Tous des pourris, Hubert avait pourtant de grands espoirs dans ce job, le service juridique de l’ONG la plus importante sur la question de la transition écologique, il en rêvait depuis qu’il avait commencé ses études de droit. Dire qu’il était persuadé d’avoir enfin toutes les cartes nécessaires pour changer les choses, fini les réunions stériles de son asso, les grandes idées c’est bien joli, ça fait passer des soirées animées, mais là il était dans la cour des grands, des grands méchants oui. Il s’était bien fait avoir. Le cœur gros, les idées noires, il regarde autour de lui. Il a envie de renverser la table et de tout saccager mais il se sent surtout vidé. Il n’a plus d'énergie, plus envie de rien. Naturellement, ses pas l’emmènent vers le coffre à côté du canapé où il range les quelques bonnes bouteilles qu’il sortait à l’apéro, du temps où son appartement recevait encore des amis, surtout des amis de Bertand d’ailleurs. La bouteille de whisky est à peine entamée, il ne prend pas la peine de sortir un verre. Pourquoi rajouter de la vaisselle à faire.

Première gorgée. Il sent le liquide lui brûler l'œsophage. Le regard dans le vide, les pensées qui s’entremêlent et cognent contre ses lèvres pour sortir.

— Les ONG existent pour l’intérêt public, mon cul oui. Toute ma vie j’y ai cru, toute ma vie, et il n’aura suffi que d’un putain de papier. Je comprends mieux pourquoi je n’étais pas toujours dans la boucle, pourquoi toutes mes propositions pour que le processus soit moins bordélique ont été rejetées, t’es vraiment trop con de pas avoir compris plus tôt.

Deuxième gorgée. L’ivresse doucement monte.

— “Mais non Hubert, tu te fais des idées ! Et puis ça va, fais pas ton saint, tu n’as jamais piqué un stylo au bureau ? Cet argent, on l’a bien mérité aussi, il faut bien qu’on se fasse des petits plaisirs de temps en temps.” Mais oui, c’est vrai que tu en as vraiment besoin, le troisième SUV est INDISPENSABLE... De vrais politiciens !

Troisième gorgée. L’esprit s’appâte.

— En même temps, tu te prends pour qui ? Tu as vraiment cru que tu allais changer quelque chose ? Haha mon pauvre garçon, je te croyais moins naïf.

Les gorgées s’enchaînent, l’esprit s’embrume. Il arrête de conter. La bouteille se vide petit à petit. Il boit peu habituellement, et encore plus rarement de l’alcool fort.

Message vocal de Victoire : “RDV demain, Café Chez Régis à 10h00, pose pas de questions”. Toujours aussi aimable Soeurette. Et ta voix de crécelle au réveil, quelle horreur !

La barre au crâne, le cœur qui bat la chamade, la vision floue, aucun doute, Hubert revit une gueule de bois de sa jeunesse. Il tourne doucement la tête, il reconnaît le tableau au-dessus de sa télévision, il n’a donc pas réussi à ramper jusqu'à sa chambre. Il baisse le regard pour découvrir des bouteilles de vin, vides, qui ont rejoint celle de whisky. Il se reconnaît bien là, il a toujours été plus vin, les spiritueux c’était Bertrand. En regardant son téléphone, il se rend compte qu’il a essayé plusieurs fois de l’appeler, il a sans doute laissé plus d’un message. Ça fait pourtant six mois qu’ils se sont séparés. Hubert s’en veut de la façon dont les choses ont tourné, Bertrand était l’une des rares choses qui allait bien dans sa vie mais il a réussi à tout faire foirer par son obstination. En même temps, quelle idée de vouloir imposer un monde où tout s'effondre, où l'argent coule à flot mais pas pour tous, où tous les puissants sont corrompus, où les forêts brûlent, les océans débordent, les glaciers fondent, à des enfants qui n'ont rien demandé, il ne pouvait pas s’y résoudre. Oui Bertrand lui manque énormément mais il ne changera pas d’avis. Il a envie d’enrager, comment un seul désaccord a-t-il pu provoquer autant de tensions, de colère, de chagrin ? Les yeux humides et pour penser à autre chose, il réécoute le message vocal de sa sœur. Il n’est pas sûr d’avoir bien compris, pourquoi Victoire veut-elle soudainement le voir ? Ce n’est pas comme s’ils étaient proches tous les deux, disons que leurs visions du monde sont radicalement différentes. Ils ne se voient qu’une ou deux fois par an, quand il n’arrive pas à trouver une excuse pour échapper à tel ou tel repas d’anniversaire. Qu’est-ce qu’elle peut bien lui vouloir ? Ça n'annonce rien de bon. Il voudrait faire comme s’il n’avait pas écouté le message mais il sait que c’est impossible. Quand Victoire vouloir, Hubert faire. Ça a toujours été ainsi.

