Je me suis introduit sans difficulté. Dans sa vie. Dans son sac. Dans ce lieu, dédié visiblement aux accords dissonants des voix et des instruments. À l’entrée, j’ai senti une présence pesante, un homme dont le cœur cognait fort dans la poitrine. Avec d’énormes pognes faites pour le combat à mains nues, dont les phalanges craquelées suintaient de rage et d’espoir déçus.

Le vigile — le gardien du temple — n’a pas fouillé les affaires des adolescents. Grand bien lui fasse, j’inspire à des projets plus grandioses que de finir dans le bide d’un partenaire de ring ou d’un bookmaker véreux. Derrière la double porte qui mène à la salle de spectacle, j’entends violons et violoncelles. Les garçons entrent bruyamment, s’installent au premier rang.

A leurs commentaires graveleux, je comprends que les cordes se composent de jeunes filles aux formes avenantes. Leur irritation est palpable, les archets ne caressent plus les crins, ils les cisaillent. A la fin du morceau, les « dégagez bande de nazes » et autres joyeusetés haineuses fusent, ainsi qu’une canette de soda et un métronome.

Les garçons battent en retraite en ricanant, fomentant quelque vengeance à l’égard des adolescentes. Au fond du couloir, dans la salle de répétition principale, les instruments utilisés la veille attendent. Une basse, une guitare électrique et une batterie. Axel retire du sac à dos son T-shirt fétiche des Gun’s N Roses dans lequel il m’a soigneusement enroulé.

Je sens une brève caresse sur ma lame tranchante dont la soie s’enfonce profondément dans le manche poli par les siècles. Pour un peu, il s’entaillait la pulpe des doigts. Une blessure plutôt stupide lorsqu’on pince des cordes. Axel branche la guitare à l’ampli et devient pour un temps une version imberbe et maigrichonne de son guitariste et chanteur préféré, Axl Rose. Condamné plusieurs fois pour voies de fait, violences conjugales… un type comme je les aime. Mais d’expérience les Américains préfèrent les armes à feu aux armes blanches — si on excepte les méchants dans les slasher movies de Wes Craven… mais voilà que je m’égare.

Je dois me concentrer sur Axel. Les gamins se mettent en place, prêts à balancer du son. Premières mesures. Le pire est qu’ils sont doués. Je me languis au fond du sac. C’est du sang que je leur ferai bien balancer, moi. Avec les stridulations d’un quatuor à cordes féminin derrière le rideau noir décoré de citrouilles de papier mâché, on rejouerait la scène de la douche de Psychose version Saint-Fouillard et…la musique se tut. Place au véritable chef d'orchestre, voyons ce que je vais pouvoir tirer de ces mômes.

Le vigile concentré sur une retransmission d’un match de MMA reste indifférent aux cris provenant de la salle de répétition. Au contraire de Stéphane. Dans le couloir qu’il remonte en courant, il devine ma présence. Quand ce grand échalas ouvre la porte à la volée en criant d’arrêter leur bordel aux adolescents, Axel est à deux doigts de planter son copain bassiste. Par mon entremise, un couteau dont la malignité exerce encore son pouvoir au XXIe siècle !

La pièce pue la testostérone et la sueur, je sens aussi la peur, la colère. La frustration. Alors que Stéphane m’arrache des mains d’Axel, j’entends ce dernier gémir, non de douleur, mais de rage. L’homme balance une bordée de jurons en séparant les belligérants, avant de retrouver peu à peu son calme. Du moins en apparence, car c’est d’un geste peu assuré qu’il essuie ses lunettes avec un pan de chemise sorti de son pantalon. Interceptant le regard d’Axel au pied de la grosse caisse où j’ai atterri, il affirme d’un ton sec :

— N’y pense même pas. Je confisque ce couteau.

— De quel droit ? Vous vous prenez pour qui ? C’est du vol ! C’est un objet ancien, très fragile et qui a beaucoup de valeur pour mes parents !

— Je m’en moque éperdument.

— Espèce de sale voleur !

— C’est ça, va te plaindre à la police.

Axel prend à témoin ses amis, restés muets, visiblement choqués par la scène qu’ils viennent de vivre. Je crois même que le bassiste s’est pissé dessus. Stéphane reste indifférent aux vociférations de l’adolescent et m’embarque prestement dans une serviette-éponge qui traîne au sol. Dire que je suis agacé est un euphémisme. Non seulement j’ai échoué, mais me voilà entre les mains d’un… Veilleur ? Le couloir est traversé à la hâte en sens inverse, les filles entament un adagio en ré mineur bien lugubre. Le vigile a quitté son bureau, inutile de songer à une altercation inamicale entre ses poings et le bras armé de Stéphane.

En montant dans sa voiture, le binoclard me pose avec précaution à côté de lui, passe un coup de fil — il rentre à la maison, il va être en retard. La nuit est tombée, le temps est à la pluie et aux embouteillages. Le trajet s'annonce long et pénible. Bien. Un nouveau Veilleur. Inexpérimenté, donc. J’en ai pour preuve la serviette élimée à l’effigie de Bob l’Éponge dans laquelle il m’a enveloppé. Pour me cacher des regards fureteurs ? La poche de son manteau aurait été plus adéquate. Et ma lame peut transpercer le tissu comme son âme en un claquement de doigts.

Stéphane ne se doute pas de l’étendue de mon influence néfaste. Jointures serrées sur le volant, il fait une queue de poisson puis deux, en marmonnant entre ses dents que les vieux devraient être interdits de bagnole, puis engueule un groupe de jeunes traversant au feu rouge au prétexte qu’ils sont déguisés. A la radio, les plus grands tubes de Métal Vomit et Marilyn Manson se succèdent. Le Veilleur se met à hurler dans l’habitacle en injuriant copieusement la programmation de la seule fréquence qu’il arrive à capter ce soir. La colère mène à la violence, Stéphane. Je sens que nous allons devenir amis.