Il a beau speeder, Axel est en retard. Ils vont encore râler au studio. Pourtant il a essayé de se débarrasser de ce repas de famille chez mamie Colette. Rien à faire. Il a ingurgité son gigot d’agneau du dimanche en un temps record mais cela n’a servi à rien. Vu l’ambiance, il a bien compris qu’il allait être obligé d’attendre le dessert.

Axel arrive enfin devant les studios de répétition d’où s’élève une cacophonie de sons divers passant de la guitare qu’un fou furieux martyrise à une réplique de théâtre, du Shakespeare peut être. Il se sent mieux, salue en passant Freddy le gérant des lieux et file vers les escaliers pour rejoindre le studio 13. Avant d’entrer dans l’arène, il respire à fond, se colle un sourire sur le visage et écoute un instant ses deux potes jouer sentant déjà ses bras et ses jambes battre au rythme de leur rock.

Ça y est, il y est enfin. Il ouvre la porte capitonnée.

Tom est déjà à fond dans un solo de guitare. Depuis qu’il se laisse pousser les cheveux à la Hendrix, il pense qu’il joue presque aussi bien. Enfin, il s’y croit. Son vrai prénom c’est Thomas mais c’est moins rock and roll à son goût. Alors pour les potes musicos c’est Tom. Il a pas encore atteint le niveau de son idole mais son riff est pas mal, s’avoue Axel.

A sa gauche, Luigi accorde sa basse, voûté sur son instrument, toujours avec cet air concentré limite renfrogné, il enchaîne les gammes. Lui il ne veut pas changer de prénom, même si ses deux amis se foutent de lui. Luigi, un prénom qui n’ accroche pas avec leur style. Imagine Luigi Bertignac, ça fait con, se marrent les deux autres. M’en fous, il est pas bassiste. Et Luigi Amstrong. Ah ah ah. M’en fous il fait pas de rock.

Luigi défend bec et ongles ses origines italiennes. Son père n’en a pas chié pour rien, lui le sale rital bon qu’à maçonner nos murs. Il est buté et en colère le Luigi, son caractère fait de lui un bon bassiste.

Axel, lui, il aurait préféré Alex, because Orange Mécanique, mais il garde quand même son prénom, dans sa tête il en pense pas moins. Parfois il s’amuse à se maquiller un œil pour monter sur scène. Ils s’en amusent et ça plaît aux nanas alors….

— Ola mon pote, t’as pas l’impression d’être à la bourre. A force de gratter en t’attendant j’en ai des gerçures aux doigts. Cool le repas chez ta p’tite mamie ? Tu t’es fait chouchouter comme tu veux ? Le fifils à sa maman il était trop bien là bas ? T’as oublié notre répèt ou bien ?

— C’est bon, charrie pas trop lui répond Axel en se dirigeant vers la batterie. Il jette son sac et son blouson par terre en passant devant Luigi qu’il salue d’un poing dans l’épaule.

— Si tu veux qu’on parle retard, tu vas m’expliquer pourquoi on a loupé la dernière répèt. Qui n’est pas venu parce qu’il était bourré de la veille ? Continue Axel en tendant maintenant le poing vers Tom. Et la fois d’avant, c’est moi qui n’étais pas là ? Sous prétexte que la cousine Daniella arrivait direct de son bled paumée et qu’il fallait pas la louper ?

— oh ! j’t’ai rien dit moi, m’agresse pas, lui répond Luigi. Si t’avais pas claqué la tune du studio dans tes clopes, on aurait pas été obligé d’annuler et de finir dans mon garage à taper sur des poubelles.

— Allez les mecs, on f’ra nos chochottes plus tard, le concert est dans trois jours, je vous rappelle. Allez on attaque par un petit « Paint in black » pour se chauffer lance Tom en jouant les premiers accords de leur morceau préféré des Stones.

Les trois amis enfin réunis autour de leurs instruments commencent la répétition, déjà chauffés par les sons qu’ils arrivent à produire malgré leur prise de tête. C’est l’effet musique, se dit Axel. Quel que soit leur état, les notes les rapprochent et les soudent. Il se met tellement à fond dedans qu’il en casse une baguette.

— Merde, le con. Eh ! Luigi, tu peux me filer une baguette, elles sont dans mon sac. Celle-là devait être un peu vieille.

— Ouais lui répond Luigi qui se dirige vers le sac rouge. Sa main fouille et tout à coup il fait un bond en arrière en secouant la main.

— Merde, t’as foutu quoi dans ton sac ? Il sort sa main qui tient un couteau. C’est quoi ce truc, je me suis coupé le pouce. De rage, il jette le couteau et le sac au pied d’Axel.

