Colette, bien sûr, est aux anges en les voyant arriver.

De la même façon qu’un parent ne devrait jamais admettre avoir une préférence entre ses enfants, une grand-mère ne devrait pas semer la discorde en affichant un amour plus prononcé pour certains de ses petits-enfants. Mais Axel avait été son tout premier petit-fils, et Tom avait sans l’ombre d’un doute été le plus mignon de ses petits-enfants. La preuve étant que, sur le buffet de Colette, le fameux buffet où sont exposés les portraits de tous ses petits-enfants, Axel est le seul à avoir à la fois une photo récente et une photo de lui bébé.

Tout cet amour ne suffira pas à éteindre la fervente ardeur du couteau, bien évidemment. Même une gentille vieille dame a des comptes à régler.

— Marie doigts de fée! Elle est encore plus belle que celle de cet été, Colette s’exclame en soulevant le papier aluminium qui recouvre la tarte. Le couteau repose là, sur le bord de l’assiette.

Marie sourit, mais sa mâchoire est aussi serrée que ses yeux sont dénués de chaleur. Elle déteste ce surnom, l’a toujours abhorré mais elle ne dit jamais rien, parce que c’est gentil, sa mère est enthousiaste, elle la complimente plus que son père ne l’a jamais fait.

Mais aujourd’hui, elle a envie de mordre.

À la place elle tend la tarte encore un peu plus. Colette, entendant sa demande silencieuse, lui ôte l’assiette des mains.

— Comment va mon gendre? demande-t-elle avant de déposer un baiser bruyant sur la joue de Didier. Et mes magnifiques petits-fils? Clac, clac, des baisers bruyants pour eux aussi.

— Tout va bien, belle-maman, Didier répond sur un ton qui laisse clairement transparaître sa fatigue.

— A part qu’on a failli assister à un meurtre ce matin, renchérit Tom.

— Un quoi? (Les yeux de Colette sont exorbités, ronds comme des soucoupes. Elle trotte vers la cuisine pour mettre la tarte au frais.) Il y a des gens dangereux dans votre quartier, dites donc! C’est de la violence de gang? J’ai entendu des choses aux informations sur —

— Rien de tout ça, maman, Tom exagère. On a eu quelques accrocs, c’est tout.

Marie retire son écharpe, son manteau, pose son sac. Une grande inspiration semble lui rendre les idées plus claires. Elle jette un œil par-dessus son épaule: son mari et ses fils se mettent à l’aise eux aussi, Didier et Tom déjà en route pour la cuisine. Didier a toujours su montrer l’exemple, à faire les choses avant même qu’on les lui demande, et il a inculqué ça à Tom aussi. Ce sont de bons petits, ses gamins, et elle s’en sort mieux avec son mari que bon nombre de ses amies.

Didier tourne la tête, comme conscient d’être observé. Marie lui lance un sourire ténu mais sincère, qu’il retourne. Ils sont juste tendus, ils ont besoin de vacances eux aussi.

— Tous les couples se disputent, c’est ça qui fait une relation saine. Comme vous êtes en retard, on saute l’apéritif?

Ils prennent tous leur place autour de la table de la salle à manger, un rituel jadis dominical. Colette essaye de ne pas se sentir nostalgique, à la place elle plonge la main dans son tiroir à couteaux. Elle en a de toutes sortes, bonne cuisinière qu’elle est. Mais aujourd’hui son meilleur couteau ne fait pas l’affaire: il dérape, glisse, ne coupe honnêtement pas grand-chose. Elle fronce les sourcils, s’agace, elle a horreur du retard. A-t-elle mis le champagne au frais pour plus tard? Elle ne se souvient plus, trop occupée à tout faire. Elle ouvre donc la porte du frigo et le champagne est là, tout est là: le champagne et la tarte, la tarte et le couteau.

Il est beau, ce couteau.

