— Driiiiing !!!

Marie sursauta. Elle était en visioconférence avec Berlin quand son portable sonna. Elle détestait être dérangée au travail. Elle jeta un coup d’œil, mais ne reconnut pas le numéro. Vu la réaction de son client, ceci dut accentuer son air renfrogné.

— Das ist kein problem Marie. Tschüss.

— Danke Adrian. See you later !

Elle décrocha, un poil agacée, mais comprit très vite qu’il s’était passé quelque chose de grave. À l’autre bout du fil, son benjamin bégayait. Ça ne lui arrivait qu’en cas de gros stress. En moins d’une seconde, son cœur de maman s’affola. Il cogna à lui en déchirer la poitrine. Sa respiration se bloqua nette et ses muscles se raidirent. Une vague de chaleur s’empara de son corps pendant qu’elle tentait, en vain, de comprendre ce que son fils voulait lui dire. Elle souffla un grand coup, essaya de le calmer, rien n’y faisait. L’angoisse était à son comble. Elle avait chaud, elle suait, sa voix commençait à trembler. Soudain elle entendit, derrière les bribes de phrases que son fils formulait, quelqu’un s’impatienter. Son sang ne fit qu’un tour et elle ne put se contrôler. Elle hurla dans un souffle :

— Qui est l’abruti derrière toi ? Qu’est-ce qu’il te veut ? Passe-le-moi, je vais régler ça. NOW !

Son cri avait traversé les murs de son bureau et tout l’étage s’arrêta de travailler. Marie n’était pas du genre à entrer dans de telles colères. Quelques collègues s’attroupèrent devant sa porte, mais seule son amie Aïchatou se permit d’entrer. L’ambiance y était électrique. Il faisait chaud et moite. Marie avait raccroché, mais tenait toujours son téléphone en main, posé sur ses cuisses. Elle était pâle et semblait terriblement épuisée. C’est avec une certaine pudeur qu’Aïchatou referma doucement la porte et se dirigea vers son amie. Marie la regarda, respira profondément puis explosa en un formidable éclat de rire qui donna l’impression de ne jamais devoir s’arrêter :

— Cet idiot de Camille s’est fait choper pour vol de BONBONS ! J’ai eu un agent de sécurité au téléphone, ils m’attendent pour que je vienne le récupérer… comme si je n’avais que ça à faire !

— J’ai eu tellement peur ! Pourquoi t’as crié comme ça ?

— Camille bégayait… j’ai cru que quelqu’un lui avait fait du mal. J’ai failli massacrer le mec de la Sécu ! Tout ça pour des bonbons… J’avoue, je ne leur en achète jamais ! Mais quand même… en plus de ça, il les a volés dans LE magasin de merde !

— Me dis pas qu’il a volé le Papé ?

— Tout juste ! Déjà que j’avais droit à ses commentaires salaces quand on passait devant sa boutique, il ne va plus se sentir ce gros malade !

— T’as intérêt à préparer une belle liste de répliques salées pour qu’il te foute la paix !

— Je vais surtout aller chercher les grands avant d’aller au centre commercial. Ça sera fait. Ils n’ont pas intérêt à en rajouter !

— Tu veux que je reprenne Berlin ?

— Carrément ! Tu me sauves la vie ! Tu n’as qu’à expliquer à Adrian que j’avais une urgence familiale. — Bien sûr ! Allez, file !

Une fois dans la voiture, Quentin et Salomé, les aînés, ne bronchèrent pas. Ils avaient bien compris en voyant le regard assassin de leur mère qu’elle n’avait pas envie de rire avec eux. Ça n’empêcha pas Salomé de se moquer de son frère ! Comme l’ambiance n’était pas au beau fixe dans la voiture, elle envoya directement des messages à Camille. Elle avait décidé de lui faire croire qu’il risquait la prison. Elle inventa quelques textes de loi pour ajouter de la crédibilité à ses propos. Sa préférence allait au décret 178-12 expliquant que le vol de bonbons remettait dangereusement en cause la politique de prévention des maladies cardio-vasculaires de l’État. Ledit voleur mettait par conséquent tous les citoyens de la république en péril et méritait à ce titre trois ans de prison ferme dans un établissement fédéral, sans possibilité de remise de peine ni de visite au parloir. Salomé se régalait en imaginant son frère en train de se projeter dans une prison nauséabonde, où fourmilleraient rats et cafards, avec comme seuls camarades de chambre des assassins et autres dangereux psychopathes ! L’idée lui plaisait bien. Camille qui adorait les films d’horreur allait être servi !

