Rien. Il n’y a rien dans tous ces textes issus du passé. Stéphane se laisse aller contre sa chaise, épuisé. Et désespéré aussi. Comment se débarrasser de ce maudit couteau ? Il est si près du but, il touche la fin de sa quête du bout du doigt… mais elle lui échappe et il pourrait presque entendre le couteau ricaner. Il regarde la liste qu’il a dressée. Ses ancêtres ont tout essayé : le feu de la forge ou d’un volcan, les acides, les explosifs, les éboulements… Il y en a même un qui a tenté de le perdre au milieu d’un océan. Le couteau réapparaît toujours, sans aucune égratignure et prêt à recommencer ses méfaits.

Stéphane regarde autour de lui. Sa chambre ne ressemble à rien, des papiers sont éparpillés partout. Il a négligé les tâches ménagères ces derniers temps, bien trop pris par sa quête. N’a-t-il pas mis toute sa vie de côté ? La nuit est en train de tomber, ce qui lui permet d’avoir une idée de l’heure qu’il est. Autrement, il aurait pu encore rester des heures à fouiller désespérément. Il finit par se lever et se diriger vers la fenêtre. Il craint de ne pas réussir à se débarrasser du couteau. Ou pire encore, de céder à son appel. Il le sent. Sa volonté s’émousse petit à petit sous les attaques de l’outil maléfique. Ce n’est plus qu’une question de temps.

Et puis… à quoi bon lui résister ? Ne serait-ce pas une libération de laisser le couteau prendre le contrôle ? Il a l’impression d’avoir gâché sa vie à essayer de retrouver cet artefact. Quel père a-t-il donc offert à Bastien ? Son fils… Celui à cause de qui sa femme était morte. Celui qui lui fait ressentir de la culpabilité aujourd’hui. Stéphane serre les poings sans s’en rendre compte. La colère monte en lui. Oui, tout ça, c’est la faute de son fils.

Si Bastien n’était pas né, Stéphane serait sûrement plus heureux maintenant. Rien de tout cela ne serait arrivé et aujourd’hui, il ne vivrait pas avec l’impression d’avoir échoué dans son rôle de père. Inconsciemment, il prend le couteau qu’il a caché sous son matelas pour être sûr que personne ne le trouve. Il le fait tourner entre ses doigts, l’air rêveur. Il observe les détails de la lame et de la garde. C’est un bel objet… Il referme ses doigts sur le manche. L’arme a été moulée pour lui. Il jette un regard vide aux archives et sort de la chambre. La maison est calme et plongée dans le noir. Il entend seulement Bastien, qui semble se trouver dans la cuisine.

Un pas après l’autre, il descend les escaliers. Une partie de lui commence à s’alerter, se demandant ce qu’il est en train de faire. Stéphane a l’impression d’être détaché de son corps et de toute émotion. Il sait qu’il va commettre un acte terrible, mais il voit cela comme un sacrifice pour son bien. Il a besoin de le faire pour retrouver sa sérénité. Il arrive sur le pas de la porte de la cuisine. Bastien lui tourne le dos. Ce sera si simple. Un seul geste et tout sera terminé. Stéphane prend une grande inspiration et s’apprête à lever le bras pour poignarder l’enfant quand celui-ci se retourne.

« Papa, tu es là ! »

Bastien tient aussi un couteau, mais pas pour un acte meurtrier. Stéphane n’avait pas remarqué la grande citrouille posée sur le plan de travail derrière son fils. L’enfant est en train d’en découper le chapeau.

« Est-ce que tu veux bien creuser la citrouille avec moi ? Tu sais, ce soir, c’est Halloween, ça pourrait être chouette qu’on décore un petit peu. »

Stéphane plonge son regard dans celui de son fils. Il ne voit pas de l’indifférence ou de la colère. Il voit la souffrance d’un enfant qui aime son père malgré tout ce qu’il lui a fait subir. Ses absences. Son manque d’écoute. Son inattention constante. Malgré tout ça, Bastien espère encore réussir à créer un lien avec son père, afin qu’ils forment une famille. Stéphane bafouille :

« Euh, oui, bien sûr, je me doutais que tu voudrais faire ça, j’ai même apporté un couteau plus pratique. »

Stéphane entend le couteau hurler de frustration et de rage, mais il n’écoute pas. Pour une fois, il va mettre son fils au centre de sa vie. Il se place à côté de lui. Ses mains tremblent légèrement. Il attrape la citrouille et plante son couteau dedans, continuant la découpe de son fils. La douleur l’envahit. Le couteau se débat. Stéphane continue tant bien que mal sa tâche, un sourire crispé aux lèvres.

