Derrière ses grosses lunettes, Stéphane regarde pour la cinquième fois sa montre, 10h, bien trop tôt pour quitter le bureau, pourtant il le faudrait. Le 30 octobre et toujours aucune trace du couteau. Il a réussi à être discret cette année mais quelque chose lui dit qu’il prépare un sale coup. Tout son corps lui crie que cette année sera particulièrement sanglante. C’est bizarre de penser qu’un couteau peut préparer un sale coup mais c’est devenu son lot annuel.

Il sent sa jambe tressauter sous l’impatience de pouvoir enfin quitter le travail, vérifier les journaux et partir en chasse en espérant que cette année soit la dernière, qu’enfin il trouve le moyen de le rendre inoffensif.

On frappe, tous ses muscles se tendent, il est prêt à bondir. Il n’a pas le temps de dire quoi que soit que…

— Alors Stéphane, comment ça va aujourd’hui ? Et bien tu en fais une tête, toi qui es si calme d’habitude…

Monique est bien gentille, mais elle a l’art et la manière de lui faire peur, surtout aujourd’hui. Il la regarde et se dit que ce petit bout de femme noyé sous ses couches de vêtements bariolés finira par avoir sa peau.

— Bof, c’est pas vraiment mon jour…

Il tente un sourire mais ce n’est pas très convaincant.

— Je m’en suis douté. Tu as pensé à l’anniversaire de Bastien ?

— …

Et merde,ce que je peux être nul comme père.

Le rire tonitruant de Monique résonne, faisant danser les araignées qui pendent à ses oreilles.

— Je commence à te connaître mon petit Stéphane !

Elle sort un paquet de derrière son dos avec un petit sourire en coin mais un regard qui en dit long sur toute l’affection qu’elle peut porter à Bastien et la tristesse avec laquelle elle constate à chaque fois le manque d’intérêt de son collègue pour son fils.

— C’est le hachoir professionnel qu’il voulait. Enfin, il ne m’a pas vraiment dit qu’il le voulait mais j’ai bien vu qu’il l’avait repéré la dernière fois qu’il est passé au magasin. Il va encore pouvoir te préparer plein de bons petits plats.

Elle se lèche les babines.

— Il faudra que je passe un de ces soirs, il est doué le petit et je suis volontaire pour toutes ses expériences culinaires.

— Merci Monique.

Après un petit déjeuner de bonnes crêpes d’après la fameuse recette de Monique et de la confiture fait maison qu’elle lui a donnée l’autre jour, Bastien vérifie une dernière fois sa liste de courses. Il est prêt pour aller chercher les derniers ingrédients qui lui manquent pour son repas d’anniversaire. Il aime aller faire son marché, les commerçants le connaissent bien, ils ont toujours un petit mot gentil ou une nouveauté à déguster.

Sur le chemin, Bastien repense à toutes ses heures passées à traîner dans les rayons de la boutique d’électroménager en attendant que son père finisse ses journées. Monique lui racontant à quoi tous ses engins peuvent bien servir. Finalement, sa passion pour la cuisine vient sans doute de là, une façon détournée de créer un lien avec un père à l’esprit trop occupé. Heureusement qu’elle est là Monique, elle adoucit un peu la douleur de l’absence d’une mère qu’il n’a jamais pu connaître. Son père ne parle jamais d’elle, il n’y a aucune photo ni même aucune trace de son existence chez eux. Il ne sait pas si elle aussi était grande et fine, si elle aussi était brune, si elle aussi avait besoin de lunettes ou si elle aussi aimait cuisiner, il sait juste qu’elle est décédée peu après sa naissance, c’est peu quand on a 12 ans.

Bastien rentre chez lui le panier plus rempli que prévu, ils ont tous pensé à son anniversaire. Il va pouvoir faire un festin de roi et refaire ce dessert qui lui a valu le premier compliment de son père.

Mince, les journaux pour papa !!! Un peu plus et je risquais de gâcher le dîner, je suis sûr qu’il serait devenu fou si j’avais oublié, surtout aujourd’hui.

Il pose son panier sur la table de la cuisine et ressort aussitôt.

16h30. Stéphane bondit de son siège, il a vraiment un mauvais pressentiment. Il n’a pas le temps de quitter son bureau que M. Cardigan, le directeur du magasin, lui tombe dessus.

— Stéphane c’est terrible ! Quand nos clients vont sur notre site internet, ils tombent directement sur celui de notre concurrent, on ne peut pas laisser ça comme ça tout le week-end. Il faut que tu t’en occupes avant de partir !