Quentin ne voyait pas cette histoire du même œil. Il était particulièrement en colère après son frère. Par sa faute, leur mère était venue les chercher deux heures avant la fin de l’entrainement. Depuis plusieurs jours, il espérait avoir le temps de proposer un ciné à Arthur. Mais non, il avait fallu que Camille joue les délinquants de bas étage juste le jour où il avait décidé de se jeter à l’eau ! Arthur était dans l’équipe de basket du lycée. Il était si drôle, si intelligent et surtout tellement sexy ! Quentin n’avait jamais rencontré de gay aussi sexy ! En même temps, il n’avait jamais vraiment rencontré de gay tout court. Jusqu’à présent, il ne faisait que fantasmer son homosexualité sur les autres. Autour de lui, personne n’en parlait. Arthur était différent, car il assumait. Seulement voilà, Arthur devait partir de la ville à la fin du mois. Quentin eut un pincement au cœur en se disant qu’il n’aurait plus jamais l’occasion de lui proposer de sortir… Il avait donc décidé de se venger. Faire culpabiliser Camille un maximum lui semblait la meilleure solution. Quentin avait décidé de taper fort en lui envoyant des messages lui racontant que leur mère était en pleurs, qu’elle n’avait jamais été dans cet état et qu’elle ne pourrait certainement pas s’en remettre. Il avait hésité un moment avant de lui écrire qu’elle avait parlé de suicide. Il avait eu peur d’aller un peu loin, mais après avoir bien réfléchi, il s’était exécuté. Après tout, s’était-il dit, autant y aller jusqu’au bout, ça lui ferait les pieds.

Pendant ce temps, Marie commençait sa liste de répliques à envoyer dans la tête de ce vieux pervers de Papé. Aïchatou avait raison, il valait mieux être prête. Mais elle était distraite, le comportement de Camille la tracassait tout de même. Elle avait beau chercher, elle ne comprenait pas pourquoi il avait fait ça.

— Je préfère avoir un voleur de bonbons sous mon toit qu’une saleté de pervers !

Rouge de colère, elle se rendit compte un peu tard qu’elle avait lancé ça à voix haute en oubliant la présence de ses enfants.

— Qu’est-ce que t’as dit maman ? Je suis choqué par ton laxisme envers ton fils ! C’est vraiment comme ça que tu veux éduquer ton petit chouchou ?

Remarque, s’il finit en prison tu n’auras ni voleur ni pervers sous ton toit !

— Oh ça va Salomé, arrête de faire ta maligne, tu vas juste réussir à encore plus m’agacer !

Quentin et Salomé se regardèrent en étouffant un rire et tous deux retournèrent à leur activité fraternelle douce-amère.

Arrivée au centre commercial, la petite famille avança d’un pas rapide vers le poste de sécurité. Aucun d’eux n’avait très envie de rencontrer quelqu’un ni de devoir expliquer leur présence ici. Marie voulait particulièrement éviter le magasin du Papé. Elle n’avait pas le cœur à l’affronter bien qu’elle avait préparé quelques mots dont elle était particulièrement fière. Elle pensait lui dire qu’elle se fichait totalement de ce qu’un misérable petit être comme lui pouvait penser de sa famille ou qu’il devrait plus se soucier de l’image qu’il renvoyait des hommes plutôt que de trois bonbons qu’un gamin pouvait lui chaparder. Cependant, elle préférait garder son énergie pour affronter les agents de sécurité. Elle se souvint de la manière dont elle s’était adressée à eux et il était impossible qu’ils n’aient pas remarqué qu’elle avait été à deux doigts de les insulter.

