Marie prit résolument la pile de dossiers colorés qui occupait jusque-là une place de choix sur la table de la salle à manger et la déplaça sur le bureau de sa chambre. Elle s'était assez occupée des factures pour aujourd'hui, d'autant qu'elle devait se préparer à accueillir son invité. Et quel invité ! Cela faisait quelque temps qu'un homme ne l'avait pas autant intéressée. Elle traversa la maison avec cette espèce de distraction qui caractérisait les mamans ; sans y penser, elle ramassa une paire de chaussures qui traînait par terre et mit de l'ordre tandis que ses pensées vagabondaient. Divorcer l'avait libérée, mais elle ne s'était pas investie dans une autre relation. Après tout, elle avait ses trois ados, son travail, et elle s'en trouvait plutôt satisfaite.

Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi Tom ? Elle l'avait remarqué – comme s'il était possible de l'ignorer – mais elle ne s'attendait pas à ce que les évènements prennent une telle tournure. Il y avait quelque chose d'étrangement romantique chez cet homme. Peut-être était-ce sa manière d'avoir obtenu son numéro ? Quoiqu'il en était, il lui plaisait, et elle était à peu près certaine qu'elle lui plaisait aussi – sinon il ne l'aurait pas abordée. Comment se passerait ce dîner ? Elle avait perdu l'habitude des premiers rendez-vous, mais cela ne l'inquiétait pas trop. Elle avait plutôt hâte en fait, de découvrir ce séduisant inconnu. Elle voulait en savoir davantage sur Tom... qui était certes très charmant, mais devait avoir des tares comme tout le monde. Et si Marie avait bien retenu une chose de son précédent mariage, c'était qu'il valait mieux connaître les défauts en premier, pour savoir s'ils étaient capables de s'accorder. Elle était prête à quelques concessions, mais elle exigeait un certain respect. Bien qu'il n'ait pas l'air de verser dans l'impolitesse, Marie savait combien les gens pouvaient changer dans les relations. Saurait-elle voir au travers du masque de Tom, s'il en portait un ? Et qu'y verrait-elle ?

Elle termina son ménage, la tête encore remplie de songes. Elle ne pensait pas avoir donné de mauvaise éducation à ses enfants... mais ils avaient tendance à se montrer désordonnés, aussi elle n'avait pas d'autre choix que de passer derrière eux si elle ne voulait pas que... mais qu'est-ce que cette chaussette faisait sous la table basse ? Elle aurait deux mots à leur dire, quand ils reviendraient...

Marie s'étira, vérifia une dernière fois que plus rien ne traînait – si la chaussette avait pu échapper à son radar aussi longtemps, qui savait ce qui pouvait se cacher derrière les autres meubles ? – puis après un rapide coup d’œil à l'heure pour s'assurer qu'elle avait encore le temps de se préparer, elle s'en alla ouvrir son réfrigérateur. Elle avait préparé des lasagnes à la bolognaise, avec ce supplément de piment que son aîné aimait tant... mais l'adolescent n’était pas rentré la veille, si bien qu'il n'avait pas pu en profiter. Elle commençait à s’inquiéter doucement, d’autant qu’il n’était pas dans ses habitudes d’oublier le petit texto qui rassure. Il restait d'autres boîtes, et quelques courgettes dans le bac à légumes, mais Marie avait déjà arrêté son choix sur les lasagnes. Après tout, il fallait bien les manger, et cela lui évitait de cuisiner. Elle sortit le lourd plat en faïence et, après en avoir retiré l’aluminium, le glissa dans le four. Elle régla la chaleur de façon adéquate pour réchauffer les lasagnes, et se décida à aller se préparer.

Sans être orgueilleuse, Marie se trouvait assez belle. Elle savait l'effet qu'elle pouvait avoir sur les hommes. Mais ce n'était pas ce genre de réaction qu'elle voulait obtenir de Tom. Elle ne voulait pas d'un homme empressé, et même si son prénom lui avait valu d’innombrables plaisanteries douteuses, elle ne comptait s'étendre nulle part. Ou plutôt, pas immédiatement. Ce furent ces considérations qui lui firent repousser la longue robe fendue, ainsi que celle qui offrait un décolleté provocant. Tom la verrait peut-être dans de telles tenues... s'il en méritait le droit. Elle opta donc pour un ensemble un peu plus sobre – mais non moins élégant. Un pantalon fluide, taille haute ainsi qu'une chemise de soie bouffante dont l'échancrure découvrait la naissance de ses épaules. Une large ceinture pour marquer sa silhouette, et de petits escarpins. Porter des chaussures à talons dans sa propre maison pouvait paraître absurde, d'autant que Tom ne verrait guère ses pieds une fois à table, mais elle y tenait.