6 avril 1994, Kurt Cobain est mort hier, j’ai 14 ans, je suis dévasté. Victoire connaissait ma passion pour Nirvana, je n’avais pas eu besoin de lui dire, sa chambre était à côté de la mienne et son Mozart ne faisait pas le poids sous les cris désespérés de Kurt.

Quelques jours auparavant, notre géniteur nous avait annoncé sa volonté que je l’accompagne à son prochain voyage d'affaires au Japon. Il semblerait que de plus en plus de japonais boudent les bidets, notre père a senti le filon. En tant que futur dirigeant de l’entreprise familiale, il était temps que je commence à me former. A cette annonce, le visage de Victoire a changé de couleur. Elle éructait.

— Pourquoi ce serait à ce nabot de partir ? C’est injuste ! Enfin regarde-le papa, ton fils ne ferait même pas peur à une mouche ! Moi, par contre, j’ai du charisme, moi je saurais me rendre utile et moi je me suis intéressée à l’entreprise. Pourquoi tu crois que c’est là-bas que j’ai fait mon stage de troisième ?

Je ne pouvais pas lui donner tort. Ma croissance n’ayant encore pas daigné pointer le bout de son nez, j’étais l’éternel plus petit de la classe. Si l’on ajoute à ça une corpulence bien trop fluette et une grosse paire de lunettes, le tableau n’était pas des plus reluisants.

Mon père a tenté d’apaiser la situation. Malheureusement une adolescente folle de rage ne faisait pas vraiment partie de son auditoire habituel, il ne fit qu’envenimer les choses.

— Tais-toi Victoire, est-ce ainsi que je t’ai élevée ? Aurais-tu oublié comment cela fonctionne dans cette famille ? Qui est le fondateur de Sentoudou ? Hubert-Denis, ton arrière-grand-père. Et qui lui a succédé, Madeleine, sa fille aînée ? Non, ce fut Hubert-François, ton grand-père. Et aujourd’hui c’est moi, Jean-Hubert, ton père. As-tu remarqué quelque chose ? Il n’y a aucune femme dans cette saga et c’est pourquoi notre empire est si prospère. Et ne compte pas sur moi pour bouleverser le cours des choses, il en va de la santé de l’entreprise. Le papier toilette, c’est sérieux. Tu finiras par comprendre jeune fille.

Victoire restait sans voix, elle fixait notre père droit dans les yeux, le regard déterminé. Elle nous tourna le dos et se dirigea vers sa chambre, dont elle claqua violemment la porte. Elle n’allait pas en rester là. Ce qui nous ramène à ce fameux 6 avril.

A l’époque, j’avais complètement succombé aux charmes du chanteur et ce n’était pas passé inaperçu aux yeux de Soeurette qui avait aussitôt classé l’information dans la case “utile pour vengeance” de son cerveau tordu. Ce jour-là, j’étais dévasté et malgré tout, j'essayais de faire bonne figure, personne n’aurait compris, si seulement Victoire n’en avait pas décidé autrement. Nous étions réunis autour de la table à manger quand elle mit son plan à exécution. Il était très simple, me faire passer pour le plus grand des faibles aux yeux de notre paternel. Pour cela il lui suffit de sortir deux, trois phrases assassines bien senties qui m’atteignirent en plein cœur. Elles ne m’étaient même pas destinées, ma sœur parlait à notre mère sur un banal ton de conversation de la déchéance de la musique d’aujourd’hui. Elle est vraiment forte, qui aurait pu soupçonner que j’étais sa cible. Je sentais les sanglots monter, me nouer la gorge. Il m’était de plus en plus difficile de contrôler mes émotions. Mon père asséna involontairement le coup de grâce.

