Bas sur l'horizon, le soleil brille faiblement. Les mélèzes proches pointent leurs cimes enneigées vers le ciel bleu pâle. Lourdement vêtu — en Sibérie on préfère superposer les couches de vêtements, laine, cuir et fourrures, à l'ancienne — Tom prend avec lui le fusil debout à côté de la porte, déjà chargé, une boîte de cartouches entamée est posée à ses côtés. Les loups attaquent désormais en journée, mieux vaut être prudent. Il a déjà eu l'occasion de s'en servir, mais il préfèrerait éviter de réitérer son piètre exploit : cinq tirs, et pour tout carton un louveteau à peine sevré, sorti imprudemment de sa tanière sans sa fratrie. Katya en a pleuré. Porte refermée dans un grincement. La bise est glaciale. La nuit a été clémente, pas de congères à déblayer dans l'allée. Il marche droit devant lui, droit vers l'orée du bois.

Mais Tom n'a pas froid, comment le pourrait-il ? Sa chambre, à l'étage, doit être la moins bien isolée de la maison de campagne de ses parents. Orientée plein sud. La petite fenêtre à meneaux ne laisse rentrer que les moustiques. L'air est étouffant, les draps sont moites. L'homme est trempé. De sueur et de terreur nocturne. Six jours maintenant, et six nuits, le même cauchemar... Il avance péniblement, la couche de neige est épaisse. Le chemin de la veille a été balayé par les vents, cela le contrarie, il doit faire la trace. Et encore une fois, un cri strident, suivi du claquement d'ailes d'un rapace. Il lève la tête, juste à temps pour voir l'oiseau filer au-dessus des arbres, un charognard. À quelques mètres, au pied d'un tronc, une tache sombre. Envahi d'une sourde appréhension, il hâte le pas, lâche le fusil qui l'encombre, arrache ses gants et tombe à genoux. Il prend à pleines mains la neige écarlate, qui peu à peu fond entre ses doigts. L'eau partie, reste le sang.

Le réveil sonne encore une fois. Rappel. Il est 07h00. Exercices physiques. Tom émerge péniblement de l'étau glacé de son rêve russe. Il a la gorge sèche, mais ce n'est pas le froid sec qui tarit sa salive. Putain de cauchemar. Il cherche d'une main la bouteille d'eau à côté du lit. Vide. Il n'a pas souvenir d'avoir bu autant. À part la veille bien sûr, avec son beau-père, mais ce n'était pas de l'eau, la "voda", mais la petite eau, la "vodka", rapportée d'un dernier voyage.

Le flash lumineux de sa montre connectée lui indique que son rythme cardiaque est trop rapide. Resynchroniser les battements de son cœur à sa respiration. Il expire profondément selon la méthode qu'il connait par cœur maintenant. Bien que destinée à favoriser l'endormissement, le technique mise au point par un médecin d'Harvard marche aussi pour améliorer son réveil, synchroniser la nuit et le jour. L'aube.

"Ici et maintenant" : son mantra depuis l'annonce de sa séropositivité. Le médecin lui a donné les coordonnées d'un psychologue. Il n'a pas encore accepté l'idée de se confier. Ou alors juste pour dire qu'il a contracté le VIH. Que ce n'était pas prévu dans son plan de carrière et sa vie privée. Voilà.

Le soleil se lève, Tom aussi, enfin. Il cherche son sac de voyage, hier il lui semblait l'avoir posé au pied de l'armoire. Le voilà monté en grade, son paquetage, en haut du meuble. Bien entendu vidé de sa substance, encore une fois sa mère en a trié le contenu, linge sale, linge douteux, linge propre. Hésitant parfois sur ce dernier. Il lui arrive ainsi de se retrouver sans vêtements, ou presque, au petit matin.

Tom a beau être trentenaire, elle reste attachée à cette marque d'intrusion affectueuse. Il ne lui en fait plus le reproche. Mettant de côté ses effets les plus personnels dans un compartiment secret, évitant toute situation conflictuelle. Le fils chéri, son petit dernier. Celui qui part loin, longtemps, et qui revient avec un bagage maculé de terre ocre ou de sable noir. La taille des grains et les couleurs changent, Tom lui ne change pas. Sur ses destinations, sur ses rencontres, pas un mot. Cette manie du silence va lui servir dans les semaines, les mois qui viennent. Il n'ose pas penser au-delà, effrayé par les conséquences potentielles de ses mensonges.

Il attrape un caleçon soigneusement plié dans la commode, premier tiroir à droite. Il ne se baladera pas complètement à poil ce matin.