De toute la hauteur de son corps dégingandé, Stéphane regarde le crâne de son patron suer de panique et lutte contre lui-même pour garder son calme. Ce n’était pas le moment. Stéphane se met au travail directement, s’il s’y prend bien, ça ne devrait pas lui prendre trop de temps.

Deux heures plus tard, Stéphane quitte enfin le travail, maudissant tous les directeurs de magasins d’électroménager de la planète. Il fonce en direction de sa maison, le cœur prêt à exploser, vraiment ce mauvais pressentiment ne le quitte pas.

Il ne supporte pas de se voir dans cet état de stress, vivement la fin des vacances de la Toussaint qu’il retrouve sa routine.

18h35. Stéphane monte dans sa voiture et démarre en trombe. Il est plus que temps qu’il arrive chez lui.

Mais c’est pas vrai ! Il arrive toujours à trouver le moyen de se faire voler, embarquer, retrouver. Merde ce n’est qu’un couteau, on devrait pouvoir l’enfermer dans un coin et oublier son existence. Mais non, il ressort au grand jour encore et encore. On a bien essayé, mon père et moi, il y a longtemps, d’enfermer cette chose dans un coffre que l’on a ensuite balancé au fond de l’océan. Mais comme par hasard, trois jours avant Halloween, le coffre a été ramené à terre. Le pêcheur était tout fier de sa trouvaille à ce qu’on m’a dit, c’est vrai que c’est du bel ouvrage, pauvre homme... Il n’a pas fallu longtemps avant qu’il ne tue toute sa famille et réussisse à poignarder deux flics avant qu’un autre ne l’abatte. Personne n’a rien compris à ce qui avait bien pu pousser cet homme à de tels actes. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir inventer cette année, ce maudit bout de ferraille ? J’espère que Bastien a bien pensé aux journaux, je dois absolument trouver des indices pour récupérer cet objet maudit et le neutraliser une bonne fois pour toute. J’espère que cette année c’est la bonne, comme ça je n’aurai pas besoin de plus impliquer Bastien. Plus que la mission de ma lignée, je dois continuer le travail de mon père et surtout, je dois venger Sarah... Ma Sarah, douze ans que tu es partie et tu me manques toujours autant.

Au menu, petit pain surprise au curry japonais et gâteau à la citrouille qui sera accompagné d’un bon chocolat chaud relevé d’une pointe de piment. Bastien est fier de lui, tout a l’air parfaitement réussi. Il soupire en regardant la montagne de vaisselle qu’il a accumulée dans l’évier mais le jeu en valait la chandelle. Les mains dans l’eau chaude, il espère que son père aussi sera fier de lui. Sa tâche accomplie, il a juste le temps de mettre la table avant que Stéphane rentre du travail. Bastien lui trouve l’air plus nerveux que les autres années.

Bon ce n’est pas encore cette fois que mes rapports avec papa vont s’améliorer…

Sans jeter un coup d’œil à la table de fête ni même à son fils, Stéphane range sa mallette dans l’entrée, pose sa veste, se déchausse. Machinalement il se dirige vers le frigo et attrape une bière.

— Alors ? Tu as repéré quelque chose dans les journaux ?

— Bonsoir ‘pa, tu veux pas te poser à table ? J’ai tout préparé, tu vas voir ça va être bon…

— T’as trouvé le Popu ? Le Monde ? La Gazette Drouot ? La Passion des couteaux ?

Stéphane commence à s’impatienter, il fouille dans le tas de journaux qui est posé sur la table basse.

— Mais y’a pas la Gazette Drouot ! Et Couteaux Magazine, il est où ?!

— Mais papa, s’il te plaît… commence Bastien qui essaye de ne pas se laisser submerger par les émotions.

— On pourrait manger d’abord, non ? Et après j’ai fait mon gâteau, je pourrais enfin souffler mes bougies ?

— C’est le pire moment Bastien, tu le sais ! Pourquoi tu n’as pas tous les journaux que je t’ai demandé ? Tu n’avais qu’une chose à faire !

Le jeune garçon encaisse le coup, on ne fêtera pas son anniversaire cette année non plus.

— Désolé ‘pa, ils les avaient pas à la Maison de la Presse. Problème de livraison qu’ils m’ont dit. On les trouvera demain, c’est pas si grave, si ?

— Mais demain il sera trop tard ! Monte dans la voiture, il faut qu’on le trouve, enfin il faut qu’on les trouve !

— Papa, j’ai cuisiné toute la journée… et sur le téléphone ? ils ont bien un site ces magazines, non ?

— MONTE – DANS – LA – VOITURE !

En prenant place côté passager, Bastien repère un paquet posé négligemment sur la banquette arrière, il reconnaît l’écriture sur l’étiquette.

Merci Monique.