Quelle soirée ! Didier, et cette engueulade hier soir. D’où a-t-il sorti cette gifle ? Marie a mal dormi. Elle est encore en pétard ce matin quand elle sort de sa douche. En colère après lui, et après elle aussi. Elle a passé une nuit hachée. La tempête, l’engueulade. Elle a eu du mal à s’endormir. On ne frappe pas les enfants, ni personne d’ailleurs.

Assise face au jardin, elle se refait la soirée en boucle. Cela doit être le film qui leur est monté à la tête. Wedding Nightmare. Marie n’aime pas cette fête d’Halloween, elle n’aime pas les films d’horreur non plus. Ceux qui connaissent Marie le savent. Elle déteste les blockbusters et les films d’horreur. Cela remonte à ce film qu’elle avait vu à onze ans. Poltergeist. Elle en était sortie terrorisée, les moqueries des copines hilares en plus.

Se lever avant tout le monde. C’est son temps à elle. D’habitude, elle aime surfer sur les réseaux sociaux, prendre le temps de lire la presse. Beurre, confiture maison, baguette, yaourt nature. Elle a sorti machinalement son petit déjeuner, allumé la radio. Elle se coupe toujours des petites tartines. Elle a oublié la petite cuillère, le couteau, se relève, se rassoit, fixe la table, réalise qu’elle n’a pas faim. Elle est en boucle sur la gifle. Que dire aux enfants ? Et Didier ? En reparler vite avec lui. C’est quoi son problème au juste ? Elle se sent fatiguée. Elle a dû louper quelque chose. Mais alors quoi ? Dehors, la pluie a cessé. Elle aime s’asseoir ici. Le jardin change si vite à cette époque. Les fleurs disparaissent les unes après les autres. Les cosmos n’ont pas duré longtemps cette année. À gauche, les hêtres de la rue se sont déplumés en deux jours. Il va falloir ramasser les feuilles. Le vent est tombé. Bientôt, les grandes fenêtres du voisin plongeront dans le jardin. Les rosiers malgré tout. La balançoire humide et noire. Se décider un jour à la démolir.

Hier soir, elle a fait un effort. Pour une fois : regarder un film en famille. Un film pour ados. Un blockbuster évidemment. Wedding Nightmare. Non vraiment non. Atroce. Tellement nul que cela devient drôle. Marie, elle, elle aime le cinéma d’auteurs, Dupontel, Audiard, Maïwenn, les frères Cohen, Almodovar, Clint Eastwood. Enfin, elle constate, déçue, que personne dans la famille n’accepte de s’intéresser aux films qu’elle aime. Pourquoi devrait-elle toujours faire l’effort de regarder ces films nazes ?

Elle se lève, elle se sert un café au percolateur, elle mangera plus tard. Ce midi c’est déjeuner chez sa mère, mémé Colette. Elle adore ses petits enfants… et la tarte au citron.

Tarte au citron, c’est une bonne idée. Tout le monde adore cette tarte. Et puis un bon gâteau, du sucre et du gras, c’est toujours un bon moyen de se réconcilier.

Marie s’interroge, se dit qu’elle aimerait retrouver un peu de sa liberté passée. C’est l’âge. Celui qui précède la vieillesse. Un espace-temps entre ses 52 ans et ces 70 ans. Un espace restreint qui parfois devient effrayant.

Mais qu’est-ce qu’il lui a pris à Didier de gifler Tom hier soir ? Cette soirée était vraiment toute pourrie. Didier, il est étrange ces derniers temps. Il travaille trop sûrement. Trop de pressions et des procédures à la con. Il rentre le soir, parle boulot, le matin, le week-end, à toute heure. Comme s’il portait ses dossiers sur le dos. Il n’a pas même pris de vacances depuis juin dernier.

La baffe. La baffe est partie d’un coup. Sans prévenir. Elle cherche à comprendre.

Elle va faire la tarte tout de suite, cela lui évitera de trop cogiter. Elle avale son café. Elle connaît la recette par cœur. Des œufs, des citrons, du beurre, beaucoup de beurre, du sucre, de la vanille, une pâte brisée toute faite (faut pas pousser quand même). Mettre à précuire la pâte. Elle tourne les deux boutons du four. Thermostat 5. Chaleur tournante. 10 min de préchauffage. Elle va aller faire le tour du jardin en attendant. Le vent de la nuit dernière a-t-il cassé des arbres, ôté des ardoises ? Dehors, elle inspecte le prunier. Il a résisté, le vent venant de l’autre côté. Elle pose sa main sur le tronc, appuie doucement, il bouge légèrement, mais résiste, c’est un signe qu’il n’est pas encore tout à fait mort. On va peut-être lui laisser encore une saison ou deux à celui-là. Pour inspecter la toiture, elle doit prendre du recul, avance vers le fond du jardin, le long du mur en pierres. Elle referme le portail entrouvert par le vent. CRAC ! Dans les arbustes. Un mouvement dans les feuilles. Une masse noire s’agite à raz du sol, un petit éclat de lumière blanche. C’est un merle noir. Il s’est posé sur la cabane de jardin. Marie s’approche. Rien qu’un tas de feuilles. Le froid monte sous ses pieds. Elle réalise qu’elle est sortie pieds nus dans ses vieilles tongs. Elle rentre. De toute façon, Didier voudra inspecter lui-même, il a prévu de nettoyer la cour ce week-end.