Non, vraiment: c’est un bel objet, la lame brille sous la lumière artificielle, et le tranchant semble prometteur. Elle l’empoigne, se tourne vers son rôti. La pointe de la lame semble pénétrer la viande comme du beurre et c’est si plaisant, enfin quelque chose de facile, de simple. Une part pour Marie, une part pour Didier, une part…

Elle s’est vraiment donné du mal pour ce rôti. Les pommes de terre et les haricots qui l’accompagnent ont été préparés avec soin aussi, non pas que qui que ce soit saura le remarquer. Cette nourriture c’est tout son amour qu’elle leur offre sur un plateau d’argent, dans leur assiette bien remplie, et ils mangent toujours avidement mais sans réellement relever ses efforts. Didier, oui, il dira que c’est délicieux, mais c’est attendu - sa mère ne l’a jamais aimé. Avec un front pareil elle comprend pourquoi, il avait dû être particulièrement laid, enfant. Mais ses propres petits-fils? Les voir manger comme si c’était normal, tout ce qu’elle leur offre, qu’ils n’avaient pas de la chance de l’avoir – ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils ont, et bientôt elle mourra et les regrets, pour qui seront-ils?

Elle ne veut pas être ringarde ou “réac”, mais toute cette technologie qui aspire la nouvelle génération, les réseaux, tous ces gens à qui ils parlent sans les connaître… Tout ça au détriment de leur propre famille. Axel semble s’éloigner de plus en plus, avec sa musique – quel parent digne de ce nom laisse son enfant filer droit dans le mur à une telle vitesse? Marie aurait pu mieux faire, elle n’a rien appris, bien la fille de son père et elle choisit les hommes aussi mal que sa mère, Colette doit bien l’admettre. Rien que de penser à —

— Mamie? Je crois qu’il y a assez de parts, là…

Colette cligne des yeux, fronce les sourcils. Tom lui fait face, mais il semble presque irréel tant elle se sent happée, absorbée par quelque chose, de l’eau peut-être, de la boue sûrement. Elle secoue la tête, pose les yeux sur son rôti. Même un musée d’art moderne ne saurait pas donner sens à ce carnage.

— Oui, je… Il vaut mieux l’apporter.

Comme elle ne bouge pas immédiatement, Tom s’approche, suffisamment lentement pour trahir son manque d’assurance. Il prend le plat en main, et le manche du couteau qu’il garde en équilibre sur le bord du plat à l’aide de son pouce dégage une étrange chaleur.

Lorsque Colette prend sa place à table, Didier a déjà servi toute la petite famille. Colette regarde son assiette: la part bien trop petite de rôti qui lui a été offerte, le trop-plein de haricots verts et les pommes de terre si menues qu’on croirait des échalotes font naître en elle un grondement sourd, celui d’un volcan prêt à entrer en éruption.

— Tu penses que je suis sénile, Didier, ou juste fragile à faire peur?

— Pardon? s'étonne Didier, qui se demande d’où ce coup de colère peut bien venir.

— Je ne suis bonne qu’à mastiquer des haricots? Redonne-moi de la viande, pour qui tu me prends?

Axel et Tom se jettent un regard lourd de sens avant de replonger le nez dans leur téléphone. Si tout ce qui les attend ici est un encore de la matinée, ils aimeraient mieux ne pas y être du tout. Axel pose d’ailleurs les yeux sur l’horloge murale à intervalles réguliers : le retard accumulé le matin et les multiples crises de nerfs à venir (il les sent en lui, se doute que le reste de sa famille est tout aussi susceptible d’exploser) le précipitent vers la délivrance qu’est la répétition prévue un peu plus tard — dans deux heures trente, en fait. Sûrement pourra-t-il survivre suffisamment longtemps.

— …faire ce genre de reproches sans jamais en avoir discuté avant, c’est tout !

Axel prend la conversation en cours, entend son père protester.

