4 heures, Sonnerie assourdissante de mon réveil qui ne me réveille pas, j’ai les yeux grands ouverts depuis longtemps, à sonder l’obscurité, essayant de deviner le peu d’objets qui se trouvent dans ma minuscule chambre. Pourtant, je suis agacée et ai du mal à me sortir du lit. Je voudrais encore un peu de répit. Je m’assois et actionne l’interrupteur de ma lampe de chevet. Un flash, l’ampoule vient de griller. Ce n’est pas grave car je sais qu’une belle journée m’attend ; je me dirige vers la cuisine où la table est déjà mise, c’est ma façon de gagner du temps le matin. Trois quarts d’heure plus tard, me voilà dans la rue, il fait frais. Non, il fait froid, et c’est l’été ! ça drache. Je ne peux m’empêcher de sourire.

La première fois que j’ai entendu ce mot, c’était il y a plus de vingt ans. Je venais d’arriver à Lille pour m’y installer et il pleuvait des cordes. Je me souviens comme si c’était hier. J’étais dans la gare et me dirigeais, toute pimpante vers la sortie, sourire aux lèvres, la fleur au bout du fusil. Un vieil homme s’était approché de moi et m'avait dit d’une voix branlante : « ça drache dehors, petite ! » et il s’était éloigné. Il avait l’air compatissant, mais... de quoi ? Je n’avais rien capté, comme j’avais l’habitude de dire. Intriguée, je pris le temps de le regarder se perdre dans la foule des voyageurs, il avait le dos voûté, il traînait les jambes. A ce moment-là, je le pris pour un fou, un vieux fou. Mais bon, je n’allais pas me laisser troubler pour si peu ! Je sortis enfin de la gare et une trombe d’eau me tomba dessus. Je compris non seulement les mots de l’inconnu, mais aussi son regard insistant sur ma petite robe légère. Je n’avais ni parapluie ni imperméable et juste de quoi m’acheter à manger. C’était ma première aventure dans cette ville.

Aujourd’hui, j’ai mon parapluie, mon jean ne risque pas de devenir transparent au contact de la pluie et je vais d’un pas décidé vers la gare. Je ne cherche plus mon chemin, ce monde est devenu le mien. Soudain, je m’arrête, je viens de me rappeler que je ne fais pas l’ouverture de la boutique ce matin. Sandra me remplace. Elle me rend les heures que je lui ai prêtées, pour une urgence non médicale et non urgente, ah les jeunes ! Je ne prends qu’à 11 heures. Il est 5h45. Il fait encore nuit, les rues de la ville sont éclairées par les lampadaires, elles brillent de mille feux. C’est beau ! Que vais-je faire de tout ce temps ? Je n’ai pas envie de retourner chez moi. De plus l’averse a cessé, il ne reste qu’une petite bruine fraîche, une petite bruine agréable. Que vais-je pouvoir faire de tout ce temps ? Je déambule dans les rues désertes ou presque, je vais profiter un peu de ma ville, du Vieux-Lille.
Les rues, les monuments, la moindre pierre, je les connais par cœur, ce sont eux qui m’ont retenue ici. Mes pas me mènent dans la rue de Gand, il fait jour maintenant, les gens affluent de toute part. Je me dirige vers la porte de Gand où quelques touristes se prennent en photo. Je les observe et me sens l’âme nostalgique. Machinalement, je plonge la main dans mon sac et en retire une vieille photo. Je l’ai toujours sur moi, c’est ce qu’il me reste de mes grandes amitiés. Je la regarde. Sophie, Suzanne et moi sommes serrées l’une contre l’autre pour entrer dans le cadre, la fleur de lys au-dessus de nos têtes nous protège, nous sommes heureuses.