— Oui j’ai entendu à la radio le décès de ce dégénéré de rockeur, Kart ? Bon débarras !

Je ne pouvais pas en entendre plus. Sous mon impulsion, ma chaise tomba en grand fracas sur le parquet, je courus, pleurant, suffoquant, jusqu'à ma chambre.

— Mais qu’est-ce qui lui arrive encore à celui-là ?

Je n’étais pas là pour le voir mais je suis sûr que le sourire de Victoire allait de l’une à l’autre de ses oreilles. Résultat de la manigance, mon père décida que j’étais trop fragile pour rencontrer ses futurs associés mais ce n’est pas pour autant que ma sœur pu l’accompagner. Une demi réussite donc mais je pense que cela lui a suffi pour cette fois.

Hubert n’est pas encore vraiment remis lorsqu’il arrive au rendez que lui a imposé sa sœur. Elle est déjà là, installée à la terrasse du café. Bien apprêtée, comme toujours, les cheveux coupés en un carré impeccable, un tailleur bleu marine sur lequel s’étale un joli collier de perles pour parfaire le déguisement de la maman active bon chic bon genre. Elle a l’air de s’impatienter. Il la voit regarder régulièrement sa montre et remarque le tressautement nerveux de sa jambe. Son intuition était la bonne, elle ne va pas lui annoncer de bonnes nouvelles.

Tu sais choisir ton moment Victoire, comme toujours...

À reculons, il s’approche de la table. Il ne peut plus y échapper, il empoigne le dossier de la chaise située en face de sa sœur, la tire vers lui et la mort dans l’âme pose ses fesses dessus.

— Ah bah quand même ! J’ai cru que tu ne viendrais jamais.

Voix de crécelle, voix de crécelle, voix de corbeau oui ! Oiseau de mauvaise augure, que vas-tu m’annoncer ?

— Il est 10h02 Victoire.... Bonjour déjà, qu’est ce qui se passe ?

— Tu fais chier Hubert ! Ce n’est pas toi qui te tapes les repas de famille tous les dimanches, je la mérite ! Toi tu t’es barré il y a des années, c’est dégueulasse qu’elle te revienne !

Il n'a jamais entendu sa sœur utiliser un tel vocabulaire, mais surtout, il ne comprend rien.

Du contexte Victoire, s’il te plaît.

— C’est moi l’aînée, je suis sortie de notre mère dix minutes avant toi ! Mais non ! Je n’ai pas la paire de couilles moi. Je ne peux même pas m’asseoir dessus pour pleurer ce que tu me voles.

Il tourne la tête, à droite, à gauche. Non, pas de caméras. Aurait-il traversé un portail spatio-temporel hier pendant qu’il était trop saoul pour se souvenir ? En tout cas une chose est sûre, la furie en face de lui, ce n’est pas sa sœur.

Oh mon dieu, ça ne va pas mieux dans sa tête, il vaut mieux ne rien dire. Je vais éviter de commander quoi que ce soit, elle le prendrait comme une injure... Attendons, je sens qu’on va enfin comprendre de quoi il retourne.

Sans rien dire, Hubert se redresse sur sa chaise et regarde sa sœur en attendant la suite.

— De toute façon je m’en lave le ... le coquillard, enfin tu comprends c’est du papier toilette dont on parle.

Ah tiens couille ça passe mais cul c’est compliqué ? Bref, elle parle de l'entreprise familiale, j’en sais un peu plus au moins. Mais je pense que cette auto-censure soudaine indique que je peux prendre la parole.

— Ok, tu m’expliques ce qui se passe avec l’entreprise de papa ?

— Ah mais tu sais, ne fait pas semblant vil fils prodigue ! Tu abandonnes la famille mais au moment de prendre sa retraite, le paternel te laisse tout et moi qui me suis dévouée corps et âme, aux oubliettes la fifille.

Hubert rebondit sur sa chaise.

