Ce n’était pas la première fois qu’elle venait à Lille-Flandres - quoique sa dernière visite datait bien d’une dizaine d'années... à moins que ce ne soit une quinzaine ? Elle ne tenait pas le compte des années, si bien qu’à chaque regard en arrière, Olga s’étonnait de voir les décennies s'égrener, quand des souvenirs traîtres lui susurraient le contraire. À présent qu’elle y réfléchissait, cela devait bien faire vingt ans, puisqu’elle était venue sans Franz... et en vingt ans, la gare avait bien changé.

Olga serra son sac à main contre elle, ses yeux se perdant dans les flots changeants de la foule qui, comme elle, se déversait hors du train en provenance de Montpellier. Les étoffes se mêlaient, les couleurs chatoyaient. Elle avait suffisamment voyagé pour toujours se sentir chez elle - même lorsqu’elle s’aventurait loin de chez elle, et de sa petite rue tranquille bordée d’arbres touffus - mais tous ceux qui trépignaient sous le plafond de verre ne pouvaient en dire autant. Les touristes étrangers allaient entre les panneaux d’affichages et les guichets, jetaient des coups d'œil pressés à leur smartphone, revenaient sur leur pas... On eût dit un ballet de danseurs désordonnés. Et, par une sorte de contraste presque comique, les autres usagers se faufilaient entre les valises et les chiens tenus en laisse avec une telle aisance qu’on aurait pu les confondre avec des fantômes, glissant sur les dalles luisantes comme s’ils répétaient une chorégraphie qu’ils avaient apprise par cœur. Ils grimpaient les escalators ou tripotaient les bornes sans même un flottement, jouets d’un métronome aussi impitoyable que déprimant. Le capitalisme. Dieu merci, Olga s’en était débarrassée et n’avançait désormais qu’au son de sa propre musique.

La femme les regarda s’affairer encore un instant, avant de se risquer à se frayer un chemin au travers de la marée humaine. Certains lui jetèrent des regards en coin, mais elle ne les remarqua même pas ; elle avait eu vingt ans un jour, et elle ne s’était préoccupée que de ce que les autres pouvaient penser, du jugement qu’ils auraient sur sa coiffure, ou sur le choix de ses chaussures. Maintenant qu’elle en avait le triple - et qu’elle en avait les moyens financiers - elle s’en moquait comme d’une guigne et trottinait sur ses jolis talons tandis que l’ourlet de son long manteau rouge rebondissait contre ses jambes fuselées. Elle se trouvait splendide, avec ses pattes d’oies au coin des yeux et les ridules qui se creusaient dans les sillons de son sourire. Elle avait mis l’une de ses grandes chemises amples qu’elle aimait tant, cintrée par une jolie ceinture, avec un pantalon qui flottait autour d’elle, et qui la faisait paraître plus grande qu’elle ne l’était en vérité.

Veillant à ne pas se faire bousculer, elle avança à grande enjambées vers l’un des panneaux de signalisation encadrées de fausses plantes pour chercher les toilettes. Elle trouva un plan et Seigneur, cela ne correspondait presque plus aux souvenirs qu’elle en avait... depuis quand cette gare était-elle devenue un centre commercial ? Olga pinça ses lèvres enduites d’un rouge carmin - une vieille habitude qu’elle avait quand elle réfléchissait et que ses parents avaient tenté de lui faire passer - avant de se pencher pour mieux lire les petits caractères. Entre l’avenue Brandt qui suivait le tracé des anciens remparts et la rue de Tournai, la gare s’étirait en un espèce de long rectangle désormais truffés de boutiques à la mode ; Nespresso et la Fnac y avaient établi leurs quartiers, au côté d’une pâtisserie Dalloyau.

Une fois qu’elle aurait trouvé les toilettes, peut-être pourrait-elle y faire un arrêt ? En attendant, elle ne savait toujours pas où aller. Elle relut la liste des boutiques et commodités, mais en vain. Eh bien tant pis, elle n’avait pas été surnommée “Olga la débrouille” pour rien. Elle cilla un moment, tentant de se souvenir quand était la dernière fois que l’on avait employé un surnom affectueux à son égard. À l’exception du “кохана” murmuré à son oreille par Franz - il s’était emparé d’un dictionnaire ukrainien quand elle lui avait expliqué que son prénom venait d’une princesse, Olga de Kiev et lui avait attribué le seul petit nom qu’il avait pu prononcer - cela faisait des années qu’on ne l’appelait plus qu’Olga, ou madame Leblanc. Franz et elle se correspondaient sur tant de points... Comme elle, il avait été nommé par des parents excentriques d’après un étranger - compositeur celui-là - et comme elle, il aimait voyager. La seule raison pour laquelle il ne l’accompagnait pas aujourd’hui... était qu’il avait entamé un tout autre genre de voyage depuis quelques années, et Olga n’avait pas pu l’accompagner. Elle n’était pas pressée de mourir, mais elle devait reconnaître qu’il lui manquait terriblement. Cela ne l’avait pas empêché d’aimer à nouveau, ça non, mais si la maladie faisait partie de la vie, au même titre que la mort, ni l’une ni l’autre ne la rendaient plus agréable.