Nous avions travaillé pendant toutes nos vacances scolaires du lycée pour pouvoir nous offrir un voyage après le bac, des vacances de rêve. Quand il a fallu choisir une destination, nous n’avons pas mis longtemps pour décider que ce serait Bruxelles. Amoureuses toutes les trois de Jacques Brel, nous avions envie de découvrir la capitale de Son plat Pays. Nous étions originaires d’un petit village non irréductible, du sud de la France et Bruxelles pour nous, c’était la lune. Et nous allions la décrocher !
Nous avons passé 10 jours extraordinaires, inoubliables, et au moment de rentrer, comme il nous restait un peu d’argent, nous avons décidé de passer deux/2 jours à Lille. Et là, quelque part, au fond de moi, je compris que c’était ma ville, qu’un jour, je reviendrai y vivre. Après avoir pris cette photo, mes amies et moi, nous nous sommes promis de ne jamais nous perdre de vue, de rester en contact coûte que coûte. Nous étions les 3 S et nous devions refaire le monde. Aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. Moi, après deux années à la fac, j’ai compris que les études ne voulaient pas de moi, ou que je ne voulais pas des études. Je revins à Lille et décidai de vivre de petits boulots en attendant de trouver « un vrai travail ». Et je fus embauchée dans la boutique Relay de la gare Lille-Flandres. Je ne le compris pas tout de suite, mais j’avais trouvé un vrai travail, celui qui me convenait.

Je serre la photo contre mon cœur, je ne regrette pas mes choix de vie, mais je regrette mes amies. Elles me manquent, aujourd’hui plus que jamais et je ne sais pas pourquoi. Un éclat de rire me sort de ma rêverie, j’ai faim. Je m’installe à une terrasse pour prendre un petit déjeuner, un autre. Autour de moi, les gens parlent fort, je peux suivre leurs conversations et cela ne me dérange pas, au contraire. Toute cette vie, cette bonne humeur, cette agitation me rend extrêmement vivante.
Après avoir avalé mes pancakes et mon cappuccino, je décide de reprendre ma balade. De jouer à la touriste. Je sillonne Lille dans tous les sens sans m’imposer d’ordre précis. Je la traverse de part et d’autre, passant et repassant parfois dans les mêmes rues, le nez levé, admirant encore et encore des monuments vus et revus. Je ne m’en lasse pas.
Sur la Grand-Place, mes yeux s’attardent sur la Déesse qui domine et protège la ville du haut de son énorme colonne. Cette place que l’art donne à la femme ici, je ne l’ai jamais trouvée ailleurs. Non loin de là, Trois Grâces en bronze doré couronnent le bâtiment de la Voix du Nord. Mes amies et moi, nous les avions rebaptisées « Les 3 S », unies pour la vie. Quand j’ai décidé de faire cette petite excursion, j’ignorais alors que j’allais faire une excursion dans mon passé. Mais ce n’est pas pour me déplaire, ça fait mal et ça fait chaud au cœur en même temps. Je reste là un moment, pour admirer les bas-reliefs et j’écoute les commentaires des touristes. Appareils photos dans une main, prospectus dans l’autre, ils lisent les explications, essaient de comprendre. Est-ce une architecture flamande ou classique ? Ou je ne sais quoi encore ? J’ai été comme eux, c’est drôle. Aujourd’hui, je pense que cette architecture c’est Lille tout simplement. Lille qui m’a prise.
Je fais aussi les quartiers peuplés de sculptures géantes, ces bonshommes aux couleurs vives redonnent un coup de jeune à la ville. Même si elle n’en avait pas besoin, je trouve que ça lui va bien. Devant l’Hospice Comtesse, je souris aux jardiniers à tête de légumes, je m’incline devant un Maxitos à la tête de Potiron. Je suis d’humeur joyeuse. Ce monde féérique me fait retomber dans l’enfance.
C’est l’heure de me rendre au travail, si je continue ainsi je vais finir par être en retard.
Je prends la rue Faidherbe et les Moss people m’accompagnent jusqu’à la gare dans un relais statique. Je presse le pas, je vois Romy, elle me tourne le dos. Quand j’arrive à la hauteur de l’énorme sculpture, je ne peux m’empêcher de lui dire bonjour, c’est mon rituel depuis qu’elle est sortie de terre. Les passants me regardent interloqués, ils me prennent certainement pour une folle, une vieille folle. Mais, je ne vais pas me laisser troubler pour si peu ! Je me jette dans la gare qui m’avale tout rond.

