J'arrivais à la gare Lille Flandres en marchant d'un bon pas. J'avais hâte, mais tellement hâte. Je n'attendais que ça depuis des heures. Je jetais un coup d’œil à ma tenue et grimaçais. J'avais mon éternel look d'étudiant, avec des baskets un peu crasseuses, un jean usé aux genoux et un sweat-shirt un peu trop grand. J'aurais peut-être dû essayer de faire un effort. Cependant, je n'avais pas eu le temps de bien me préparer ce matin avant de partir au travail, ni celui de repasser par chez moi avant de venir à la gare. J'étais si impatient que je bousculais quelques personnes en traversant le hall. Je marmonnais des excuses sans m'arrêter. Il était dix-huit heures, tout le monde sortait du travail, la gare était bondée. Alors que j'allais arriver devant les quais, mon téléphone vibra dans ma poche. Quand je le sortis, je vis que j'avais un SMS.

— Désolé, le train a du retard ! On est immobilisé sur les voies juste avant la gare :(

Je répondis rapidement :

— Mince, c'est pas de chance... Je t'attends à la gare de toute façon

Forcément, c'était à ce moment-là que les trains décidaient de ne plus fonctionner ! Je devais ronger mon frein et faire preuve de patience. Ça, c'était quelque chose avec lequel j'avais vraiment du mal. J'allais voir les écrans d'affichage. Un retard de quinze minutes était indiqué. Bon, je devrais être capable de patienter, qu'est-ce que quinze minutes par rapport à tout le temps que j'avais déjà attendu ? Je décidai de me poster dans un coin et je me mis à observer les gens. C'était un petit jeu que j'aimais bien faire, imaginer quelle vie ils pouvaient mener. Par exemple, cet homme en costard cravate. On pourrait croire que c'est le cadre typique, toujours pressé, ne pensant qu'au travail. Moi, je suis sûr qu'il adore lire de la fantasy et que le week-end, son passe-temps préféré est de se costumer et d'aller faire de l'escrime médiévale. Après tout, ça se saurait si notre apparence reflétait forcément qui nous sommes vraiment.

Je continuai mon petit jeu tout en envoyant des SMS de temps en temps. Quand je relevai la tête de mon téléphone, je vis une femme d'une soixantaine d'années s'approcher de moi. Elle avait un grand manteau rouge et un joli maquillage. Je l'imaginai tout de suite en diva, à chanter dans des clubs de jazz un peu cachés le soir.

— Excusez-moi, jeune homme ?

— Oui ?

— Est-ce que vous sauriez où sont les toilettes ? J'arrive tout juste de Montpellier et le trajet a été... long.

Elle eut un petit air entendu, ce qui me fit rire. Je lui expliquai comment accéder aux toilettes et elle me remercia avant de repartir de sa démarche gracieuse. Je la regardai repartir. Une aura d'assurance se dégageait d'elle. Définitivement, il y avait quelque chose de caché chez cette personne. Je détachai mon regard de son dos pour jeter un coup d’œil à l'écran. Une heure de retard maintenant ! Je grommelai. Si j'avais su, j'aurais eu le temps d'aller me changer et de me rendre un peu plus présentable. Mon téléphone vibra à ce moment-là :

— Je crois que le destin a décidé que je n'arriverais jamais à Lille :(((

— Dis pas ça ! On connaît la SNCF, ça aurait été bizarre que tout se passe bien. Je t'attendrai, jusqu'à demain s'il le faut

— <3

Mon ventre commença à grommeler. Je voulais bien attendre, mais il allait me falloir des forces d'ici là. Le goûter, c'est important, et je l'avais sauté pour arriver à l'heure à la gare. Je me dirigeai vers la boulangerie qui se trouvait dans le hall et m'installai après avoir commandé un chocolat chaud et un croissant. Je jouai sur mon téléphone tout en dégustant ma viennoiserie. Quand je relevai les yeux, il était sept heures moins dix. Ce qui aurait dû dire plus que dix petites minutes à attendre, mais visiblement, la SNCF en avait décidé autrement, augmentant encore le retard. Je ne savais plus quoi faire pour prendre mon mal en patience. Alors que je regardais une énième fois l'heure sur mon téléphone, je me rendis compte que la batterie était presque vide. Ah, mais quel abruti ! Je ne l'avais pas rechargé au travail et le jeu avait dû utiliser une grande partie de sa batterie. Je fouillai dans ma sacoche, avant de me traiter une seconde fois d'abruti. Si je ne l'avais pas rechargé, c'est parce que j'avais oublié mon chargeur à la maison ce matin. Je m'étais levé comme d'habitude en retard et j'avais été encore plus tête en l'air que d'habitude, car je ne pensais qu'à ce qu'il allait arriver ce soir. Je regardai dans la boulangerie, scrutant si je pouvais trouver quelqu'un qui aurait un chargeur à me prêter. Il y avait bien cette femme, qui travaillait sur son ordinateur dans un coin. Elle avait l'air très concentré sur son écran, mais surtout, elle avait son téléphone posé juste à côté et c'était le même que le mien. Je m'approchai d'elle.