Le parquet grince sous ses pas. Souvenirs adolescents. Tout un art d'acheter le silence des lattes pour rejoindre son frère, et téter la bouteille de gnôle du grand-père, planqués sous l'escalier. En faisant semblant d'aimer ça. Un sourire en coin. Gaby. Dire que ce grand couillon est devenu contrôleur fiscal. Il a vraiment mal tourné. Pas étonnant que je sois le préféré des deux.

Les toilettes sont dans la salle de bain au fond du couloir. Vidé au sens propre et figuré du verbe, il prend une douche d'eau tiède, il n'y a même plus d'eau froide. Il aimait ça, l'eau froide. Tout ce qui était froid. Tout ce qui pouvait faire contraste avec elle, la fille de l'Oural aux yeux noirs, légèrement bridés. La retrouver, transi, pour mieux se réchauffer. Mais ça c'était avant.

Il s'essuie à peine, à quoi bon ? Et jette un regard fugitif à son reflet. Salut Bradley ! Un peu plus petit, mais plus musclé que Cooper. Plus sec. Même belle gueule, assurément. Putain ça fait vraiment chier.

Nu, il enchaine les pompes sur le carrelage mouillé, des séries de 25, son nombre fétiche. La date d'anniversaire de son père, la sienne aussi. Et celle de Katya. Pure coïncidence. Son âge lors de leur première rencontre, le numéro de son appartement à Irkoutsk, les deux derniers chiffres de son téléphone. Aujourd'hui il n'en veut plus de ce nombre porte-bonheur. Il va falloir songer à en changer, il ne pourra en tirer plus rien de bon. Son corps le lâche plus vite que ses ruminations. Muscles tétanisés au bout de 10 séries, il titube, enjambe le rebord dans la baignoire et tourne le robinet à fond.

Sylvie n'aime rien tant que se lever tôt et se mettre en cuisine quand sa garde rapprochée est encore endormie. L'arrivée inattendue de Tom, à elle seule, compense l'absence de son aîné, reparti hier soir après le dîner, en laissant les enfants. Elle porte une tunique longue en indienne, un cadeau offert par son cadet au retour d'un trek au Cambodge, ou en Birmanie peut-être. À ses poignets tintinnabulent des bracelets en argent repoussé qui eux doivent venir d'Afrique.

Au téléphone ce vendredi, il l'avait prévenue qu'il serait seul. Oui, il avait revu Katya. Elle était retournée en Russie, son boulot, la famille... Il semblait accablé. Non, ils n'allaient pas se remettre ensemble. Non, il ne comptait pas la revoir.

À peine arrivé et malgré la chaleur encore intense, il était parti courir en les saluant à peine. À table, il n'avait pas desserré les dents. Visiblement agacé par le babillage des jumeaux, il s'était plus d'une fois accroché avec sa belle-sœur. L'ambiance s'en était ressentie, hâtant le départ de Gaby.

Plus tard, même avec plus d'un verre dans le nez, il était resté évasif sur les raisons de leurs retrouvailles. Sylvie ne connaissait pas beaucoup Katya au final, une jeune femme discrète, polie, toujours souriante. Sportive et férue de voyages. Ils formaient un beau couple. Tom avait l'air heureux à l'époque.

Songeuse, elle diminue le feu sous la bassine en cuivre où cuisent à gros bouillons les fraises. Avec l'âge, son mari a développé une certaine appétence pour les douceurs.

Le voilà qui rapporte sur un plateau les cadavres de la veille. La bouteille de vodka est vide, comme le flacon d'eau de vie du grand-père. Un geste affectueux de Michel envers Tom , une tentative d'apaisement, les dernières bouteilles de l'aïeul ne sortant qu'aux grandes occasions.

Du Babyphone se font entendre des petits bruits, les jumeaux sont réveillés. Tu veux bien t'en occuper ? D'une caresse sur les cheveux de sa femme, Michel acquiesce. À l'instar de Tom, il est peu bavard. Il parle avec ses mains, des mains de paysan puissantes et calleuses, qui se font douces sur la peau de Sylvie et les joues de ses petits-enfants. Les bouteilles sont déposées dans l'arrière-cuisine, le plateau nettoyé, Michel disparait au fond de la maison, dans la chambre la plus fraîche où dorment les bébés.