Une fois arrivée au second étage, Marie regarda furtivement vers la boutique de bonbons pour voir si le Papé y était. Ce fut pourtant quelqu’un d’autre qui attira son attention. Un bel homme, brun, grand, avait l’air incroyablement soucieux. Impressionnée par son regard lourd de mystère, elle avança toujours aussi rapidement, mais sans plus faire attention à rien. Perdue dans ses pensées, elle releva la tête sans prendre garde et embrassa violemment un panneau publicitaire. Celui-ci vantait les mérites d’un opticien qui offrait, pour 1€ seulement, une seconde paire de lunettes. Marie bascula, vacilla et sans pouvoir se rattraper, s’écroula lourdement à terre. Petit à petit, sa vision se flouta et la lumière lui brula intensément les yeux. Elle vit le visage de ses enfants s’approcher d’elle, entendit des cris puis, plus rien.

Quel est ce terrible bourdonnement qui m’accompagne. Il fait sombre, ça doit être l'hiver. Les éclairages et les sapins sont décorés. C’est étrange, je ne me souvenais pas que la période des fêtes arrivait bientôt. Je suis chez ma grand-mère et nous allons enfin distribuer les cadeaux. Mais je n’ai rien à offrir, je ne savais pas, personne ne m’a prévenue. Je suis si désolée.

L'angoisse commence à monter. C'est Noël et ils ne m'ont rien dit. L’homme brun est là. Je n'ai pas le temps d'ouvrir mes cadeaux, je dois partir.

Je me retrouve au volant d'une voiture dans la rue St Honoré. Je passe devant un fleuriste qu'il me semble reconnaître. La devanture est maculée de très jolies plantes estivales. Elles sont très attirantes, mais la saison ne s’y prête pas. J'ai tout de même très envie de m'y arrêter, mais trop tard. Autour de moi, la rue se transforme petit à petit dans un style moyenâgeux et ça bourdonne sans cesse. D'autres fleuristes se succèdent, mais ils sont moins affriolants. Je décide de prendre une petite rue sur ma droite pour retourner sur mes pas. Arrivée à la hauteur du premier fleuriste, je descends, mais ne retrouve plus mes clefs. Je ne peux pas fermer la voiture, mais décide tout de même de prendre le risque de la laisser ouverte le temps de mes achats. Il est encore derrière moi, mystérieux.

La maison du fleuriste est magnifique, en pierre, dans le coin en haut de la rue, avec quelques petites marches pour y accéder. De la vigne, des plantes jaune orangé parcourent ses murs, sous la lumière d'un après-midi d'automne et toujours ce fichu bourdonnement qui ne me quitte pas. Je me sens ailleurs, dans un autre temps. Une mamie m'invite à entrer, son vieux est à l'intérieur. Les plantes sont également là mais bien plus pesantes. Elles semblent avoir pris possession du lieu. Aucun d’eux, avec leurs sourires figés, ne semble pouvoir y faire face. Ils me sourient, mais tout cela parait tellement lourd. Ils se racontent. Leurs vies ont été belles, mais ils doivent tout vendre. Un homme brun a décidé de les envoyer en maison de retraite. Que de tristesse dans leurs mots. Ils abandonnent leur vie. Je regarde une dernière fois cette photo de famille et m'en vais, accompagnée jusqu'au perron par leurs doux regards.

Je repars alors en haut de la rue St Honoré et il me suit, toujours soucieux. Il fait nuit noire, je me sens un peu sonnée. Le bourdonnement ne s’arrête pas. Je vois ma mère et ma grand-mère au loin. Ma grand-mère continue son chemin alors que ma mère vient vers moi. Je suis décontenancée, j'essaie de faire bonne figure, mais elle m'interroge du regard, inquiète. Elle est belle, habillée d'une longue robe prune en mousseline. Elle comprend que ça ne va pas, mais elle est pressée et ne peut rester avec moi. Elle me tend alors la clef de sa maison et me propose de l'y attendre. J'accepte et nous nous séparons après ce court échange.