— Excusez-moi madame ?

— Mmmm...

— Est-ce que vous auriez un chargeur de téléphone ? Je ne vais pas l'utiliser longtemps, mais je n'ai presque plus de batterie et...

Sans décoller les yeux de son écran, elle farfouilla d'une main dans son sac et brandit un câble de rechargement sous mon nez.

— Ah, euh, merci. Je vous le ramène vite.

Enfin, j'avais l'air malin moi, avec juste mon câble. Sans prise, je n'allais pas pouvoir en faire grand chose. Je dus rester un peu trop longtemps planté devant elle, car elle daigna enfin relever la tête en soupirant.

— Les vélos, lâcha-t-elle comme si c'était une évidence.

Je la regardai stupidement pendant quelques secondes avant que la connexion se fasse dans mon cerveau. Les vélo-recharges ! C'est vrai que je n'avais pas encore eu l'occasion de les utiliser, alors je n'y avais pas pensé. Je marmonnai un merci et m'éclipsai. Pas très commode, mais je n'allais pas critiquer dans la mesure où sans elle, je n'aurais pas de câble.

Je me dirigeai vers les fameux vélos, branchai mon téléphone et me mis à pédaler. Il y avait déjà une fille d'à peu près mon âge sur le vélo d'à côté. Elle semblait s'ennuyer à mourir.

— On fait la course ? lui lançai-je.

Elle me jeta un regard surpris et un peu incertain avant de se mettre à pédaler de plus en plus vite. Je fis de même. Nous étions penchés sur notre vélo, nous prenant pour des cyclistes en plein Tour de France. Je finis par déclarer forfait avant elle. Elle leva les bras en l'air comme si elle venait de passer la ligne d'arrivée, ce qui nous fit rire tous les deux. Grâce à nos efforts, nos téléphones étaient suffisamment rechargés et nous partîmes chacun dans une direction après un dernier sourire complice. Je rapportai son câble à la femme, qui me gratifia d'un "Mmmm" quand je la remerciai. Alors que j'allais reprendre mon attente, je reçus un nouveau SMS :

— Le train repart !

— Super ! Je t'attends au bout du quai. Tu peux pas me louper, j'ai un sweat-shirt jaune canari

— Ça aurait été une surprise que tu apprennes la sobriété

Je ne répondis rien, me contentant de remettre mon téléphone dans ma poche avec un sourire. Je me dirigeai ensuite vers le quai où allait arriver le train que j'attendais depuis des heures. Il était bien huit heures et demie. Je n'avais même pas essayé de savoir ce qui avait pu provoquer le retard. Je ne voulais entendre aucune excuse. Et de toute façon, tout cela n'avait plus aucune importance. Enfin, le TGV entra en gare et une marée humaine en descendit. Je me mis sur la pointe des pieds. Enfin, je le vis, arrivant avec un sourire plus qu'éblouissant sur les lèvres. J'avais eu peur de ne pas le reconnaître, n'ayant eu que des photos jusqu'à maintenant. Ne pouvant pas attendre plus longtemps, j'avançai, fendant la foule dans sa direction. Il me vit et son sourire fut encore plus éclatant. Il se précipita vers moi et se jeta dans mes bras grands ouverts. Après une forte étreinte, il se recula.

— Salut ! Ca fait un peu... bizarre quand même.

— Ah bah, dix ans à se parler par Internet sans se voir, oui, la première rencontre est particulière.

Mais il n'y eut qu'un petit moment de flottement avant que le naturel revienne au galop. Et c'est bras dessus bras dessous avec mon meilleur ami depuis dix ans et mon nouveau colocataire que je quittai la gare.