds. Il lui semblait le reconnaitre… Il leva enfin les yeux sur elle et fit un mouvement pour dégager sa main. Il ne lui répondit pas, son regard était posé sur elle, mais il ne semblait pas la voir. Elle remarqua ses traits tirés, ses épaules tombantes. Gênée, elle s’excusa une dernière fois et partit s’assoir sous l’abri de bus. Intriguée, elle se retourna une dernière fois et le reconnut enfin ! C’est Tom ! Un de ses voisins. Ils se croisent régulièrement à la piscine sur le rooftop de leur tour. Il lui est même arrivé de le rencontrer dans le hall ou dans les escalators, toujours bien accompagné… mais jamais avec la même femme. Un sourire se dessina sur ses lèvres, serait-elle un peu jalouse de lui attribuer autant de conquêtes ? Elle reconnut qu’elle n’avait jamais été indifférente à son charme, car il en avait beaucoup et en était bien conscient. Cela lui revenait par vagues, comme un tsunami déferlant sur son cerveau. Comme une balle tirée dans son cœur et dont l’impact résonnait en ondes dans tout son corps. Violent et légèrement douloureux.

— Je suis désolée, je ne vous avais pas vu ! La voix lui sembla lointaine. Qu’avait-elle dit ? Que lui voulait-elle ? Pourquoi s’agrippait-elle à lui ? Sa seule pensée fut de se dégager. Il ne pouvait pas, non, il ne pouvait pas… pas maintenant… il ne pouvait plus interagir avec un autre humain. Il ne la vit et ne l’entendit pas. Il caressait nerveusement la surface granuleuse du papier bon marché où était imprimé son traitement prEp en prévention… l’empreinte du sceau de la disgrâce, de la honte… il n’avait ni la force ni le courage d’affronter le regard de la pharmacienne quand il lui donnerait son ordonnance. Avec les années, elle était devenue plus qu’une simple connaissance. De la compassion ? Du jugement ? Il redoutait autant l’une que l’autre. Inconsciemment, il avait pris sa décision, il irait ailleurs… là où on ne le connaîtrait pas… là où le jugement de l’Autre l’affecterait, lui semblait-il, bien moins. Il devait partir, fuir, quitter cette rue. S’il avait pu, il se serait mis à courir. La rue l’agressait. Elle était terne, puait. Elle l’observait, le jugeait, le raillait, le poussait vers un gouffre, noir, sans fond et froid. Cela lui coupait le souffle, son cœur avait des dératés, le sol se dérobait sous ses pieds. Il sentait perler sur sa peau, des gouttes de sueur. Un état grippal ? Un hangover ? Des courbatures dues au sport ? Il aurait préféré… mais la scène se répétait sans cesse… la table au restaurant… elle, enfin ses lèvres remuant, lui annonçant sa… il ne pouvait même pas penser le mot. « Au choix, vouloir un bébé de lui aurait été bienvenu ! Au moins, c’est la célébration de vie, les félicitations à venir, du genre : bravo mec, t’as bien bossé ! Accompagné de la petite tape sur l’épaule » non, non, rien de tout cela, elle l’avait condamné et amené direct à l’échafaud. La fête était bel et bien finie. Tel un automate, il avait repris son chemin, du moins son corps. Son cerveau était à la limite de l’explosion. Il pensait à la réaction des siens. Ses amis, enfin du moins ses vrais amis, car les autres…. Il savait pertinemment qu’ils prendraient peur et s’éloigneraient petit à petit. Et, sa famille, son père… oui, son père aurait eu sûrement honte de lui. Et sa mère ? Cela la tuerait sûrement, il ne put en supporter plus, la vision de la tristesse de sa mère lui embrumait les yeux. Il était trop tard pour se reprocher ses agissements, son mode de vie, son insouciance. Il pensait avoir fait attention, apparemment non ! Ou était-ce une punition, du genre « tu l’as bien mérité, te voilà émasculé ! » Il en était là des pérégrinations de son cerveau quand il se rendit compte qu’il faisait face à l’entrée d’une pharmacie. Son corps s’était figé, il attendait les instructions. Il jeta un regard à la ronde « au cas où »… vida son esprit tout en expirant et entra.

Alice avait réussi à rattraper son retard et était sur le fil du rasoir pour prendre son shift. Personne n’avait rien remarqué. La première heure avait été intense. Beaucoup de maux de ventre, de tête, de douleurs articulaires ou musculaires. Elle venait de terminer avec « la mamie aux chats » et ses anti-puces. Elle était retournée dans l’arrière de l’officine pour commencer à déballer et ranger les livraisons du jour, quand elle entendit les battants de la porte électrique s’ouvrir et la sonnette se déclencher au passage d’un nouveau client. — Bonjour, dit une voix grave d’homme. — Alice, pouvez-vous prendre en charge le monsieur, je suis déjà occupée, avait demandé sa supérieure. Alice s’exécuta aussitôt et revint à sa place — Bon...jour… Aussi surprise qu’intimidée, elle se retrouva face à Tom. Elle était intriguée et les questions fusèrent. L’avait-il suivie ? Pourquoi venir ici alors qu’il y a une pharmacie aux pieds de la tour ? — Bonjour, lui répondit-il en lui présentant sa carte vitale et une ordonnance chiffonnée. Il ne l’avait pas reconnue, c’était sûr. Elle enregistra son numéro d’assuré puis entra dans le logiciel de gestion pour envoyer à l’étage sa demande de délivrance de produit. C’est en tapant le nom du traitement qu’elle réalisa. Elle comprenait mieux son air abattu, son absence. Elle pourrait lui demander là, s’il était en attente des résultats. Ou simplement lui dire que la vie ne s’arrêtait pas là… mais elle sentait bien que ce n’était pas le moment, tout son corps était fermé. C’était souvent le cas quand les gens devaient faire face à une telle nouvelle. Elle mit dans un sachet son traitement, glissa discrètement les brochures qu’ils avaient à disposition et les numéros d’appels des centres d’aides et d’accompagnements. — Plus tard, se dit-elle à elle-même. J’irai lui parler plus tard. Je saurai où le trouver. Elle lui tendit le sachet qu’il prit. Il la remercia. Un instant, elle crut qu’il l’avait reconnue. Elle lui sourit, il esquissa un sourire contrit et regagna la sortie de l’officine.