Nouvelle douche. Toujours tiède. Derrière la porte sont suspendus un bermuda et un t-shirt, un oubli de Gaby. Trop grands mais peu importe, avec cette chaleur des vêtements amples seront les bienvenus. Tom descend l'escalier. Le craquement habituel de la dernière marche le rassure. Sa vie n'est donc pas devenue qu'incertitude. Entrant dans la cuisine, il salue d'un grognement sa mère avant d'ouvrir le frigo et de boire à même la bouteille de grandes gorgées de jus d'orange. Sylvie debout devant la gazinière montre du bout de son index sa joue — comme à son habitude — l'incitant à venir y déposer "le bisou du dimanche." Il s'exécute, en se penchant vers la bassine et ses effluves. Sur le plan de travail une assiette, où repose une cuillère en bois au nappage luisant, juge de la cuisson des fruits.

À la vue de le gelée rouge Tom déglutit difficilement. Détournant son regard, il demande à Sylvie ce qu'il peut faire. Découper le pain, puis le griller, il a un peu durci depuis hier. Avec le temps, Tom lui aussi s'est durci, il n'a plus peur des lames comme quand il était petit. C'est pour cela qu'il préfère les armes à feu pour chasser et se protéger quand il part au loin.

Le couteau à pain a une double lame. Un côté pour trancher le pain, l'autre pour découper la glace. Il n'a jamais vu quiconque l'utiliser à ce dernier usage. Dans la taïga, la glace, il la découpe à la tronçonneuse. Son beau-père s'amuse de le voir tenir le couteau du mauvais côté : c'est le pain qu'il faut découper, pas la bûche de Noël qui sort du congélateur, fils.

Bien sûr. Je suis vraiment con, s'agace Tom. Fatigué. Il manque une ou deux dents au "côté pain", le couteau lui aussi est usé. Tom est gaucher mais coupe de la main droite, il ne sait pas pourquoi, il ne s'est jamais posé la question. À ce moment précis, il ne réfléchit pas, il pose la lame édentée sur la croûte dorée, qui résiste à l'entame. Plus fort, et le couteau de glisser et de se frayer un passage, non dans le pain qui reste intact, mais dans la chair de l'homme. Pulpe entaillée, le sang coule en abondance du pouce, maculant les carrelage de la table.

Il laisse échapper un cri de surprise. Sylvie aussitôt se presse, demande à voir la blessure, maudissant le pain. Maudire le pain et non le couteau, voilà bien sa mère. Il saisit un torchon et l'enroule autour de son pouce. Vite, il attrape du bout de la main droite le pain sali, puis le couteau et les jette dans l'évier. N'approche pas, ce n'est rien ! Ce n'est rien j'te dis ! Il gronde, sa mère hausse le ton, voulant juger par elle-même de l'importance de la coupure. C'est sa mère, il a de nouveau 8 ans et les genoux écorchés.

Les dents serrées, il ouvre les placards sous l'égouttoir, à la recherche d'un produit de ménage et de sacs poubelle. En faisant ainsi il barre le chemin à Sylvie, à l'évier, à sa plaie, à sa peur terrible de mourir. Il a 34 ans, il est un sportif accompli, un professionnel reconnu et respecté. Il a bourlingué dans des régions hostiles et côtoyé des hommes dangereux, pour finir dans une maison du Lot-et-Garonne à flipper comme un con à la vue de son propre sang.

Sur le seuil de la cuisine, Michel, les jumeaux dans les bras, interroge des yeux sa femme. Tom laisse éclater sa colère, crie qu'on lui fiche la paix, qu'il n'a pas besoin d'eux. Abasourdi, Michel lui intime de baisser le ton et de mesurer ses paroles. Et de laisser sa mère s'occuper de lui.

— Michel arrête, ARRÊTE ! Tom hurle maintenant.

Silence. On entend juste les sanglots des bébés apeurés et le bouillonnement discret des fraises dans la marmite. Avant d'entrainer hors de la pièce sa femme sous le choc, Michel montre d'un geste sec où est rangée la trousse à pharmacie. Tom, les dents serrées, attrape un sac poubelle, l'ouvre prestement et y dépose précautionneusement le pain et le couteau aux lames protégées par le torchon souillé.

La coupure est peu profonde, sans gravité en somme. Sans gravité...il ricane. Quelle ironie. À l'aide d'un peu de savon et d'eau il lave la blessure de l'intérieur vers l'extérieur, en douceur, voilà, elle ne saigne presque plus. Extérieurement il a retrouvé son calme, mais à l'intérieur il bout.

Comme à son réveil, son cœur cogne dans sa poitrine à un rythme beaucoup trop élevé. Cohérence cardiaque... Expirer, inspirer, bloquer. Expirer, inspirer, bloquer. Expirer, inspirer, bloquer. Trois fois. Ça marche.