— J’essaye d’être patiente moi, vois-tu Didier? Parce que quand la chair de ta chair te ramène un lourdaud pareil —

— Maman ! Marie interrompt, frappant la table de ses paumes. Je ne te permets pas d’insulter mon mari!

— Permettre? Permettre? Mais je suis toujours ta mère, ma fille, et je dis bien ce que je veux !

Une exclamation bruyante retentit et subitement Marie est debout, ses yeux lancent des éclairs alors même qu’elle se penche vers sa mère au-dessus de la table. L’une de ses paumes a atterri sur son couteau de table et elle le serre étroitement. Colette, comme un miroir, en fait de même. Bien que les yeux écarquillés de Didier passent rapidement d’une femme à l’autre sa main est stable alors qu’elle s’approche, lentement mais sûrement, du couteau qui se trouve encore à côté du rôti. Il peut presque en sentir la chaleur, un appel, un chant de sirène. Il pourrait les faire taire toutes les deux, ces harpies, toujours sur son dos à le critiquer..!

Le son de l’appareil photo sort Didier de sa torpeur autant qu’il immobilise les deux femmes. Tous se tournent vers Tom, qui semble ne pas s’en rendre compte. Il tape sur le clavier de son téléphone à toute vitesse avant de le poser sur la table. Quelques secondes suffisent pour que les téléphones de Didier et Marie sonnent de concert, une petite note bien trop légère pour la pesante atmosphère qui s’est installée entre eux.

VOUS AVEZ ÉTÉ IDENTIFIÉ DANS UNE PUBLICATION.

Didier tape, ouvre, attend. Puis il lit, sourcils froncés, toujours plus froncés, le visage rouge, toujours plus rouge et il fulmine, tourne le regard vers son fils.

— Explique-toi. Il brandit le téléphone comme une arme, l’agite sous le nez de Tom comme s’il n’était pas au courant de la publication qu’il venait lui-même d’écrire. Didier gronde, rugit: EXPLIQUE-TOI!

Tom prend une profonde inspiration et fixe son père, si calmement qu’Axel en a la chair de poule.

— Si quelqu’un meurt, tout le monde saura ce qu’il s’est passé.

Et “tout le monde” signifie “tout le monde”: la photo est entièrement publique, tout comme le texte qui l’accompagne. Il est long, retrace brièvement la matinée puis détaille les agissements de chacun depuis leur arrivée chez Colette. Chaque mot est retranscrit, chaque geste, chaque tremblement. “C’est comme ces séries où le héros est pris au piège dans un enfer personnel,” a-t-il écrit. “Tout se passe mal mais ça paraît tellement naturel… C’est là qu’on sait qu’il faut fuir avant que ça se termine mal.”

Les trois adultes sont tournés vers Tom. Soit il ne comprend pas le danger, soit il se sent entièrement prêt à l’affronter. Que ce soit l’une ou l’autre de ces explications, Axel en a assez vu, assez entendu. Il se lève d’un bond et, sans un mot, ramasse tous les couteaux. Il doit tirer plus fort sur celui que tient son père, mais en une minute il a ramassé toutes les lames et, pour bien faire, toutes les fourchettes.

— J’en ai plus que marre de vous tous, dit-il d’un ton sec. Maintenant on va manger et je veux plus vous entendre.

Il se ferait rire au nez ou rabrouer à n’importe quelle autre occasion, mais il tient pas moins de huit couteaux d’une main et cinq fourchettes de l’autre. Il semble que les adultes de la tablée ont perdu l’énergie qui les portait jusque-là puisqu’ils se rasseyent en silence. Axel marche d’un pas décidé vers la cave, y dépose les couverts avec fracas. Lorsqu’il réapparaît dans la salle à manger il a cinq cuillères à soupe avec lui.

— Débrouillez-vous avec ça, annonce-t-il fermement en distribuant les ustensiles. Et je vous préviens, je pars tout de suite après le dessert. Vous m’avez gavé avec vos histoires.