— Mon gars, tu fais gaffe, tu abîmes ce couteau et t’es mort. C’est à mamie Colette.

Tom toujours moqueur se fout de lui : “Ah, le couteau à ma petite mamie Colette, bouh, tu vas l’abîmer et je vais me faire gronder”

— Ta gueule Tom, c’est pas le jour. Luigi, file moi les baguettes. On démarre sur nos morceaux ? On joue le premier set sans s’arrêter ok.

Le ton d’Axel ne demande aucune réplique et les trois potes se remettent à leur instrument.

Le son monte, le rythme s’accélère, le groupe entame sa deuxième composition. Chacun est concentré sur sa partition, le regard vers l’intérieur comme s’ils jouaient chacun pour soi. l’ensemble donne malgré tout un bon rock bien lourd.

Fin du set. Tom s’arrête pour allumer une clope. Une clope au bord des lèvres pour jouer, c’est cool. En allant les chercher il se casse la gueule dans le sac rouge, s’empierge dans un câble d’enceinte et tombe face contre terre, le nez à coté du couteau qui luit sous les spots.

— Putain mais c’est pas vrai. Il va nous faire chier jusqu’au bout ton sac ? Merde, je saigne du nez, renifle-t-il dans sa manche. Ton sac, la couleur, c’est rouge sang non ? Because le couteau ? T’en as tué combien avant d’arriver ironise-t-il en fixant la lame. Rouge, couleur du sang et de l’énervement il paraît, c’est peut être pour ça qu’on est un peu tendu, continue-t-il sur le ton de la plaisanterie, histoire de détendre l’atmosphère.

Il rebranche l’enceinte, s’allume la clope qu’il se visse au bord des lèvres et de la tête fait un signe à ses potes qui sourient vaguement. On redémarre ?

A fond dans leur répèt, ils attaquent le deuxième set.

Leur musique prend une tournure qu’ils n’avaient jamais atteinte. De plus en plus rapide et sonore leurs instruments respectifs semblent animés d’une vie indépendante de leur geste. Les doigts courent tout seuls sur les cordes, les pieds et bras rythment ce rock endiablé, les cymbales s’entrechoquent pendant que la grosse caisse tonne invariablement.

Le son monte et s’accélère. Luigi commence à ne plus suivre, il se loupe dans un accord, décroche du tempo, stoppe. Les autres le regardent, de l’incompréhension au fond des yeux. Tout roulait tellement bien, ils ne se sont jamais senti aussi prêts de leur musique, ils dégoulinent d’une sueur qui sent l’effort. Pourquoi il s’arrête maintenant le Luigi ? l’agacement pointe.

— Stop les gars. Pause. j’en peux plus, j’vous suis plus, j’ai soif.

Il pose sa basse et se dirige vers l’ampli où est posé son verre de bière. Sa main atteint presque le verre quand son regard effleure l’éclair que lance la lame du couteau. Cet instant d’inattention lui fait louper le récipient qui se répand sur l’ampli. Et là, le trou noir. Plus d’électricité.

Le con, il a fait disjoncter le courant, il manquait plus que ça. Tom et Axel engueulent Luigi. Ils ne vont jamais la finir cette répèt. Il pouvait pas attendre un peu pour boire ? Et s’il ne sait plus se déplacer sans tomber comme un gros bébé qui apprend à marcher ? Merde, râle Tom qui va remettre en marche le disjoncteur. Et avant d’y arriver l’électricité revient. Ce n’était peut-être pas la faute à Luigi. Axel profite de l’incident pour proposer une pause.

— C’est bon les gars, je crois qu’on a bien avancé. On peut s’arrêter deux secondes. Si on joue aussi bien dans trois jours, on est bon.

— Ouais ! Trop cool. J’ai hâte d’y être. Tu te rends compte, jouer à la Caverne. Nous, petit groupe de p’tits français… c’est stress quand même, le challenge quoi… et pis même si on est bons, c’est pas encore complètement rodé notre concert. On a pu que 3 jours. On va arrêter de faire des conneries et finir en beauté les gars.

— J’y pense pas trop à la date ajoute Luigi, elle me met trop de stress.

— Cool man, si tu renverses plus ton verre, on devrait y arriver.

— T’es vraiment con quand tu t’y mets lui lâche Axel. Et le pied dans le câble c’est qui ?

— Ton sac ducon, c’est de sa faute avec ce putain de couteau dedans. T’es dangereux man !

Les 3 potes d’un seul homme tournent leur regard vers le couteau pendant un quart de seconde comme si quelque chose les attirait dans cette lame.