Le minuteur a sonné depuis quelques minutes quand elle enfourne la pâte recouverte d’un papier sulfurisé et de pois blancs. Quinze minutes. Quatre citrons. Râper les peaux. Les griffer. La sensation menaçante de la râpe métallique sur les doigts. Elle sort le saladier, les œufs, le sucre. Le fouet. Il faut battre les œufs, jusqu’à ce qu’ils blanchissent. Elle vient de couper les citrons en quatre, pour les presser. Elle s’est coupé l’index. Rien. À peine un trait. Sur la pulpe. Sensation d’avoir un corps mou, fin, une peau fine. Picotements mais cela ne saigne pas. Elle mélange. Une petite tache rouge apparait dans le jaune. Elle saigne. Non. Fausse alerte La pâte jaune est uniforme, nuageuse. Son doigt est intact. À y regarder de plus près, pourtant, un inspecteur trouverait sur la lame, trois infimes gouttes de sang.

— C’est pas vrai ! Le portail est resté ouvert toute la nuit. C’est bien la peine d’avoir mis 8000 balles dans ce truc, si c’est pour le laisser ouvert. Tu sais qu’il y a des loquets sur la porte, c’est pas de la déco hein ?

Didier est arrivé dans la cuisine.

— Bonjour. Bien dormi ? Question idiote, Marie connaît la réponse.

— Pas vraiment. Nuit agitée.

Elle démarre son batteur électrique. À fond. Des bulles, de la mousse, de plus en plus fine. La blancheur. Elle étale doucement les blancs sur la tarte.

Didier s’est installé face à elle sur le plan de travail central. Dans son polaire gris et son short de tennis, il bâille bruyamment, le nez dans son bol de céréales au chocolat. Elle sculpte avec son couteau de jolies courbes dans les blancs en neige, et se demande comment relancer le sujet. Elle enfourne le plat. Plus chaud cette fois. Thermostat 7.

Le silence s’étire dans la cuisine. Marie attrape sa tablette machinalement, essaye de lire les infos. Elle doit se lancer, même si elle redoute la dispute, elle doit affronter la discussion pour ne pas laisser pourrir la situation avec Tom.

— Tu ne crois pas que la baffe hier c’était too much ? Non ? Tu te rends compte un peu de ton comportement ? Comment tu vas faire maintenant ? Tu penses vraiment qu’une claque est le bon moyen de te faire obéir ? Qu’est-ce que t’as Didier au juste ? C’est pas possible de réagir comme ça ? Tu sais cette baffe tu vas la payer cher ? Je l’ai prise pour moi. T’as vraiment un problème avec Tom. T’es pas comme ça avec Axel. Dis-moi c’est quoi ton problème avec lui. Vas-y je t’écoute. C’est quoi ton plan au juste ?

Marie monte dans les tours. Tout est sorti d’un coup. La porte du four vient de claquer.

— Tu me fais chier Marie avec ta psycho à deux balles. Une tarte n’a jamais tué un gosse non ? Tu voulais quoi, le laisser faire peut-être ? Il relève la tête de son bol, hausse la voix. C’est bon, j’ai autre chose à foutre moi. Ce gosse il te mène par le bout du nez, tu t’en rends même pas compte. Faut arrêter là de tout lui passer !

— Oui ! Et donc ? Tu peux pas te faire entendre autrement ? Marie parle bas. C’est sa technique : baisser la voix à mesure que l’autre montre la sienne.

— Dire ferme ta gueule à son père ! Non ben non excuse-moi, mais non ! Il a passé la soirée à me provoquer. Il me fatigue ce gosse.

Didier s’agite sur son tabouret, secoue la tête

— Je te rappelle si tu as oublié, tout ce qui s’est passé avant. Parce que toi bien sûr tu vas me dire que c’est pas grave. Le coca sur le canapé c’est pas grave, les baskets dégueulasses sur la table basse c’est pas grave, et ses snaps pendant tout le film c’est de son âge.

Tom et Axel viennent de se poster en silence à la porte du couloir. Ils n’entendent que la voix énervée de leur père.

