Quel ennui, mais quel ennui ! Où est le temps où j'avais le couteau sous la gorge en permanence ?

Chaque événement fondamental passait par moi. Soit, j’étais le cerveau de l’action. Soit, et c'était bien sûr ce que je préférais, j’ouvrais le bal en prenant tous les risques nécessaires à la mission. Quel délice de prendre connaissance de son objectif, de mettre une stratégie en place, d'avancer pas à pas, tout en contournant les obstacles. Je n'ai jamais failli à la tâche.

Ce n'est pas une question de vantardise, mais je laisse la fausse modestie à d'autres, car c'est incontestable j’excelle dans mon domaine.

Pourtant, et malgré mes états de service, je ne suis pas épargné. Mon destin vient de me coincer dans cette époque ennuyeuse. L’homme a eu sa chance, des mois de confinement, de solitude pour réfléchir. La Covid a accaparé le monde pour lui dire stop. Mais l’humain se complait dans la plainte, en 2021 il s’accroche à une boite qu’il tient dans sa main en permanence. Voilà ce que j’ai pu observer lors de mes sorties annuelles :

— Les gens habitent dans des blocs, plusieurs dizaines de familles résident parfois au même endroit sans pour autant se connaître…

— Les moyens de locomotion sont de plus en plus nombreux et leur contrôle semble incertain. On se déplace en roulant, glissant ou volant…

— Toute activité de travail ou de loisirs semble impossible sans en avoir eu au préalable l’autorisation. Les mystérieuses boites détiennent apparemment le savoir et certainement le pouvoir absolu.

Cet abrutissement général, pourrait être tout bénéfice pour moi, si j’étais libre. Mais voilà je suis conditionné dans une boîte. Certes mon emballage est plaisant, mais on ne m’amadoue pas avec une jolie marqueterie et un nid douillet en soie. J’ai la désagréable sensation de répéter jour après jour ma cérémonie funéraire. Comment imaginer, qu’un héros comme moi, soit emprisonné de la sorte. J’ai essayé d’en savoir plus, vous vous en doutez. Voilà la réponse que j’ai obtenue à maintes reprises : « Profites de ta Retraite ! Amuse-toi ! » Les humains raffolent de ce concept. Des jours sans fin où rien ne se passe, juste une sortie annuelle pour participer à un soi-disant événement grandiose. Une mascarade pendant laquelle ils s'amusent du crime et de l'horreur. Heureusement personne ne se méfie de moi. J'ai quartier libre et croyez-moi je ne me gêne pas pour faire un carnage, parce que ces habitants de 2021 et moi vous l'avez compris nous sommes à couteaux tirés.

Chaque année j'aborde cette période enchanteresse en me remémorant les moments les plus grandioses de ma vie.

Jules César n’était pas bien malin et pour tout dire ça m’arrangeait. Mais la bêtise n’excuse pas tout. Après une énième bataille couronnée par une victoire somptueuse menée par Moi et lui. Je jubilais, bien sûr c’est lui qui remportait les honneurs mais ça m’était bien égal, l’essentiel était que tout se déroule alors selon mes plans.

Le grand homme était facilement malléable, ça n’avait été que du bonheur de le façonner pour n’en faire qu’un pantin. Jour et nuit, nous avions œuvré tel un seul homme. Il s’est retrouvé à terre plus d’une fois, mais je le remettais sur pied et il repartait au front. Sa dépendance était totale. La gloire l’a pourtant détourné de moi. Sa main m’a lâché, au milieu de la souillure des viscères et du sang. Moi son partenaire ! Que dis-je, son maître. Seule une vengeance digne de cet affront m’apaisera peut-être.

