Me voici donc lancé dans cette quête tel un aventurier, moi qui n’ai rien d’un aventurier. Mon père me reproche mon inaction et il estime que mes recherches dans les pages des journaux à la rubrique des faits divers pour retrouver l’arme redoutable sont inutiles. Il m’incite à interroger plutôt l’ordinateur estimant que les moyens modernes me fourniront peut-être des indices pour peu que je m’y attelle avec conviction.

Mais par où commencer ? Le plus simple consiste sans doute à prendre cela comme un jeu… Je peux inscrire, pourquoi pas ? mon nom : « Stéphane » suivi de quelques mots clefs, par exemple : « couteau » et puis le nom de la ville où j’habite. Connaissant les attributs majeurs de cette arme pour s’emparer de la volonté de celui qui la tient entre ses mains, j’inscris le mot « manipulation » suivi « d’épouvante » afin de souligner encore l’aspect terrifiant de cet objet. Après quoi j’envoie la recherche.

Je vois apparaître à l’écran le nom et la photo de Stephen King et ceux de Gérard de Nerval et de Marcel Schwob accompagnés du résumé d’un conte intitulé : « la main de gloire », relatant l’histoire d’une main enchantée, main de diable… Je lis ces lignes : « il existe une opposition entre la main qui agit… ». Le texte verrouillé ne va pas plus loin. Cela ne m’avance guère. Je fais donc défiler les lignes sur l’écran évoquant à foison, sabbats, fêtes des morts, jumelés avec le nom de ma ville. Aurais-je plus de succès en interrogeant les images ou en recherchant sur une carte des images satellites ? Pourquoi pas ? Si j’en crois mon père qui se targue de sa renommée de « Veilleur » ayant su s’adapter pour vivre avec son temps, l’informatique devrait me permettre de résoudre l’énigme consistant à déceler le lieu où se cache le couteau homicide, qui comme dans le conte, pousse d’honnêtes gens, sous l’effet d’un charme à commettre des crimes abominables. Au bas de mon écran, un message de mon fils : Bastien apparaît soudain, signalé par un son argentin.

Décidément, j’ai du mal à me plier aux caprices de cet outil qui sollicite ainsi mon attention de manière impérieuse quand bon lui semble. Mon fils, que je néglige depuis que je me suis réellement lancé à la poursuite de l’arme dévastatrice, subit ainsi les effets de ma mauvaise humeur. C’est injuste, je le reconnais. Et pourtant, la jeunesse qu’il incarne a quelque chose de ravissant qui me bouleverse. Je lui suis redevable de mon affection de part ce lien familial qui nous unit et je me sens coupable par moment de ne pas répondre avec plus d’empressement à ses attentes. Cette pensée attendrie me ramène à Spencer, l’ami anglais, si distingué, dont l’image diffuse m’apparaît comme évanouie, consumée, happée dans l’infini d’un espace-temps en expansion et qui s’éloigne.

Je n’ai vraiment pas assez de loisirs pour répondre aux messages de mon jeune fils de douze ans. Je reviens aux images et tombe sur une annonce filmée montrant une femme d’un certain âge, Marie est son nom d’après l’annonce, en train de s’escrimer en pestant à diffuser une photographie à des abonnés. Cette photographie représente un gâteau posé sur un plateau avec à côté un couteau.

L’évocation de ce mot me fait frémir, et cela d’autant plus que je n’ai aucun mal à reconnaître immédiatement l’objet du délit. Je sens mon sang se glacer. Il me faut à tout prix reprendre mes esprits. J’y parviens, car en appliquant mon attention sur les murs du lieu où se déroule la scène, j’aperçois un magnifique tableau baignant dans une lueur dorée qui capte mon attention. Cette représentation constitue un antidote salutaire à cet accès de peur qui s’est emparé de moi sans prévenir. Je m’enfonce dans ce paysage imaginaire qui peu à peu, dévoile une étonnante jeune fille couchée sur l’herbe. Elle est représentée de dos sous ses vêtements amassés comme une couverture étendue sur son corps. Elle est disposée là, comme un continent, sa chevelure blonde est étalée sur l’herbe tandis que l’on distingue le dessin de sa nuque avec dans le prolongement sa gorge parfaite, devinée à peine, évocation d’une sublime harmonie. On ne voit presque rien d’elle, on ne devine rien d’autre que ses mouvements lents en lien avec la terre.

Elle se repose, elle dort d’un sommeil profond. Elle représente à elle seule, cette invention de la beauté incarnée dans la femme et qui bouscule toutes les connaissances et les certitudes dont nos piètres existences en lambeaux sont faites.