— Mais qu’est-ce qui est grave pour toi en fait ? Il se fout de notre gueule à longueur de journée et toi tu trouves qu’il faut parler ? Non. Là non. Il me gonfle. Axel ou Tom, j’aurais pété les plombs pareil. Il m’a dit ta gueule j’te rappelle.

— Ah OK ! Donc comme il te gonfle tu le gifles. C’est nouveau ça ? Didier t’as jamais fait ça. C’est quoi ton problème ? Tu te rends même pas compte de l’état dans lequel tu es.

— Dans quel état je suis ? Mais tu veux ma place au boulot ? Si tu veux, on échange ?

— C’est pas ce que je dis.

— Et puis tu m’emmerdes. Toi bien sûr tu fais toujours tout bien n'est-ce pas ? Arrête de dramatiser tout. C’est bon. Tu me gaves.

Il s’est levé. Dans le salon, il se plante devant le canapé les mains sur les hanches.

— Viens ! Bah viens voir !

Marie lave la vaisselle dans l’évier.

— Deux secondes.

— Viens voir ! Mais viens voir dans quel état tes petits chéris ont mis le salon ? C’est pas grave. Bon ben si je renverse mon bol c’est rien hein c’est ça qu’tu dis ? C’est pas grave Didier. Oh désolé.

Sa voix métallique. Il ne crie plus. Il a un sourire crispé, et tient toujours son bol à la main. Il lève son bras, tourne le poignet, il se marre, ou plutôt se force à rire. Ses yeux comme des billes, les joues tendues. Le lait goutte. Les graines tombent en paquet les unes après les autres dans le canapé. Marie ne respire plus. Elle a la bouche ouverte. Éponge et couteau dans les mains. La mousse de la vaisselle dégouline sur le sol. Le bruit sec de la petite cuillère sur la vitre de la table basse.

À quatre pattes devant le canapé, Marie éponge, frotte. Surtout ne pas répondre. Pas tout de suite. Didier vient de s’asseoir dans le rocking-chair en osier face à elle. Il a posé son bol sur la table. Elle a envie de pleurer, mais elle frotte, elle frotte, tamponne, ramasse les céréales, les pépites de chocolat, les mets au creux de sa main. Le bol était presque vide, surtout du lait. Du lait au chocolat. Sur le canapé marron. Ce n’est pas grave effectivement. Elle s’en fout de son canapé. Ne pas le regarder, le laisser s’empêtrer tout seul. Une odeur de sucre caramélisé vient de traverser le salon.

— Oh merde ! La tarte !

Elle bondit, torchon sur l’épaule, elle a gardé l’éponge à la main, la jette dans l’évier, sort la tarte, la dépose sur le plan de travail.

Dorée, magnifique. Tout juste. Les blancs en neige forment une belle spirale régulière. Au moins un truc réussi !

— Tu vois, toi tu réussis toujours tout, non ? Didier l’a suivie. Il semble avoir retrouvé ses esprits.

— Et donc ? C’est quoi ton message ? Didier je ne comprends plus rien. Marie vient de planter le couteau dans le cœur de la tarte.

— J’sais pas. J’ai pas envie de reparler de ça.

— Tu sais pas ? Tu renverse ton bol sur le canapé et tu sais pas ? OK ! Elle lèche la lame du couteau. Et tu prévois quoi avec Tom ? Didier est déjà sorti de la pièce. Va le voir, s’il te plait. Parle un peu avec lui. Essaye au moins.

— J’vais prendre ma douche.

Vraiment réussie cette tarte. Une tarte comme consolation. Marie la prend en photo. Une habitude pour les copines de Facebook qui sont fans de ses desserts. Sur l’image outre le torchon et le couteau sur le côté du plat, les proches de Marie verront le bazar inhabituel de la photo, et les plus attentives ce petit rayon de lumière dans l’angle en haut à droite, minuscule pointe blanche. Dehors, maintenant il pleut des seaux.

— Super une tarte au citron ! Cool ! C’est pour ce midi ? demande Axel sa capuche de sweat sur la tête.

— D’abord bonjour non ?

Dans le couloir, Tom vient de passer lentement devant son père sans lui adresser un quart de son regard, mais en se tenant la joue gauche.

Axel traverse la cuisine, les yeux rivés sur son portable il ouvre le frigo.

— Hop hop ! il est 11 heures et demie. C’est plus l’heure de manger, vous remontez à la douche, on déjeune chez mémé Colette. Et qu’ça saute.

— T’abuses Mam’s j’ai trop faim.

Axel a toujours faim, c’est un ado, alors comme tous les ados il mange n’importe quoi à toute heure du jour et de la nuit entre deux parties de Call of Duty.

— Fallait te lever avant ! File à la douche. Marie sent que cela va être encore rock’n’roll pour être à l’heure chez mémé Colette

Tom lui s’est installé à la table de la cuisine. Il a réussi à attraper le bidon de jus d’orange. Il boit à la bouteille.

