— Bonjour Papa

— Bonjour Stéphane, entre.

— Ça va bien ? T’as l’air en forme.

— Ben oui, pourquoi ? J’me rajeunis pas mais c’est pas nouveau.

Emile s’efface pour laisser entrer son fils.

— Alors, qu’est-ce qui t’amène, tu as du neuf ?

— Non, pas vraiment, j’ai peut-être trouvé une parade intéressante mais je suis pas trop sûr. Faudrait que j’essaye un truc.

— Tu vas dire que je radote mais si tu veux tester, il faut que tu provoques la situation, que tu ailles sur les lieux probables du carnage. Tu as bien une idée de là où ça va se passer cette année, non ?

— Tu sais bien que c’est pas si simple, Papa, sinon j’en serais pas là à chercher encore des solutions ! tu aurais déjà fait le job.

— Oui, c’est vrai, ne t’emballe pas comme ça. Tu vas me raconter tout ça. Tu nous ferais pas un p’tit café d’abord ?

Pendant que Stéphane se rend dans la cuisine, Emile se renfonce dans son fauteuil, pensif.

C’est vrai que c’et pas si simple. Il se remémore ce week-end d’octobre 1980. Suite à une intuition, il était parti précipitamment dans une petite ville de Bretagne, près de la forêt de Brocéliande. Une force l’y avait attiré. Ces lieux d’ordinaire versés dans la magie dégageaient une puissance maléfique extraordinaire à laquelle il n’avait pu résister. Il fallait qu’il y soit, la date fatidique approchait. Emile n’avait aucune parade pour contrer les coups que le Couteau ne manquerait pas d’infliger cette nuit-là mais il comptait sur son propre pouvoir pour s’en sortir. En attendant un dénouement qui ne tarderait plus, il avait réservé une chambre dans un petit hôtel. Emile était en train d’échafauder des plans quand on l’appela de la réception pour lui passer une communication. C’était Fabienne. Elle était en larmes et ses propos mouillés étaient inintelligibles. Emile comprit enfin la situation. Sa femme, enceinte de sept mois, l’appelait au secours, affolée. Elle sentait de terribles contractions et craignait de perdre l’enfant. Ça faisait longtemps que le couple voulait un bébé. Ils n’étaient plus très jeunes et c’était la grossesse de la dernière chance.

Emile répondit qu’il ne pouvait pas se permettre de laisser sa quête, surtout à cet instant crucial. Il lui a alors conseillé d’appeler sa mère pour qu’elle accompagne Fabienne à la maternité. Sans autre forme de procès, le Veilleur a raccroché et s’est replongé dans ses recherches. Stéphane est né cette nuit-là. Sa mère et lui ont bien failli perdre la vie dans un accouchement très pénible, long et douloureux. Le bébé a été hospitalisé pendant de longues semaines. Son père ne l’a vu que huit jours après sa naissance quand il est enfin rentré de sa mission, bredouille. Cette année-là, le Couteau avait frappé à Brest. Toute une famille avait été égorgée par un voisin pour une sombre histoire de mur mitoyen.

Perdu dans ses pensées, Emile n’entend pas Stéphane revenir avec un plateau.

— Toujours un sucre, Papa ?

— Oui, merci mon fils. Au fait, comment va Bastien ?

— Il m’en veut. Il a eu douze ans hier et j’ai complètement zappé. Faut dire que la solution que j’entrevois m’occupe toute la tête. Même au boulot les collègues disent que j’ai l’air complètement absent.

— C’est pas une raison pour oublier ton fils ! tu t’es rattrapé au moins ?

— Je l’emmènerai au cinéma, il choisira le film.

— Ah ! il va sauter de joie !

— J’entends les sarcasmes dans ta voix, Papa. Mais je pense pas avoir de leçon à recevoir de ta part en la matière.

— C’est vrai.

Emile est bien placé pour savoir que la quête gouverne la vie du Veilleur, qui n’a de cesse de trouver la faille qui contrerait définitivement le Couteau. Avant de léguer ce fardeau à son fils lorsqu’il a eu dix-huit ans, comme le veut la coutume, Emile a parfois réussi à déjouer des meurtres. Mais ça n’était que partie remise. L’idéal serait que Stéphane trouve une solution qui mettrait fin à ce leg infernal. Si Bastien pouvait avoir une vie normale !

— Hé papa ! tu m’entends ?

— Excuse-moi Stéphane, je m’égare dans mes pensées. Mais dis-moi, quelle est cette solution que tu aurais trouvée ?

— Avant de t’en dire plus, j’ai un truc à te demander.

— Vas-y

— Tu m’en as déjà un peu parlé mais j’ai besoin de comprendre l’histoire du Couteau. Pourrais-tu m’en dire plus sur son maléfice ?