Des études à l’aquarelle parsemant les murs de la salle, prouvent que la main du maître s’est d’abord exercée avant d’accoucher de son œuvre. Là c’est l’échancrure d’une robe qui est évoquée, laissant à découvert le cou de la demoiselle au contour si délicat, s’évasant vers le bas, là où se profile la gorge de la blancheur de la nacre. Tout est suggéré, recouvert d’un tissu protecteur qui dissimule la jeune fille, la protégeant des regards impudiques. On devine son corps prisonnier, comme dans une chrysalide dont elle voudrait s’extraire. Ses hanches et ses jambes que l’on devine vigoureuses semblent lutter mais toujours une force invisible la ramène sous sa couverture. On ne voit pas son visage et seule la splendeur de son abondante chevelure épandue, composée d’un amas de fils d’or, nous permet d’envisager ce à quoi ses traits pourraient ressembler. Je pense en la regardant à une statue florentine qu’une vie imaginaire semblerait animer.

Rasséréné grâce à l’évocation de ces belles images, mes yeux un moment distraits se fixent à nouveau sur les détails de la petite vidéo sur l’écran. Le couteau sur le plateau captive de nouveau mon attention. Je fais le tour de la salle où se déroule la scène et j’aperçois une petite enseigne en métal, peinte, pendue au mur portant cette inscription : « Ici, on vend des gâteaux » suivi d’une inscription avec l’adresse d’une boutique.

Le nom de la ville me prouve qu’un rapprochement géographique a été effectué par le système après que j’ai indiqué mon adresse sur l’ordinateur puisque le nom de la commune est proche de la ville que j’habite.

Ainsi, le mystérieux couteau, objet de mes investigations depuis si longtemps, aux quatre bouts du monde, et sa propriétaire actuelle, seraient à portée de ma main, situés à deux pas dans une commune voisine, sous mon nez. Et je songe que j’ai été jusqu’à aujourd’hui le jouet d’une comédie, acteur dérisoire pris au piège d’un destin ironique, victime de je ne sais quelle force invisible qui s’ingénie à me défier et à tourner en dérision mes faits et gestes.

Je me tourne donc vers le plan de la ville pour situer la boutique. Une vue animée par satellite me permet à partir de l’ordinateur de cheminer au travers des rues désertes.

Il s’agit d’un quartier avec des habitations HLM dans le goût des années trente, immeubles de briques rouges avec à leur pied des loges de concierge. Je traverse une rue André Messager. Ce lieu, je me souviens de l’avoir parcouru en compagnie de Spencer en nos jeunes années. Il semble destiné à la nuit plutôt qu’à la lumière du jour, pareil à ces rues qui attendent que règne l’obscurité pour s’éveiller. Là c’est un vieux local aménagé en espace de travail avec son rideau de fer relevé au-dessus des boiseries fendillées recouvertes d’une peinture noire. Deux personnes travaillent devant des écrans à la lumière de grandes lampes à abat-jour de type ancien.

On aurait pu ouvrir là un magasin d’antiquité à la place de ce bureau dévolu à un labeur obscur de gratte papier, de clerc de notaire ou d’agent artistique se livrant à de studieuses recherches. Un marchand de disques vinyles est ouvert à proximité, jusque tard dans la soirée pour les amateurs de musique pop ou électronique. Sur le trottoir d’en face, des affiches parsèment les vitres d’un entrepôt où l’on propose des billets de concert de musique underground.

La caméra du satellite me permet de localiser depuis mon ordinateur la boutique arborant l’enseigne écrite cette fois-ci en anglais, comme un amusant clin d’œil au souvenir du passé : « Here we sell cakes ». De jour, le quartier paraît relativement désert, fréquenté uniquement par quelques passants qui reviennent de leurs courses. Au bas d’un immeuble, une boîte à livres, sanctuaire pour les lecteurs passionnés attire aussi à proximité de la petite place quelques promeneurs désœuvrés. Ce quartier populaire encastré au cœur de la cité possède un charme désuet à peine perceptible qui se manifeste à la nuit tombée alors que la lumière des bureaux et commerces encore ouverts au pied des immeubles perce l’obscurité d’une lumière crue.

Peut être dois-je expliquer le motif pour lequel un vieux livre racorni, passé entre mille mains, trouvé dans une boîte à livres, qu’il soit de Francis Carco ou de Julien Green, a toujours suscité bien plus mon intérêt que les derniers succès ornant les devantures des librairies. Il y a quelque chose de « vieux jeu » dans cet entêtement de ma part au travers de cette attirance pour l’ancien, pour ce qui dure plutôt que pour l’éphémère. Un écrivain populaire dont l’œuvre traverse les siècles, sachant décrire un milieu social, m’intéresse bien davantage que les états d’âmes d’auteurs à la mode, en quête de notoriété, écrivant sur des sujets aussi essentiels que « la fête est finie ».