« Ça va papa ?

— Très bien, fiston. Est-ce que tu peux aller chercher un feutre ? Tu pourras dessiner les formes que tu veux sur la citrouille, ça sera plus facile pour la découper. »

Le chapeau est découpé. Stéphane pose le couteau sur le plan de travail. Il doit mobiliser toute sa volonté pour réussir à ouvrir les doigts. L’enfant revint vite à côté de lui.

« Réfléchis-y pendant que je finis de la vider. »

Stéphane enfonce sa main dans la cucurbitacée, attrapant la chair pour l’extraire. Il a l’impression que c’est dans ses entrailles qu’on fouille. Une joie féroce s’empare de lui. Si le couteau semble aussi peu enclin à lui laisser le contrôle, c’est qu’il doit être sur la bonne voie pour l’éliminer.

Stéphane regarde son fils, qui lui offre un beau sourire. Une flambée de douleur parcourt son corps. Alors comme ça, l’artefact maléfique n’aime pas que Stéphane essaie de bien faire avec Bastien ? Intéressant…

« Tu te souviens tes premiers Halloween ? J’avais essayé de te coudre un costume, mais j’avais abandonné et on t’avait déguisé en fantôme.

— Avec un drap bleu à fleurs ! Je faisais vraiment pas très peur. »

Stéphane sourit en repensant à ce souvenir. Tout en continuant à préparer la citrouille, il évoque d’autres souvenirs heureux de cette période de l’année. Ils ne sont pas bien nombreux. Stéphane se rend compte avec horreur quel père absent il a été, mais surtout à quel point ce fut injuste pour Bastien. Comment peut-il l’accuser de la mort de sa mère ? Ce n’est qu’un enfant, qui essaie de faire du mieux qu’il peut. Il ne peut s’empêcher de frissonner de dégoût en repensant à ce qui lui a traversé l’esprit seulement quelques minutes plus tôt. À sa grande honte, il ne peut pas accuser uniquement le couteau. Stéphane laisse Bastien dessiner sur la citrouille en continuant à discuter de sujets légers avec lui.

« C’est bon, j’ai fini !

— Elle est terrifiante ta citrouille ! Je ne suis pas sûr d’être rassuré en la croisant cette nuit. »

Bastien se met à rire et Stéphane a le cœur serré en se rendant compte que cela fait bien longtemps qu’il n’a pas entendu ce son. Il attrape le couteau et le plante dans la citrouille, commençant à découper les formes que l’enfant a tracées.

« Bastien, je voulais te dire… je suis vraiment désolé pour ces derniers temps. Et même ces dernières années en fait. Je n’ai pas été présent comme j’aurais dû l’être. Quelque chose réclamait mon attention et je lui ai donné trop d’importance. Mais c’est fini, d’accord ? Je te le promets, à partir de maintenant, ça va changer. » Les larmes dévalent ses joues sans qu’il ne cherche à les en empêcher. Une explosion de douleur le saisit, le faisant tomber à genoux. Il lâche le couteau, qui cliquète sur le carrelage du sol. « Papa ?

— Je t’aime, mon fils. »

Ces mots qu’il n’a jamais dits. Au moment où ils passent ses lèvres, Stéphane se sent soudainement en paix. La douleur disparait instantanément, il n’y a plus de présence maléfique. Il regarde son fils dans les yeux. Celui-ci semble sur le point de fondre en larmes et Stéphane ouvre grands les bras pour l’accueillir. Bastien se réfugie dedans et se met à sangloter contre son père. Ce dernier ferme les yeux et serre l’être le plus important de sa vie contre lui. Il se fait la promesse de toujours le protéger et de lui offrir la plus belle des vies.

Ce moment d’émotion passé, Bastien s’écarte en essuyant ses joues humides. Stéphane se relève et ramasse le couteau. Il ne ressent rien. Il regarde la citrouille, qui est terminée. Un petit sourire étire ses lèvres. L’amour et le partage sont parfois plus efficaces que la lave d’un volcan. Il baisse les yeux sur le couteau. La larme est un peu tordue et elle ne semble plus tranchante. Il a un instant d’hésitation, puis il se dirige vers la poubelle d’un pas sûr. Il lance le couteau dedans avant de se tourner vers son fils.

« Alors ce soir, soirée film pop-corn, ça te va ? »