Le repas se prend en silence après ça. Chacun mange tant bien que mal, pousse du doigt les aliments dans leur cuillère, mâche, garde les yeux sur son assiette. Au moment du dessert Axel se lève.

— Je vais couper les parts, je reviens.

Et pour ça il lui faut un couteau, évidemment. Sa grand-mère en a bien d’autres dans ses tiroirs mais il repense à celui qui a si bien coupé le rôti, glissé dans le muscle comme dans du beurre. La tarte a l’air délicieuse mais glisser la lame dans la meringue, dans le citron, ça lui semble meilleur encore.

Il ouvre la porte de la cave, récupère le couteau. Il faisait froid là-dedans mais le manche est tiède comme la main d’un ami.

Axel n’a jamais eu l’âme d’un pâtissier mais il se sent artiste alors qu’il coupe une deuxième part, une troisième, qu’il s’oublie complètement face à la beauté du geste. Il pourrait couper le monde entier pour sûr, tout trancher, tout serait si beau en petits morceaux…

— Axel, tu y arrives?

La voix de son frère le ramène à la réalité. Il y a douze parts parfaitement égales.

— J’arrive tout de suite!

Ce couteau est parfait. C’est une lame pour artistes, et l’artiste ici c’est lui. Silencieusement Axel se faufile vers l’entrée, ouvre son sac et y glisse le couteau qu’il enveloppe précieusement dans son t-shirt. Ce n’est que logique: lui seul sait l’utiliser, sa famille en ferait n’importe quoi. Personne n’a la même fibre que lui, la même sensibilité, la même passion. Il ne fait que prendre la seule bonne décision.

Quand il émerge à nouveau dans la salle à manger, la table a été débarrassée et nettoyée.

— T’étais où ? Tom lui demande, un léger froncement de sourcil, la seule indication qu’il suspecte quelque chose. Non, il n’y a rien à suspecter parce qu’Axel n’a rien fait de mal, bien au contraire.

— Toilettes, répond-il nonchalamment. Son haussement d’épaules est vain, Tom ne le regarde déjà plus.

— La tarte a l’air vraiment bonne, Marie, Colette complimente à nouveau. Sa fille, cette fois, lui offre un simple sourire.

Colette se tourne vers son petit-fils et lui adresse un sourire qu’elle veut le plus rassurant possible.

— Axel, peux-tu m’amener le joli couteau ? J’aimerais me couper quelques parts plus petites, la pâte est un peu trop ferme pour ma cuillère de ce côté de la tarte.

— J’ai dit con-fis-qué, répond fermement Axel.

Colette n’ose rien ajouter, au risque de paraître louche. Tant pis pour le couteau, la découpe du rôti aura été une expérience sans suite. Elle retourne à sa tarte. Les cuillères claquent dans les assiettes, le seul bruit que l’épais silence semble tolérer. Puis, au bout d’une vingtaine de minutes:

— Bon, j’y vais maintenant, commente Axel en sortant de table. Ah, et puis le couteau, je l’embarque à Saint-Fouillard. Il est top, on en profitera pour faire la pochette de notre album.

Marie leva les yeux vers lui. Elle ouvrit la bouche, mais son fils ne lui laissa pas le temps de parler.

— Oui m’man, je penserai à le ramener à la maison. Non m’man, je ne ferai rien de dangereux avec. Merci m’man, bonne après-midi à vous aussi. Et je…

Il reste là debout une seconde, ouvrant et fermant la bouche comme s’il cherchait les bons mots. Au final il n’ajoute rien d’autre qu’un au revoir du bout des lèvres, puis tourne le dos au reste de la famille et s’éclipse. La porte d’entrée s’ouvre et se ferme, puis le silence reprend son cours.

— Bon, tente timidement Didier. Bon… Ça vous dit une promenade?

En une minute, tous ont déserté la petite maison de Colette comme s’ils avaient le diable aux trousses.