Le milieu des écrivains, des journalistes et des politiciens installés, foisonnent de ces personnages qui ont pour habitude de vivre entre eux, qui se connaissent et fonctionnent avec des habitudes de sectes, qui se congratulent mutuellement, assurant la promotion les uns des autres, à grand renfort de superlatifs aussi creux que leur point de vue. Ces gens s’épanchent à partir des manies de leur milieu privilégié, jugeant nécessaire d’écrire un livre ; ils ont pour dénominateur commun un certain nombrilisme mêlé à une bouillie d’idées consensuelles, sans assise véritable avec le monde réel. Ce que l’on désigne sous l’appellation de réseaux sociaux offre bien sûr une tribune à un certain nombre de désaxés mais aussi à des armées de conformistes. Pourtant, il est impossible de nier le progrès qu’une telle interconnexion représente entre les individus, notamment dans le domaine de la connaissance. Bien qu’attaché affectivement au vieux monde, je reste néanmoins ouvert aux innovations techniques et y suis rattaché, à mon corps défendant, ne serait-ce que du fait de mon métier au service informatique de mon entreprise.

Pour revenir à mon sujet, à l’époque où nous nous sommes connus, Spencer était ce beau jeune homme maigre, à l’allure tellement british. Sa silhouette un peu voûtée, cadavérique, était celle d’un intellectuel à qui il était difficile de donner un âge. Vêtu d’une veste ajustée au corps et d’un éternel col roulé, il arborait ce style chic tellement propre à sa nationalité d’origine. Expert en économie politique, il avait poursuivi des études de mathématiques, discipline scientifique qui correspondait bien à son esprit rigoureux. La sécheresse de son allure, ses cheveux châtains tirant sur le blond, voilà ce qui ressortait de son personnage, dénué de toute rudesse, un curieux mélange de rigueur et de douceur. Comme c’est souvent le cas de la part de certains êtres graves, ses sourires sincères lorsqu’ils éclairaient son visage avait quelque chose d'imprévu qui vous comblait de bonheur. Nous opérions ensemble au fil de nos conversations, le tour du monde, de la City de Londres aux confins de l’Afghanistan où partout la même loi d’airain, les mêmes intérêts glaçants broient les êtres humains. En régime capitaliste, « la main invisible » dont parlait Adam Smith, l’économiste écossais du XVII siècle, avait engendré un monde dont le point culminant avait peut-être été symbolisé par cette photo d’une bibliothèque dévastée à Londres ayant miraculeusement survécu au Blitz en 1940 et où l’on voit des hommes consultant debout des livres au milieu des décombres.

Ainsi, ce soi-disant confort, dans lequel nous vivons, me disait Spencer, me fait penser à cette parabole des aveugles où est peinte une procession d’hommes atteints de cécité se tenant par la main et qui courent à l'abîme. En évoquant Spencer, je pense à mon fils, à cette charmante tête blonde, lui aussi condensé de force et de faiblesse. Et le souvenir de cet ami aujourd’hui disparu me plonge dans un profond désarroi, paradoxalement source de vie.

Ce sont des larmes retenues et qui jamais ne tomberont à l’évocation de son nom et auxquelles je m’abreuve comme aux sources du désir.

Ce film d’horreur qui transparaissait à nouveau de nos jours avec l’histoire de ce maudit couteau, Spencer l’avait connu au travers du récit des bombardements de ses parents et grands-parents. « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » me disait-il et cette citation me renvoyait l’image d’un monde qui avait déjà connu l’apocalypse. D’ailleurs, le couteau me ramène à la pensée de ce monde où l’homicide semble être la règle lors de ces sursauts de haine que connaît l’humanité. Au milieu de ces cogitations moroses, il me vient à l’esprit qu’il me faudra répondre à mon fils Bastien qui me demande d’ajouter mon nom à la liste de ses amis…Pour être franc, la traque contre le crime me paraît aujourd’hui en partie vaine et si je reste au volant de mon véhicule, c’est que j’hésite à entamer cette croisade. L’agent Philip Marlowe qui est en moi s'apprête à nouveau à recevoir des coups.

A quelle cause perdue d’avance faut-il donc que je m’obstine à consacrer ma vie ? et pourtant je démarre la voiture, après avoir endossé un déguisement de secouriste, poussé par une sorte d’automatisme, sans trop savoir pourquoi. « Parce qu’il le faut voilà tout » me répond une voix venue de je ne sais où.