Stéphane gare la voiture sur le parking de la mairie. Sitôt le contact coupé, il s’accorde un petit temps de pause ; les événements s’accumulent et il a besoin de souffler pour y voir plus clair. Avec son père, ça ne s’arrange pas : toujours les mêmes discussions qui se terminent sous l’orage dans un claquement de porte. Mais bon maintenant, il s’est mis comme le paternel à la mode de l’ordinateur et des réseaux sociaux. Justement, il sort son portable pour vérifier l’adresse de Marie avant de lui rendre une visite imprévue. Tiens, un nouveau message !

Il ouvre le post de Tom illustré par une photo : une surprenante scène, visiblement capturée durant un repas de famille, où trois adultes semblent se faire face, couteau à la main. Quelle idée chez les jeunes, pense Stéphane sans s’attarder sur le texte qui accompagne la photo, ils envoient n’importe quoi. Avant de refermer le message, un détail attire son attention. Il agrandit la photo et aperçoit dans la main de l’homme, LE couteau !

— Enfin, j’ai retrouvé sa trace, s’exclame Stéphane à haute voix.

Déroulant le message, de nouvelles informations apparaissent : toute la petite famille est partie dîner chez mamie Colette. Suit la description du repas bien loin d’une partie de plaisir : engueulades, noms d’oiseaux, prises de tête. Il n’y a plus aucun doute possible.

C’est sûr, le couteau forgé se réveille en cette fin octobre, pense Stéphane. Il a commencé à prendre le contrôle de cette famille, je dois vite agir pour le récupérer avant que…

D’un geste brusque, il remet le contact et la voiture quitte le parking en faisant crisser les pneus. Ce devoir de Veilleur, Stéphane s’y est pleinement investi comme son père avant lui et comme son fils après…

— On n’a même pas fêté son anniversaire hier ! crie Stéphane en frappant le volant du plat de la main. Il a déjà douze ans, douze années vécues sans sa maman, uniquement nous deux. Bastien a souffert, et souffre encore de ce manque dans sa vie. Et aujourd’hui, je me retrouve dans une banlieue triste et inconnue à tenter de retrouver la trace de ce couteau au lieu d’être avec mon fils. En parlant tout seul, je me perds sur la route… Allez, c’est bon, on se reprend !

Stéphane termine son monologue et se concentre sur la conduite. Au bout de trente minutes, il arrive à destination et se gare près de la villa de Colette. Avant de sortir, il vérifie l’adresse sur internet et sort du véhicule. Il ouvre le coffre et réfléchit en voyant les sacs entassés.

Voyons, je serai qui ? Facteur, pompier, flic, … Il énumère mentalement les costumes cachés dans les sacs. Finalement, Stéphane empoigne un autre sac et referme le coffre. Ce début de matinée est trop tôt pour un facteur, par contre une fuite de gaz n’a pas d’heure.

Mais un strip tease matinal en pleine rue, ce n’est pas ça. Il se dirige avec son sac vers une baraque de chantier adossée à un immeuble en construction. Forçant la porte, Stéphane se glisse à l’intérieur de ce vestiaire improvisé. Quelques minutes plus tard, un employé du gaz vêtu d’un uniforme un peu plissé regagne la voiture pour mettre le sac dans le coffre.

D’un pas engagé, il se dirige vers l’habitation de Colette. Arrivé sur le perron, il remet de l’ordre dans ses cheveux et repousse bien les lunettes sur son nez. C’est bon, le spectacle peut commencer. Stéphane frappe les trois coups et perçoit à l’intérieur un bruit de glissement. La porte s’ouvre brusquement et une petite mamie emmitouflée dans son plaid apparaît sur le seuil. Levant les yeux vers ce grand personnage, elle l’interroge :

— Monsieur, vous venez pour quoi ?

— Compagnie du gaz, Madame. On nous a signalé une fuite dans le quartier. Je dois examiner les installations des maisons de la rue. Si vous permettez…

Stéphane tente de s’introduire dans la villa, mais Colette n’ouvre pas entièrement la porte.

— Ma fille me dit tout le temps de ne pas laisser les personnes entrer dans la maison, alors je ne peux …

— Excusez-moi Madame, j’ai oublié de vous présenter ma carte.

Stéphane sort de la poche intérieure de sa tenue une carte plastifiée portant un bandeau tricolore. Il la passe rapidement sous le nez de la mamie et la remet dans sa poche.

Rassurée, Colette s’efface et le laisse pénétrer dans la maison. Guidé par le glissement des chaussons sur le carrelage, le réparateur suit la femme à l’intérieur. Dans la cuisine, il montre du doigt la gazinière.

— Je vais déplacer cet appareil pour vérifier le bon état des tuyaux ; rassurez-vous, je le replacerai correctement ensuite.

Stéphane tire vers lui la gazinière, se penche vers l’arrivée du gaz et se relève aussitôt.

— Il y a un problème, madame. Je suis parti dans l’urgence de l’atelier tout à l’heure et j’ai oublié ma mallette à outils dans la camionnette. Auriez-vous un tournevis à me prêter pour dévisser l’embout du tuyau s’il vous plaît ?

La mamie part fouiller dans ses tiroirs et revient quelques minutes plus tard les mains vides.

Stéphane se réjouit intérieurement et poursuit :

— Ce n’est pas grave, un couteau fera aussi bien l’affaire.

Cette fois-ci, Colette revient avec l’objet demandé.

Le réparateur regarde le couteau.

— Non, celui-ci est trop petit, en auriez-vous un plus grand ?

— Ah, si vous étiez passé plus tôt… Mon premier petit-fils, Axel, en avait amené un avec le gâteau, mais il est parti. Par contre, le gâteau est excellent, si vous voulez, il en reste une grosse part. Moi vous savez, je ne mange pas trop de sucré car…

Stéphane l’interrompt.

— Sauriez-vous s’il a emporté ce couteau loin d’ici ? Je pourrai le récupérer rapidement et terminer la réparation.

— Oh, mon bon monsieur, Axel est parti à Saint Fouillard dans la MJC pour jouer avec son groupe rock. Selon lui, ce couteau serait « top » comme il dit pour les photos de la pochette du CD.

Le visage blême, Stéphane prend rapidement congé de la mamie.