Marie se doucha sans se presser, puis prit le temps de brosser ses cheveux et de les relever. Elle n'avait pas besoin d'une coiffure compliquée, elle voulait simplement dégager sa nuque et ses clavicules. Tandis qu'elle accrochait de petites boucles d'oreilles à ses lobes, Marie songea qu'elle avait eu le temps d'apprendre à séduire sans être vulgaire et elle estimait être passée maîtresse dans cet art subtil. Elle ajouta de discrètes touches de maquillage sur son visage, un soupçon d'ombre à paupières pour sublimer son regard, un léger trait de liner pour agrandir ses yeux et un rouge discret sur ses lèvres. Elle sourit avec confiance à son reflet, sûre d'elle et, pour rire, souffla un baiser à son reflet. L’imminence du rendez-vous, de Tom, la mettait de bonne humeur. Le temps qu'elle finisse de s'habiller, son téléphone sonna deux fois – un email de son entreprise et un message de Tom.

Marie eut tout juste le temps de vérifier que le fromage gratiné n'avait pas brûlé que son téléphone se mit à sonner. Tom était à la porte. Elle vérifia une dernière fois que son reflet était présentable puis s'empressa d'aller ouvrir la porte. Même si elle avait déjà eu le loisir de détailler son invité, quand elle le découvrit sur le pas de la porte, tout sourire et les bras chargés de fleurs, elle sentit son cœur rater un battement. Il avait repoussé ses cheveux sombres en arrière, dégageant son front et ses yeux qui pétillaient.

— Bonsoir. Je suis un peu en avance, j'espère que ça ne te dérange pas.

— Mais pas du tout, sourit Marie, en s'écartant. Entre, je t'en prie.

Il fit quelques pas dans l'entrée, puis lui remit le bouquet. Elle profita qu'il se détournait afin d'ôter son manteau pour en humer le parfum. Tom était définitivement très romantique, un bon point pour lui.

— J'ai préparé des lasagnes, j'espère que ça te convient ?

— Si cela me permet de dîner avec toi, tout me convient, plaisanta le bel homme en lui adressant un clin d’œil complice.

Marie ne put s'empêcher de sourire. Ce n'était rien d'original, mais son honnêteté était... rafraîchissante. Déposant les fleurs dans un vase, elle prit le temps d'indiquer à son invité où étaient la cuisine ainsi que la salle de bain, puis tous deux s'installèrent confortablement sur le canapé. Bientôt, tous deux se trouvèrent à bavarder de tout et de rien, mêlant anecdotes d'enfance et récit du quotidien avec une fluidité déconcertante. Avant même qu'elle ne s'en rende compte, ils s'étaient resservis deux fois du vin et s'étaient déplacés dans la cuisine. Tom s'appuyait avec nonchalance contre l'évier, comme s'il était déjà à sa place dans cette maison. Il dégageait une certaine assurance, tandis qu'il évoluait dans son monde, mais qui n'allait pas jusqu'à l'arrogance.

— Trois enfants, répéta-t-il. Ils doivent bien t'occuper.

— Ce n'est pas simple tous les jours, reconnut Marie en se servant des maniques pour sortir les lasagnes du four. Mais ils sont assez matures dans l'ensemble. Tu peux m'attraper des assiettes ? Elles sont sur ta gauche.

Tom ne fronça même pas les sourcils, réagissant comme s'il n'y avait rien de plus naturel pour lui que de l'aider à mettre la table. Ils agissaient l'un avec l'autre avec une espèce de complicité silencieuse, sans jamais se gêner alors qu'ils s'agitaient dans la même pièce. Marie servit les assiettes tandis que Tom disposait les couverts, puis ils s'assirent l'un face à l'autre.

— Je voulais te remercier d'avoir accepté le rendez-vous, fit Tom. Je n'étais pas certain que tu me prennes au sérieux...

— Parce que tu as échangé des croissants contre mon numéro ? devina Marie.

Tom se fendit d'un léger éclat de rire, en hochant la tête :

— C'était un sacrifice douloureux, mais nécessaire. Plus sérieusement, merci d'avoir accepté mon invitation.

— C'était un plaisir.

Sur ces mots, elle s'empara de sa fourchette, souhaita « bon appétit » à son convive et dégusta une généreuse part de ses lasagnes. Pour une fois, la béchamel avait bien le goût de la noix de muscade, le piment était toujours aussi bien dosé, quel dommage que... un râle la tira de ses considérations culinaires. À l'autre bout de la table, Tom avait adopté une teinte écarlate et ses yeux larmoyaient.

— Tom ? s'inquiéta Marie en se levant de sa chaise.

L'homme étouffa une quinte de toux et repoussa son assiette. Il voulut parler, mais comme il toussait, Marie s'empressa de lui tendre un verre d'eau. Des plaques rouges émergèrent sur son visage et son cou tandis qu'il buvait à grand trait. Ce n'était pas la première réaction allergique que Marie voyait – l'une de ses collègues était intolérante aux fruits de mer – et même s'il n'avait pas gonflé ou bleui, elle resta près de lui jusqu'à ce qu'il retrouve son souffle.