J'arrive ensuite dans un café et me dirige vers les journaux qui jonchent un des murs. À côté, une photo de cet homme. Je me vois dans un miroir. Ma tête est horrible, mes yeux sont exorbités, rouges. Mes joues sont gonflées et mes lèvres énormes. J'essaie de dissimuler ces coups avec mes cheveux, mais en vain. La panique monte, le bourdonnement explose, je ne comprends pas ce qui est arrivé. Je ne me souviens de rien. Et j'ai tellement mal. Je commence à ressentir des courbatures dans tout le corps.

C'est alors que mon téléphone sonne. Mon frère m'appelle. Il me demande comment je vais. Il est au courant. Il m'apprend que des amis m'ont vu me faire tabasser. Il semble affolé. Il faut que je sache ce qu’il s'est passé, qui a vu la scène et s’il est sûr de ses informations. Il a du mal à répondre, il est hésitant. De quoi a-t-il si peur ? Je le rassure, je ne veux pas que ses amis témoignent, je veux juste combler ce trou noir, ce vide dans ma mémoire. Ce vide est si angoissant. Je m’accroche au bourdonnement et je le réaperçois, là-bas…

— Maman ! Maman !

— Salomé ! Elle se réveille !

— Arrête de crier ! Et puis tu vois que ça servait à rien d’appeler les agents de sécu, on y allait de toute façon !

— T’es dingue ! Elle a perdu connaissance !

— Elle a fermé les yeux 30 secondes Quentin ! Elle allait pas mourir !

— Poussez-vous jeunes gens. Madame, vous allez bien ? Pouvez-vous nous dire quel jour nous sommes ?

— Euh… c’est Noël ?

— Madame, vous avez l’air désorientée, voulez-vous que nous appelions une ambulance ?

— Non, non, merci, ça va aller. Salomé, Quentin, aidez-moi à me relever. Où est Camille ?

— On était sur le point d’aller le chercher quand tu t’es emplafonnée dans Afflerou !

— Et bien allons-y ! On se bouge les garçons !

Salomé et Quentin étaient un peu perplexes. Bien qu’elle soit restée évanouie très peu de temps, Marie avait l’air complètement ailleurs. Ils la suivaient, se demandant si elle-même savait où elle se rendait. Elle prit la direction de la boutique du Papé. Une fois à l’intérieur, elle le regarda droit dans les yeux et dit tout de go :

— Sache que si mon chien démoulait des trucs aussi puants que toi, j’irais directement le faire euthanasier !

Elle n’attendit pas sa réaction et reprit son chemin vers le poste de sécurité.

— Ça va maman ? Tu te souviens qu’on n’a pas de chien ?

— Tais-toi Salomé, on va chercher ton frère.

Du même pas décidé, elle avançait, ne laissant pas de place au doute. Au poste de sécurité, elle toqua à la porte et entra sans même attendre de réponse.

— Où est mon fils ?

— Il est ici Madame.

— Toi, tu viens. Vous, y a-t-il des papiers à signer ?

La détermination de Marie ne permettait à personne de s’exprimer librement. Les agents qui étaient présents n’osèrent aucune réflexion. Ils lui tendirent bêtement une feuille attestant qu’elle avait récupéré Camille. Les deux grands, quant à eux, étaient devenus muets. Camille, qui pleurnichait quand sa mère était entrée, s’arrêta immédiatement. Salomé tenta rapidement une blague, mais comprit très vite qu’il ne fallait pas insister. En partant, Quentin alla tout de même voir sa mère pour s’assurer qu’elle se sentait suffisamment en forme pour conduire. Marie lui esquissa un joli sourire :

— Ça va aller mon grand. On rentre à la maison, j’ai retrouvé les clefs.