Je n'ai ni nom ni âge. Encore moins de prix, car ma valeur n'a pas d'estimation humaine possible. Et pourtant c'est un homme qui m'a forgé, en des temps immémoriaux, un homme exceptionnel qui m'a doté d'un fil toujours parfait, mon corps de métal d'une pureté surnaturelle, ceint d'un manche de bois veiné... et de la conscience depuis laquelle je te parle en cet instant.

Je viens d'un temps où tu aurais dû te battre en homme pour survivre, au corps à corps, avec seulement ton habileté – et ta chance ! Pourtant, si tu avais eu l'heur de me porter entre tes doigts gourds, tu aurais gagné tes combats. Car j'ai tué, j'ai beaucoup tué, j'ai réclamé le sang, j'ai réclamé des vies, et je les ai eu plus souvent qu'à mon tour. J'ai guidé des mains, j'ai guidé des corps, pour boire encore.

Je me suis nourri de la noirceur de l'âme humaine. Ta violence m'aurait donné vigueur et jeunesse. En échange je t'aurais octroyé l'adresse au combat. Et comme le sang appelle le sang... la mort d'autrui serait devenu ton quotidien, ton pain, ta raison d'être.

Je me souviens...

Je me souviens de cette nuit pendant laquelle j'ai été l'instigateur du drame dont on chante encore aujourd'hui la beauté...

Ces écoeurants amoureux, comment s'appelaient-ils ? Des jeunes gens, bien trop jeunes... Ah oui, Juliette, elle s'appelait Juliette et lui... un nom italien... Roméo, me dis-tu ? Tu dois avoir raison. A cause de cette petite péronnelle, il était devenu mou, Roméo, il voulait fuir le combat. Et moi, j'ai corrompu l'âme de son rival, j'ai réclamé mon dû ! Je n'ai plus la mémoire des noms, j'ai fréquenté trop d'hommes, trop de femmes, trop d'enfants... Comment les appelles-tu ? Tybalt le rival a tué Mercutio le cousin de Roméo ? Comme tu connais bien cette histoire ! Eh bien sache que c'est moi qui a armé la main dudit Tybalt. Celui que Roméo a tué à son tour pour venger son cousin.

Et après ça, Roméo a été banni.

Et après ça, Roméo est revenu, une seconde trop tôt, pour croire sa Juliette parti dans le monde des morts.

J'en rirais encore. Si le rire faisait parti de mes attributs. Tu me comprends.

Et après ça, Roméo s'est ôté la vie par le poison.

Moi, à sa ceinture.

Mon corps d'acier brillant d'une pâle lueur de joie contenue. J'ai attiré la main de la petite à moi. La violence qu'on retourne contre soi-même est la meilleure que je puisse goûter. Je désirais plus que jamais le sang de cette enfant. Un sang chargé d'amour et de désespoir...

Laisse-moi te raconter le meilleur moment. Elle était poétesse, la gredine, elle a voulu parler avant de se frapper de ma lame. Elle a dit

adieu Roméo adieu mon bel amour adieu enfin mon cœur sera le dernier fourreau de ton poignard

Et ça juste avant que l'autre ne succombe au poison qu'il avait pris la croyant morte. A me faire regretter de n'avoir pas d'yeux pour en pleurer de rire ! Car j'ai connu un grand nombre de fourreaux depuis lors.

Quand j'ai armé la main de Tybalt, je n'avais pas idée que le drame allait fleurir et s'épanouir de la sorte. C'est encore plus beau quand ça forme un tout cohérent, avec parents éplorés et culpabilité du curé. J'avais encore moins idée qu'un des plus grands auteurs de théâtre allait s'approprier mon histoire et la rendre célèbre par delà les siècles et les continents. Crois-moi, ça fait partie de mes succès publics des plus retentissants !

Je regrette maintenant que les occasions soient devenues tellement rares de mettre en valeur l'envergure de mon champ d'action. L'époque n'est plus à la gloire des vrais combats... Peut-être faut-il que je change de pays…