— J'avais oublié de te prévenir, fit Tom, d'une voix un peu étranglée. Je suis allergique au piment.

Tom avait vraiment l'air embarrassé, mais certainement pas autant que Marie. Certes, elle n'avait eu aucun moyen de le savoir, mais elle n'avait pas prévu que leur premier rendez-vous risque de se terminer aux urgences.

L'homme toussota, visiblement mal à l'aise, et désigna les lasagnes du doigt :

— Je suppose qu'il y a du piment partout ?

Il essayait de plaisanter, probablement pour distraire l'attention de Marie loin des plaques rouges qui constellaient ses joues, et la mère de famille lui fit grâce de tout commentaire. Qu'importait l'âge, se retrouver couvert de boutons au premier rendez-vous avait de quoi déstabiliser.

— Oui. Je...

Elle réfléchit un bref instant, puis claqua des doigts :

— Je sais. Pourquoi ne pas commander des pizzas ? Margherita ?

Tom hocha la tête, visiblement soulagé et Marie passa un rapide coup de fil. Ses trois enfants n'étaient pas difficiles, mais le numéro de la pizzeria du quartier avait une place de choix dans son répertoire. Elle n'eut d'ailleurs pas besoin de donner son adresse au livreur, dès qu'il sut son nom, il lui assura qu'il serait là en moins de vingt minutes.

— Et voilà, fit-elle une fois qu'elle eut raccroché. Notre dîner est en route.

— Je suis désolé, j'aurais dû penser à...

— Ne t'en fais pas. Je le saurai...

Elle s'interrompit juste avant de dire « pour la prochaine fois » – ce serait un peu trop s'avancer, mais Tom ne releva pas. Il y eut un léger temps mort, avant qu'ils ne reprennent leurs discussions. L'homme se détendit bientôt tout à fait, et, subjugué par Marie, en oublia totalement ses démangeaisons. Ils étaient de retour dans leur bulle quand le téléphone de Marie sonna – le livreur venait d'arriver.

— Je vais aller me rafraîchir dans la salle de bain, prévint Tom tandis que Marie s'en allait récupérer les pizzas.

Marie hocha la tête, mais elle avait la tête ailleurs. Ce n'était pas que son invité ne se montrait pas charmant – elle n'avait rien à lui reprocher – mais elle était distraite. Elle paya le livreur, puis retourna dans la cuisine vérifier que les parts étaient bien coupées. Marie agissait machinalement, préparant les assiettes et débarrassant les lasagnes. Tom la rejoignit, un peu moins rouge :

— Je m'excuse encore. Et merci pour les pizzas.

— Pas de souci, ne t'en fais pas.

Elle lui fit passer son assiette et s'empressa d'empoigner sa propre part de pizza – les lasagnes l'avaient mise en appétit, mais elle n'avait pas eu le loisir de dîner proprement. Sauf que cette fois, elle n'eut pas même le temps de prendre une seule bouchée que Tom s'étouffa. Les yeux exorbités, il reposa son assiette et se rua vers les toilettes. Marie haussa les sourcils, un peu perplexe, et laissa son assiette sur la table pour suivre son invité. Il revenait d'ailleurs, encore plus rubicond... et surtout furieux.

— Tu pouvais me le dire si je t'agaçais autant ! s'écria-t-il.

— De... quoi ? articula Marie, complètement interloquée.

Tom désigna le reste de pizza dans son assiette.

— De l'huile pimentée ? Vraiment ? Je t'ai pourtant dit...

Je... l'huile ? Marie eut un sursaut de lucidité. Elle n'avait pas réfléchi, elle avait simplement préparé la pizza comme elle le faisait toujours... elle n'avait aucune intention de mettre du piment dans la pizza, pas après que Tom...

— Si tu voulais m'éconduire, tu aurais pu t'y prendre autrement ! s'énerva Tom.

— Je ne l'ai pas fait exprès, se défendit la mère de famille. Je m'excuse, j'avais la tête ailleurs...

— Ah bon ? Reconnais plutôt que tu n'es qu'une hypocrite.

Une... hypocrite ? Il venait... de l'insulter ? Alors qu'elle avait manifesté ses regrets et qu'elle n'avait aucune intention de le mettre en mauvaise posture ? Vraiment ?! Marie vit rouge. Elle pinça les lèvres, une froideur sans nom lui raidissant les épaules et croisa les bras.

— Sors de chez moi, exigea-t-elle en redressant le menton. Immédiatement.

Tom haussa les sourcils, comme s'il n'en revenait pas puis secoua la tête.

— Je n'aurais jamais dû venir, pour commencer.

— Sors d'ici, insista Marie.

Elle ne le raccompagna pas, tandis qu'il traversait la maison et récupérait sa veste. Elle entendit la porte se refermer doucement, et s'étonna qu'il ne l'ait pas claqué.

— Autant pour ma soirée...