— Tom y a des verres dans cette maison.

Il ne répond pas.

— Tom ?

— Bah quoi j’peux boire quand même ? Et pis Papa est dans la salle de bain du bas.

— Je vous préviens c’est Papa qui va vous mettre sous la douche. De toute façon, dans trente minutes on est parti.

— J’vois l’genre, tu as besoin de gros bras maintenant. Tom a presque chuchoté.

— Tom mets-la en veilleuse. C’est pas comme ça que tu vas récupérer ton portable hein.

— Dans deux jours de toute façon, tu seras obligée de me le redonner, j’ai match à Compiègne.

— Du tout. Ton père et moi on n’est obligé à rien. Je m’en fous. Je faisais comment moi quand j’avais ton âge ? Là, Marie sent que c’est une mauvaise réponse. Tant pis. Elle enveloppe la tarte dans un torchon, noue les angles, dépose le paquet sur la grande table.

Effectivement, c’était pas gagné, mais trente minutes plus tard, la famille est au complet, la voiture démarre. Didier conduit. « La nuit d’Halloween, vous connaissez ? Vous savez aussi sûrement que c’est une fête issue d’une tradition ancestrale de l’Europe celtique. On sait moins comment les peuples célébraient cette nuit. Dans la nuit du 31 octobre, au 1er novembre c’est la nuit de Samhain. ». Didier est accro à France Inter. Dans les bons jours, il accepte parfois de passer sur NRJ pour les gars. Tom sans portable trouve déjà le trajet interminable. Vingt kilomètres, dont quinze au travers de la forêt de Fontainebleau. Des arbres, des arbres, il cherche, scrute, un sanglier, ou mieux un chevreuil comme le mois dernier. Il n’y croit pas. C’est pas son jour de chance. Il se rêve en écureuil. Au moins, il aurait la paix là-haut. La route devient plus étroite. Ses parents ne disent rien. Il trouve ça un peu bizarre. Marie semble dormir.

« Selon la légende, cette nuit-là, les fairies, héritiers des dieux, maîtres de la magie, tantôt malicieux ou méchants, tantôt généreux et bienveillants à l’égard des humains, quittaient le monde visible pour retourner dans leur univers, le royaume mythique de Sid, l’Autre-Monde.»

La voiture vient de tourner à gauche. Ici la route devient plus étroite et descend légèrement, des virages. Tom connaît le chemin.

« Ils étaient alors particulièrement actifs et omniprésents, dans les forêts, durant cette nuit-là et le peuple celte partait à sa rencontre, pour danser, chanter, s’enivrer avec eux, nus le plus souvent, fêtant à la fois leur nouvelle année et le passage des fairies d’un monde à un autre.»

Encore dix minutes. Dans le virage avant la mare, la voiture ralentit. La dernière fois ici, Didier a failli renverser un cycliste, et l’an dernier il y a eu un accident grave.

“Aujourd’hui tout le monde semble convaincu que ce monde des fées et des esprits du monde invisible n’existe pas. Ah, mais au fait, vous qui allez parader en monstre atroce et sanguinolent toute la nuit, êtes-vous vraiment sûr que le monde parallèle n’existe pas ? Un conseil pour ce soir. Soyez prudent ! Merci Lucas Lefoll. Vous écoutez France Inter il est 12.15.”

La voiture garée, Didier ouvre le coffre.

— Les gars, attendez ! Venez voir là deux secondes. Discretos hein !

Un grand sac kraft sans marque.

— Axel viens voir ! La cagoule noire en latex surmontée de deux oreilles en pointe surgit à l’arrière de la voiture. My name is Batman ! Aha aha !

Axel lui essaye de menacer Marie avec ses deux énormes yeux noirs d’Alien et lui pousse un râle mêlé de fou rire.

— Mémé Colette c’est sûr, elle va avoir la trouille cette fois.

Didier les regarde. Alien et Batman. Ces petits ne sont pas si grands que cela, il se sent rassuré de les voir redevenir des enfants.

— Tu ne frapperais pas un type avec des lunettes ?

Tom a déclamé cette réplique de Batman avec sa plus grosse voix en s’approchant de son père, et lui tape sur l’épaule.

— De toute façon, tu sais papa, Batman est un sale idiot.

— Bah Tom ça va pas ? Je te rappelle que Batman c’est quand même le meilleur de tous les héros non ?

Mémé Colette dans son jean et son pull lavande se tient sur le perron de la maison, un sac de bonbons à la main. Elle se tourne vers Marie.

— Marie, j’espère que vous n’avez pas oublié la tarte ?

Au sujet des fairies, texte extrait Le Dictionnaire des symboles, des mythes et des légendes, Didier Colin, Éditions Marabout 2005.