Je suis en chasse tel un chien qui a mordu et qui veut retrouver le goût du sang. Je ne suis plus son partenaire, je suis son pire cauchemar. C’est un garçon d'écurie qui a pris soin de moi. Il a nourri le bois de mon manche avec de l’huile, il a affûté ma lame et ensuite précautionneusement il m’a enveloppé dans un linge moelleux qui sentait bon la lavande. J’aurai pu continuer ma route avec lui, il me plaisait bien et il avait une réelle admiration pour moi. Mais seuls Jules César et ma vengeance m'importaient. Le jeune garçon a remis César sur ma route et je me suis débarrassé de lui. J’avoue que je ne suis pas fier de cet épisode que je vais par pudeur garder pour moi.

Je n’ai jamais compris ce que Jules César trouvait à Cléopâtre. Puis il m’a présenté Juliana. C’était elle l’amour de sa vie, elle était tout ce que Cléopâtre n’était pas. C’était un délice de femme.

Pendant que Jules César dormait Juliana venait me retrouver, elle me sortait de de mon étui et me cajolait. C’est nuit après nuit que notre relation s’est tissée. Son amant ne lui suffisait pas et je frétillais de plaisir sous ses caresses. Je venais d’ajouter une nouvelle corde à mon arc, je recevais de l’amour et j’aimais ça. C’était le moment. J’ai entraîné ma belle jusqu’à son pupitre, elle m’a plongée dans la coupe de vin de César. Depuis quelque temps elle s’arrangeait pour qu’il atteigne de plus en plus vite l’ivresse. Il ronflait bruyamment.

Ma lame l’a guidée et par sa main, j’ai lâché mon venin. Mes premiers mots ont été très forts, par amour pour elle je me faisais un devoir de trahir mon maître. D’après mes dires, Jules César se servait d'elle et de bien d'autres femmes du royaume d'ailleurs afin de trouver une épouse digne de son fils adoré. Elle était en période d’observation et la jugeant médiocre sur tous les plans, il allait bientôt prendre congé d’elle. J’enfonçais le clou précisant que Jules César souhaitait s’amuser encore quelque temps avec sa naïveté avant de rompre. Qu’il fut bon de dénigrer le pauvre homme, alors qu’il était encore repu du plaisir qu’il avait pris entre les bras de sa douce à peine quelques heures plus tôt.

Juliana connaissait bien Brutus, le fils de Jules César, elle sollicita tout naturellement un entretien de sa part. Il était question de son père et leur rencontre devait demeurer secrète. Le soleil avait tout juste atteint son Zenith que Brutus était chez elle, inquiet. Son père était-il souffrant ? Le jeune homme connaissait la passion de César pour cette femme qu’il qualifiait d’admirable et de désintéressée. Elle le rassura, il allait très bien, elle avait assisté par hasard à certaines conversations et elle était outrée. C'était une tragédienne née, elle n’eut pas de difficulté à embobiner le pauvre garçon. César portait régulièrement atteinte à son intégrité d’homme et ce auprès des sénateurs les plus influents. Chaque fois, elle étayait ses propos de quelques faits réels connus du père, du fils et de moi-même.

C’était impossible de mettre en doute sa parole, Juliana a été une partenaire au mérite incontestable. Leurs entrevues durèrent des semaines, le fils s’éteignait peu à peu, mais ce n’était pas suffisant. Au milieu d’une nuit de pleine lune, elle porta le coup final. Voilà la missive que ton père a écrit ce soir, elle devrait être en route mais je l'ai interceptée grâce à mon fidèle valet. Elle avait parfaitement imité l'écriture du grand homme. Ce pli contenait un seul ordre : mettre à mort ce fils qu'il jugeait indigne de lui succéder. Brutus posa un genou à terre, puis une main, c’est alors qu'il me rencontra. Moi et Brutus nous avons poignardé Jules César de 33 coups de couteau. Et tout le bruit qui a été fait autour de ce crime n'a d'autre objet que ma vengeance. C’est ce qu’on appelle retourner le couteau dans la plaie.

À cette époque-là, vivre avait un sens.

Les boîtes ne m’ont pas repéré, pas si fiables finalement, demain j'entre en scène et une seule journée me suffit amplement pour inverser le cours de l'histoire.