— Quoi ? Comment ça il me laisse tout ? Mais tu sais que je n’ai rien demandé moi. Et quand bien même, si ce que tu dis est vrai, pourquoi je serai le dernier au courant ? Ça n'a aucun sens !

Victoire sourit légèrement, elle semble enfin comprendre que son petit frère jumeau n'essaie pas de la faire tourner en bourrique mais qu’il n’est effectivement au courant de rien. Ça allait être encore plus simple que prévu, il n’aura pas le temps du recul sur la situation, il lui suffira d’appuyer sur la corde sensible des différends familiaux pour obtenir ce qu’elle veut.

— Et franchement, tu crois que j’ai envie d’être à la tête d’une entreprise aussi polluante. Tu te rends compte que les colorants et les senteurs artificielles, tout ça se retrouve dans l’eau après. Tu connais le terme perturbateur endocrinien ? Qu’est ce qui se passe quand on boit cette eau après, à ton avis ? Bref, pas besoin de me faire ton speech, l’entreprise tu peux te la garder.

Elle n’en demandait pas tant, un vrai un jeu d’enfant.

— Bon, donc ça ne te dérange pas de m’accompagner pour répéter tout ça au notaire ? Et à Papa au passage ? Le rendez-vous est dans quinze minutes et il doit déjà être sur place.

Victoire m’a piégé. Et je me fais encore avoir après toutes ces années. Il faut bien que je lui rende ça, elle est aussi intelligente que manipulatrice, elle fera une parfaite cheffe d’entreprise.

Hubert se lève avec lourdeur et prend la suite de sa sœur en direction du cabinet du notaire qui, comme par hasard, se trouve juste à côté de leur lieu de rendez-vous.

Décidément Victoire pense toujours à tout.

Ils montent ensemble les quelques marches en bois avant d'atteindre la lourde porte en chêne du premier étage à côté de laquelle se tient une plaque de laiton :

Maître Ladouceur

Notaire familiale

Sonnez et entrez

À l’intérieur, un petit bureau avec une secrétaire centenaire qui, en les voyant, leur sourit et leur fait signe d’entrer directement dans la salle de réunion où leur père et le notaire se trouvent déjà.

Toujours aussi sûre d’elle, Victoire ouvre d’un grand geste les deux portes coulissantes et Hubert entre à sa suite en traînant les pieds. Le notaire leur désigne des chaises et ouvre son dossier.

— Bonjour, pile à l’heure.

Il regarde Jean-Hubert.

— Nous pouvons commencer je crois. Donc, votre père vous a fait venir pour signer les accords de legs de l’entreprise de papiers toilettes et produits d’hygiène Sentoudou en vue de son départ à la retraite. Je vais vous rappeler en quelques mots les tenants et aboutissants du dossier. Pour finir, il me faudra quelques signatures pour valider la procédure.

Le ronronnement des paroles du notaire font partir l’esprit d’Hubert à la dérive.

En regardant sa sœur, le dos bien droit, les mains à plat sur ses cuisses musclées, le regard franc, la sensation qu’elle était née pour cette responsabilité lui revint.

Oui, vraiment, elle est faite pour gérer ce panier de crabes... Elle est le portrait craché de mon ancien directeur. Que le paternel soit rassuré, avec elle ses intérêts seront bien gardés. Et s’il était là le problème ? Tu te plains toujours que tu ne peux rien faire, que tu n’en as pas les moyens. Aujourd’hui on te sert une solution sur un plateau et qu’est-ce que tu fais ? Tu te défiles ! Et si le moment d’être en phase avec tes valeurs était enfin arrivé ? Si c’est toi qui a les rênes, c’est toi qui fixe les règles non ? L’usage du bidet s’est démodé ? Charge à toi de le réhabiliter ! En plus pour une fois, tu feras plaisir à ton père, lui qui a toujours voulu que ça se passe ainsi. Si seulement il savait ce que tu as en tête...

Encore une fois, la douce voix de Victoire le ramène à la réalité.

— Tout cela me semble parfait, Maître, mais il y a juste un petit détail à modifier. Hubert, mon cher frère, m’a fait part de son désintérêt pour l’entreprise et préfèrerait que ce soit moi qui prenne la suite de notre père.