— Recommence pas Tom ou je t’en balance une, répond Axel qui mime une baffe. On s’embrouillera plus tard. Le plus important pour l’instant c’est de réussir à jouer. Allez on s’y remet.

— Tu te prends vraiment pour le leader aujourd’hui, c’est parce que t’es armé ose Luigi. Il aurait pas dû. Axel lui lance des flammes à travers ses paupières. Ok! Ok ! On s’y remet. Calmos on y va. Il vaut mieux approuver. L’ambiance est déjà assez tendue. Avant de reprendre leur instrument et malgré eux, leur regard se croisent de nouveau sur le couteau. Il paraît plus scintillant à Axel. Il est loin du couteau à mamie. Et pourquoi il l’a pris aussi ? Il ne sait plus.

...trois, quatre…. c’est reparti !

Ils redémarrent plus fort et plus vite on sent la hargne dans leurs notes, l’énervement ne retombe pas . Comme si l’échéance proche du concert les avaient électrisés.

Ils jouent un certain temps une musique qui devient presque incompréhensible.

La guitare stoppe. Surpris, Axel se tourne vers Tom dégoulinant d’une sueur âpre. Son œil, rougi par l’acharnement, croise le couteau qui brille par terre comme s’il les regardait. Axel se questionne, pourquoi il a pris ce couteau de chez mamie Colette ? Il devient malsain de le regarder. Il a l’impression qu’il n’était pas tombé si loin du sac tout à l’heure. Le couteau se déplace ? Il ne peut pas dire son malaise aux autres. Il n’est même plus sûr qu’ils en rigoleraient. Il perçoit les riffs de la basse et se dit qu’ils ne ressemblent plus à du rock. Ils doivent se reprendre.

Luigi s’est arrêté maintenant et reste planté, les bras tombant le long de son instrument, une expression figée lui lacère le visage, il regarde dans le vide.

Il fait de plus en plus chaud dans le studio. On a l’impression que depuis la panne de courant le radiateur s’est mis en marche. Tom, profitant de cette pause imposée, va l’éteindre. Il n’en peut plus. Ce n’est plus de la sueur qui lui dégouline le long du corps, c’est toute l’eau, ou le sang, que contient son corps. Il vire son tee shirt et le jette. En revenant vers sa guitare, il se baisse pour le ramasser . En dessous, le couteau apparaît. De plus en plus brillant et malsain. Un éclair les regarde, c’est un reflet sur le métal ?

Tom s’inquiète, dévisage les autres et au vu de leurs têtes concentrées, presque mauvaises, il ne dit rien. Il se détourne et donne un coup de pied râgeux dans le couteau qui part en vrille jusqu’aux pieds de la batterie. Il sent le regard d’Axel lui percer le dos. Tom se retourne, fixe Axel qui réfrène sa haine. Tom a encore touché à mamie Colette. Ils se toisent un instant, le couteau les séparant.

La tension palpable entre les deux amis sort Luigi de sa torpeur.

— Eh les mecs, coulos. On va y aller mollo. La chaleur doit nous exciter. Ou y avait quelque chose dans la bière. Il essaye la plaisanterie pour désamorcer la bombe qui menace d’exploser dans le studio . Mais on voit sur son visage l’agacement.

Ils reprennent sans un mot, il fait toujours chaud, le radiateur est déréglé. Les trois potes jouent comme s’ils étaient seuls et habités d’une énergie sans fin. L’ensemble ne ressemble plus à rien. Chaque instrument doté d’une vie propre enchaîne les fausses notes. Les rythmes cassés et sans rapport entre eux déroulent une musique inaudible aux oreilles extérieures. Et malgré les larsens de plus en plus fréquents les contres temps des cymbales, les trois amis donnent l’impression d’une unité. Leurs faces tordues et concentrées, leurs gestes rapides et syncopés forment un ballet harmonieux. Le couteau laissé dans un coin reflète ce groupe étrange et désarticulé. Comme s’il avait coupé chaque nerf, chaque tendon animant le corps des musiciens.

Soudain une corde de Luigi pète. Son regard accuse tout de suite Axel et son couteau d’être responsable. Tom fixe le couteau, il a l’impression qu’il est beaucoup plus prêt de lui qu’avant. Presque à portée de main d’Axel. Leurs voix recommencent à s’engueuler, crient de plus en plus fort des méchancetés qu’ils n’auraient jamais osé se dire.

Axel se penche, sa main attrape le couteau, son regard fou foudroie Tom et revient sur Luigi son bras se lève…..

La porte du studio s’ouvre violemment et là l’homme crie : ”C’est pas bientôt fini ce bordel !”