C’était décidé, elle irait se chercher des chocolats à Dalloyau ! Après tout, elle en avait le temps. Elle se redressa donc, et s’éloigna du panneau d’affichage en quête d’un guichet, d’un employé ou même d’un autocollant pour lui indiquer les cabinets. Comme elle faisait quelques pas entre les quais de gare, cherchant à éviter le flot des nouveaux arrivés, un homme vint droit sur elle et lui sourit. Elle aurait été incapable de lui donner un âge, mais il avait l’air sympathique, alors elle lui rendit son sourire, et comme elle passait près de lui, il lui posa la main sur l’épaule. Ce ne fût qu’alors qu’Olga se rendit compte qu’il devait y avoir méprise.

— Bonjour ? Vous êtes bien Françoise ?

Derrière eux, un pianiste amateur s’essaya à jouer le refrain d’une vieille chanson de Rupert Holmes... If you like Pina Coladas and getting caught in the rain... If you're not into yoga, if you have half a brain... Olga sourit de plus belle.

— Je crains que vous ne vous soyez trompé.

Il s’empressa de retirer sa main, comme si un scorpion avait fait frétiller son dard sur l’épaule d’Olga, les joues empourprées.

— Mille excuses. Je ne voulais pas vous importuner. Bonne journée, madame.

Et il déguerpit tout aussi vite vers le centre de la gare, probablement aiguillonné par la gêne, et le désir de retrouver la fameuse Françoise - qui sait, peut-être aimait-elle la piña colada ? Bien qu’elle n’ait guère apprécié que l’inconnu la saisisse de façon si cavalière, Olga ne put réprimer un petit rire amusé tout en lissant son manteau écarlate, ses petits talons claquant sur le revêtement. Mais elle eut beau aller et venir le nez en l’air, elle ne trouva pas la moindre indication. La gare étirait son long squelette ajouré, les nuages s'amoncelaient bien au-delà des vitres, et Olga dut se rendre à l’évidence. Elle avait trouvé cinq sortes de restaurants différents, une boutique qui vendait du thé - et qui embaumait l’allée par la même occasion - et même un Parfois qui exposait ses sacs en équilibre sur autant de comptoirs bariolés. Mais aucune trace des toilettes.

Elle se tourna donc vers la première personne qu’elle eut sous les yeux et qui se détachait un peu de la foule, un jeune homme qui lui semblait tout juste sorti de l’adolescence, dont les baskets couinaient sur le linoleum.

— Excusez-moi, jeune homme ? L’apostropha-t-elle en levant un doigt manucuré.

Il leva les yeux vers elle et elle sentit aussitôt qu’elle l’avait dérangé. Maintenant qu’elle l’examinait de plus près, il lui semblait plus vieux, il y avait une certaine usure dans son regard, comme s’il manquait de sommeil. Il la détailla aussi, puis fronça ses sourcils épais, se demandant probablement ce qu’une femme de son âge pouvait bien lui vouloir. Olga n’avait pas de petits enfants, mais si elle en avait eu, ils auraient dû se trouver dans les âges de ce petit jeune, pressés par l’université et le petit boulot qu’ils avaient eu tant de mal à décrocher.

— Oui ? Je peux vous aider ?

Il avait une voix grave, qui aurait pu être jolie si elle n’était pas aussi éraillée par la fatigue latente. Elle voyait bien qu’il faisait un effort pour se montrer poli - il n’avait rien contre elle, si ce n’était qu’elle l’avait dérangé dans sa routine... ou son chaos, et qu’il avait d’autres choses à gérer qu’une vieille dame égarée.

— Pouvez-vous m’indiquer les toilettes, je vous prie ?

Il sortit une main de la poche de son sweat et lui pointa l’un des escalators :

— Descendez au niveau -1. Vers les accès métro. Ça s’appelle touzelou.

— Touze...

— Touzelou. C’est de l’anglais, ça s’écrit... euh laissez tomber. Les accès métro ? Vous voyez où c’est ? Vous pouvez pas le rater, ils ont mis des consignes lumineuses.

To the loo, devina Olga en ravalant un rictus. Evidemment, le franglais a encore frappé.

— Je trouverai bien. Merci. Passez une bonne journée.

— À vous aussi, répondit-il en s’en allant.

Olga partit donc en direction des escalators, sur lesquels montaient et descendaient des passagers, comme autant de cavaliers de carrousel et se laissa porter au niveau -1, tout en rêvassant à sa pâtisserie.