— Reste à ta place, on en a déjà parlé, jamais une femme ne saurait être à la tête de Sentoudou. À la rigueur si tu avais su garder ton mari.

Cet homme est vraiment déconnecté. Pauvre Soeurette, s’il avait su voir autre chose que la femme en toi. Je suis vraiment désolé pour ce que je vais faire, tu vas me détester...Si ce n’est pas déjà le cas.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, Victoire ? Bien au contraire, j’étais heureux de constater que malgré nos différends, notre père compte toujours sur moi pour prendre sa suite.

Du coin de l'œil, Hubert put juste apercevoir le visage de l’intéressée blêmir et ses ongles rentrer dans la chair de ses cuisses.

Elle est trop bien élevée pour me contredire ici mais je ferais mieux de ne pas traîner une fois que la paperasse sera finie.

— Bon Victoire, il me semble que tu n’as plus rien à faire ici. Il faut qu’on parle affaires entre hommes maintenant

Tous les muscles tendus par la rage, elle se lève et part sans dire un mot. Le notaire, pour faire diversion, reprend son laïus.

— Bien, tout est en ordre, il ne reste plus qu’à signer ces documents. N'oubliez pas de parapher chaque page.

Pendant la laborieuse étape de paraphes des documents, Jean-Hubert explique à son fils les tâches qui lui incombent désormais. La liste est longue, Hubert commence à se rendre compte de l’ampleur que représente la gestion d’une telle multinationale et à se demander s’il ne s’était pas senti pousser des ailes trop vite. Mais non, il faut qu’il reste déterminé, il doit rencontrer les membres du comité d’administration le soir-même à l’autre bout de la ville, il devra faire bonne impression et voir quels membres pourront être de son côté. Et puis il y a Victoire aussi, il ne compte pas l’abandonner. Même si la perspective de travailler avec elle ne l’enchante guère, c’est elle qui connaît le mieux les rouages de l’entreprise, il vaut mieux qu’il la garde près de lui.

Hubert quitte le premier le bureau du notaire, son père veut profiter de ce rendez-vous pour évoquer d'autres papiers concernant la gestion de ses propriétés. Sans grande surprise, Victoire est en bas de l’immeuble, attendant avec impatience que le petit frère daigne pointer le bout de son nez.

— Alors comme ça, tu as été rassuré de voir que tu étais toujours en course pour le titre de PDG de Sentoudou ? Mais tu te fous de qui ? Comme ça c’est moi qui invente tout ? Et tes histoires de perturbateurs endocriniens, tout ton blabla d’écolo bien pensant, tu l’oublies à la première opportunité ! Et tu crois t’en sortir comme ça ?!

Tout en parlant, elle se rapproche dangereusement, les mâchoires crispées. Hubert, sentant que les longs discours ne pourront rien y faire, il décide que la course est la meilleure option.

Avec ces talons, elle ne doit pas pouvoir courir bien vite.

Sans savoir exactement dans quelle direction il s’enfuit, Hubert tourne et s'emmêle dans les ruelles. Au moment de reprendre son souffle, il est dans une petite impasse qui ne sent pas vraiment la rose. Mais au moins, il est tiré d'affaires. Enfin si ses poumons ne le lâchent pas avant. Une inactivité physique de vingt ans ajoutée à un reste de gueule de bois carabinée, ce n’est vraiment pas le meilleur des mélanges. C’est à ce moment qu'il entend un souffle dans son dos, il a à peine le temps de se redresser qu’un coup sec sur la crâne le fait s’écrouler par terre. Son agresseur profite de sa position pour lui envoyer quelques coups de pied dans les côtes si jamais l’envie lui avait pris de jouer les héros. Hubert parvient simplement à émettre quelques mots, “s’il vous plaît, stop, prenez-tout” sans rien comprendre à ce qui lui arrive. L’assaillant, très connu dans le quartier sous le nom d’Aoilpé, fait honneur à sa réputation et tient Hubert au mot, il lui prend tout, jusqu’à ses chaussettes et son caleçon. Le nouveau PDG est dans un tel état de sidération, que le cleptomane ne prend même pas la peine de courir pour s’enfuir.