— C’est-à-dire ?

— J’aimerais bien le comprendre pour le contrer. Savoir d’où sort ce maléfice. Pourquoi le Forgeron l’a-t-il créé ainsi ? Mais d’ailleurs, était-il maléfique à la base ?

Emile se redresse, savoure une gorgée de café et commence son récit :

— Tu as raison. A l’origine, et bien que cela paraisse incroyable, le Couteau était simplement puissant, c’est un doux euphémisme. Le Forgeron de la Cour l’a créé ainsi, à la demande du Prince, pour armer le bras du Chevalier le plus valeureux du Royaume. Le Couteau a toujours été belliqueux mais il servait des intérêts supérieurs. Avec le temps, les hommes ont appris à régler leurs différends, frontaliers et autres, avec de nouvelles armes, n’excluant pas la diplomatie. Mais le Couteau a poursuivi son œuvre mortifère et tu connais la suite. Les Veilleurs, qui le traquent depuis lors, n’ont de cesse de l’arrêter mais son alliage est si emprunt de magie que rien n’y fait.

— Justement, c’est ce qui me questionne. On connaît le Forgeron qui l’a créé mais sait-on si lui-même a eu une lignée qui perdure de nos jours ?

— Oui, effectivement, Forgerons et Veilleurs connaissent un destin parallèle. Il semblerait que, même si on peut dire que depuis sa création, le Couteau a un pouvoir propre, l’existence des Forgerons conditionne ce pouvoir. Par contre, ne t’avise pas d’en éliminer un pensant détruire le Couteau à jamais ! Ton aïeul Prosper, qu’on appelait le Téméraire, s’y est risqué. A peine a-t-il occis le Forgeron de l’époque, qu’il a été dépecé vivant par un valet qui l’avait jusque là servi sans histoire. Le Couteau est apparu brutalement entre ses mains et le serviteur n’a eu aucune hésitation à le retourner contre son maître. Si c’est ce que tu avais en tête, oublie tout de suite, tu cours à ta perte.

— Non, j’ai une idée beaucoup plus subtile.

— J’ai hâte de l’entendre, dis-moi vite !

— Si les Forgerons et les Veilleurs ont un destin commun, ça veut dire que je peux trouver le Forgeron d’aujourd’hui.

— Oui, c’est facile, il n’habite jamais très loin du Veilleur.

— Donc, lui aussi habite vers les convergences ?

— Bien sûr.

— Mais comment je fais pour le rencontrer ?

— Si tu as besoin de rencontrer le Forgeron, les choses se feront. Ne bouscule pas le destin, il travaille pour toi. Mais j’espère que tu m’as bien entendu ! N’essaye même pas de le neutraliser, il t’en coûterait !

— Non, non, je n’ai aucune intention malveillante. Au contraire, j’aimerais plutôt en faire mon allié. Et ce que tu m’as raconté sur la genèse du Couteau me conforte.

— J’avoue que je ne suis pas trop là. Quelle est ton idée finalement ?

— J’aimerais agir sur les alliages qui composent le Couteau. Il est indestructible mais ne peut-on le modifier ?

— Je n’ai jamais rien entendu qui aille dans ce sens. Quel est ton plan, en fait ?

— Il faudrait que je rencontre le Forgeron pour lui demander de retravailler le Couteau pour le rendre inoffensif. Il faudrait lui retirer cette conscience qui lui permet de prendre le contrôle des humains les plus vils et qui le rend si dangereux. Est-ce que le Forgeron a quelque chose à perdre s’il enlève le pouvoir au Couteau ?

— Je ne sais pas. Cette question n’a jamais été posée. Personne n’avait jamais envisagé une telle solution avant toi. Je suis très fier de toi et de ce que tu proposes. Ça me paraît très intéressant. Reste à savoir si le destin te permettra de rencontrer le Forgeron sans tarder et si tu arriveras à le convaincre d’essayer. Et si oui, encore faut-il que ça marche ! Que de si mais pourquoi pas ?

Tu sais quoi, mon fils ? vas-y, rentre chez toi, Bastien t’attend. Si tu as besoin de moi et même si je n’ai plus aucun pouvoir aujourd’hui, je serais très heureux de t’aider.

— Merci Papa, j’espère te donner rapidement de bonnes nouvelles. Tu as raison, Bastien m’attend, je vais essayer de passer un peu de temps avec lui avant de reprendre le combat. En plus de la quête du Forgeron, il va déjà falloir que je gère le présent et ce week-end d’Halloween…

Stéphane embrasse son père, quitte la maison et regagne sa voiture garée non loin. Songeur, il enclenche la première.