Il asperge de Javel l'évier, la table, nettoie la moindre trace écarlate. Ouvrant la trousse à pharmacie d'une main, Tom découvre une flopée de médicaments aux noms génériques inconnus. Il devrait interroger Gaby à leur sujet, le frérot vient ici beaucoup plus souvent que lui. Cela lui rappelle que leurs parents vieillissent. Il y réfléchit, mais pas trop longtemps. Il est bien trop préoccupé par ce qui lui arrive pour s'attarder sur les problèmes de santé des autres, fussent de ceux qui l'aiment le plus au monde.

Désinfectant, pansement pour resserrer les plaies, bande adhésive. Il hésite à la vue de gants chirurgicaux. En porter un à la main gauche pour sécuriser la blessure ? Ridicule.

Dans la cuisine désormais flottent l'odeur acre de la Javel et les effluves parfumées de la confiture. Le mélange lui donne la nausée et lui pique le nez. De nouveau il sent la panique l'envahir. Vite, s'occuper, faire autre chose.

Mettre en route la bouilloire. Allumer le feu sous la cafetière italienne. Sortir le lait, le beurre, le sucre. Le miel et le thé. Russian Earl Grey. Russian. Putain, fait chier.

Une ombre sur le carrelage. Il lève la tête vers son beau-père, accoudé à la fenêtre.

— Tom, je me doute que l'avoir revue n'a pas été facile. Mais ne passe pas tes nerfs sur ta mère. Si tu as besoin d'un punching-ball, je suis là. Je peux tout encaisser, fils, tout supporter, sauf la peine de ma femme. Va t'excuser. Déjà qu'elle ne te voit pas beaucoup, si en plus c'est pour que tu la disputes... Prends le plateau derrière le grille-pain et apporte le petit-déjeuner, j'ai faim.

Il remplit mécaniquement le plateau et les bras chargés de remords sort de la maison. Le soleil inonde le jardin sans pour autant agacer les yeux et la peau. Il est encore tôt. Les jumeaux se sont rendormis à l'ombre du figuier, aux pieds de leur grand-mère allongée sur un transat. Déposer le plateau sur la table en fer forgé, déposer un baiser sur la tête de sa mère. À son "pardon" suivi d'un "je t'aime," elle oppose une demande : est-il à jour de ses vaccins ? La réponse fuse avec cette rudesse qu'elle ne lui connait pas. Ne te mêle pas de mes affaires. Michel a levé les yeux de sa tablette et fixe son beau-fils d'un regard sombre.

Sourire forcé. Croissants ? Pains au chocolat ? De toute façon il n'y a plus rien à manger, le pain est parti à la poubelle. Sylvie se lève, dernière tentative. Tom, passe à la pharmacie pour le vaccin au cas où... Peine perdue. La fin de sa phrase se perd dans le grincement du portail.

Il enfourche l'antique vélo Gitane à la peinture orange écaillée comme sa confiance en l'avenir. Pas de vaccin pour le fils chéri. J'ai le VIH et la rage. J'ai été mordu par une louve, attaqué par surprise. Combien de fois lui ai-je dit que je n'aimais pas les capotes, que je ne voulais pas en mettre. Et elle était d'accord. Elle avait dû lui dire d'accord aussi, à l'autre.

Tom longe le muret de la propriété, la boulangerie est à moins de 25 minutes aller-retour. Non, 20, plus jamais 25. À son arrivée il y a la queue devant la devanture désuète, car le pain est bon. Quand vient son tour il est servi par une ravissante petite blonde, aux cheveux remontés en chignon. Tom lui fait les yeux doux, elle lui sourit et rajoute des chouquettes dans la poche en papier. Un geste commercial dirait Michel , mais non, il veut croire que son charme naturel incite la fille à le couvrir de viennoiseries. Sur le chemin du retour, la réalité le rattrape. Il est séropositif, il ne pourra plus jamais draguer et coucher avec une femme en toute insouciance.

Rentré à la maison, les douceurs posées sur la table du jardin, il file à la cuisine prévenir sa mère, la mission du petit-déjeuner est accomplie. Elle est penchée sur l'évier, la bassine en cuivre brille sous les coups de brosse et les bulles du liquide-vaisselle. Du Mir, "paix", en russe. Il enlace la première femme sa vie, lui murmurant à l'oreille que le dimanche, la pharmacie est fermée, mais promis, sans faute, il ira demain. Elle sourit, enlève son tablier.

La confiture de fraises refroidit sur le buffet bas. Tom ne résiste pas au plaisir enfantin de la goûter avec les doigts. Du pot son index ressort rouge vif. Il éclate en sanglots.