Bon gré, mal gré, il parvient à se relever. Hébété, il titube sur quelques mètres avant de se faire alpaguer par un sans-abri assis sur un banc près de lui. Il lui donne une vieille robe de chambre et une paire de charentaises, toutes deux beaucoup trop grandes pour lui. Comme quoi la bonté ne dépend pas de ce qu’on a dans les poches. Il ne doit pas louper ce foutu rendez-vous, il doit y aller coûte que coûte. Le corps d’Hubert prend le contrôle, il n’est mû que par cette idée fixe. Ses jambes avancent, courent, trébuchent. Les genoux éraflés, Hubert se relève et reprend sa course, le souffle court, les yeux hagards. Il doit arriver à la station de métro le plus rapidement possible. La gare de Lille se profile à son horizon, à mesure que les foulées se multiplient, l’image se précise. Étape réussie, le voilà sur la place de la gare. Le reflet qu’il voit apparaître dans le coin de l'œil l’arrête net, il ne peut pas se présenter ainsi ! Ses cheveux forment des amas de nœuds, on dirait Tryphon Tournesol ! Que vont penser ses futurs collaborateurs ? Il doit trouver une solution.

Hubert cherche des yeux quelqu’un qui pourrait le dépanner. C’est vrai qu’il n’a pas l’air net en pantoufles, robe de chambre, ses cheveux en roue libre et ses yeux rouges qui regardent dans tous les sens, jugeant en quelques secondes les personnes qu’ils voient. Là ! Devant un taxi, un homme, dans la trentaine, chemise à carreaux, jean slim, il se dispute visiblement avec le chauffeur. Point important, il arbore une barbe bien entretenue, parfaitement taillée avec une jolie moustache en guidon de vélo en guise de décoration : quelqu’un qui prend autant soin de son image aura forcément un peigne sur lui. Sans réfléchir plus avant, Hubert se précipite, attrapant les pans de la robe de chambre pour éviter qu’elle ne s’ouvre.

— Monsieur !

Hubert refait le nœud de son habit. Le hipster ne se sent pas concerné et continue d’argumenter avec le taxi.

— Monsieur ! Un peigne ! Vous avez un peigne ?

Hubert se rapproche de sa cible, pantoufles frottant contre le bitume. Il a les yeux fous et mime nerveusement le démêlage de barbe avec les deux mains, doigts écartés.

— NON ! JE N’AI PAS DE PEIGNE POUR MA BARBE ! FOUTEZ-MOI LA PAIX !

Visiblement effrayé par l’allure pour le moins déconcertante du futur PDG des papiers toilettes Sentoudou, le barbu le repousse sans aucune délicatesse et part de son côté en maugréant des insultes sur les sans-abris alcooliques. Le chauffeur de taxi, témoin de toute la scène, regarde Hubert, amusé.

— Ah ces hipsters, ils se croient tout permis mais ils sont incapables de rendre service quand ils en ont l’occasion.

Hubert qui n’a pas vraiment compris ce qui vient de se passer regarde l’homme qui lui parle, l’air complètement abasourdi.

— Euh... Ah, oui, je voulais juste lui emprunter un peigne. J’ai été de misère en catastrophe ces dernières 24h... Mince, j’ai dû lui faire peur.

Le chauffeur de taxi est un homme petit, rondouillard et malgré sa prise de bec de tout à l’heure, il arbore un large sourire.

— J’peux vous en prêter un, moi, si vous voulez. Mais vous n’avez besoin que d’un peigne, vous êtes sûr ?

Hubert commence à reprendre un peu ses esprits. Cette rencontre, pourtant très brève, lui a fait l’effet d’une douche froide. Il regarde la robe de chambre qu’on lui a si généreusement offerte puis son regard se tourne vers son nouvel interlocuteur.

— Oui, j’imagine que ce n’est pas ça qui arrangera ma tenue, mais j'aurais peut-être l’air moins fou si je pouvais réorganiser un peu mes cheveux. Enfin ça me semblait logique tout à l’heure.

Le chauffeur se penche et attrape un peigne dans sa boite à gant.