Maintenant, je trône derrière le comptoir de la boutique Relay, je n’ai pas une minute à moi, c’est la folie. Un énorme embouteillage se forme à ma caisse. Certains, achètent un chocolat et s’en vont, d’autres sont là, devant moi, et hésitent, ils veulent un bounty, non ce sera plutôt un mars. Ah et cette revue aussi. Certains ne trouvent plus leur carte bleue. Ceux que je préfère sont ceux qui me paient en petites monnaies. Ils ont tout leur temps, ils prennent le temps. Les clients pressés grognent, jettent des regards furibonds. A la fin, tout le monde est servi. Dans la boutique il ne reste que quelques traînards, qui sont là pour faire passer le temps, ils lisent les revues, soupirent, prennent des objets sur les étagères, les tournent et les retournent puis les posent.

Dehors, une foule passe, un train vient d’arriver. Je regarde les voyageurs. Eux, ils passent, indifférents.

Lorsque je suis arrivée dans cette boutique, j’avais vingt ans et les premières fois que je voyais ces marées humaines, je me disais que parmi tous ces gens, il y en avait un qui m’était destiné. J’étais persuadée qu’un train m’emmènerait l’amour de ma vie. Depuis beaucoup de trains sont passés, beaucoup d’hommes sont passés dans ma vie, des hommes, des femmes, des enfants. Mais aucun n’est resté. Je suis là pour leur vendre une revue, un livre, un chocolat, enfin tout ce qu’on peut vendre dans une boutique Relay et eux, en retour, ils m’offrent une pincée de bonheur, un sourire, un « merci à bientôt », un « bonne journée ».

- S’il vous plaît ?

Une jeune femme d’une vingtaine d’année est devant mon comptoir. J’étais tellement absorbée par la foule qui passait que je ne l’avais pas vu entrer ni s’approcher. Elle est en fauteuil roulant, elle porte une salopette bleue, des Dr Martens 1460 noires, un pull à rayures horizontales rouges et blanches et un béret noir.

  • Je souhaiterais la bouilloire qui se trouve tout là-haut...

Je sors de dessous la caisse, une boîte et lui lance :

  • C’est vous Juliette ?

Elle fronce les sourcils, je comprends que ce n’est certainement pas elle. Elle paie et se dirige vers la sortie, sa bouilloire sur les genoux. Bientôt ses rayures rouges et blanches se fondent dans la masse des passants qui se pressent. Je viens de trouver « Charlie » et je lui demande si c’est elle Juliette.
Je me sens tellement bête !
Sandra, ma collègue m’avait dit que son amie Juliette devait passer à la boutique pour faire quelques emplettes. Juliette a l’âge de Sandra c’est-à-dire une trentaine d’année, elle est en fauteuil roulant à la suite d’un accident. Je n’ai jamais vu Juliette mais j’ai beaucoup entendu parler d’elle. Pas du genre à porter des Dr Martens, encore moins de salopette. Comment ai-je pu penser une seconde que cette jeune femme, presqu’encore enfant était Juliette. Je suis impardonnable. J’aime les gens, j’aime m’occuper d’eux, j’aime les rencontrer, les revoir, les reconnaître. C’est pour cette raison que j’aime mon métier, que j’aime la gare Lille Flandres. Même si mes attentes d’adolescente n’ont pas été satisfaites, ce n’étaient d’ailleurs que des rêves, j’ai trouvé d’autres raisons d’être heureuse. Et je suis une femme heureuse.

C’est l’heure de la fermeture, je sors, je traverse la gare non sans passer sous les regards bienveillants des trois Simone. Sur le parvis, Romy m’attend, elle me sourit. Je lui souris, autour d’elle une foule s’agglutine. Des nouveaux arrivants. Je m’éloigne, les laissant à leurs jeux de touristes.

Je rentre chez moi, fatiguée mais la tête pleine de bonnes choses. Je me vautre dans mon fauteuil, les pieds sur la table basse, je ne prends pas la peine de me déchausser. Je suis chez moi et je repense à ma journée. Cette ville m’a tant donné. Ici, j’ai trouvé ma place en tant que femme.

J’aime ma ville, j’aime ma vie.