Alexandra s’est littéralement enfuie du tribunal. Elle a sauté dans un taxi qui patientait à la station non loin de là et lui a demandé dans un souffle de la déposer à la gare Lille Flandres.

Arrivée à destination, un regard machinal à la grande horloge l’informe qu’elle a deux heures devant elle avant le départ de son TGV pour Paris. Alexandra entre dans la gare bondée. Le hall fourmille d’individus disparates aux destins qui paraissent sans histoire. Est-ce possible une vie qui se déroulerait comme un long fleuve tranquille ? La quadragénaire remarque à peine les gens qu’elle croise. Comme une somnambule, elle erre dans la gare, jette un œil au tableau d’affichage sans comprendre les informations qu’il diffuse. Soudain, elle l’aperçoit. Ce sera lui son salut. Lui seul pourra l’aider à traverser le temps qui lui reste avant de pouvoir fuir cette ville. Une ville qui l’a vue naître, grandir et s’épanouir. Aujourd’hui, elle n’a qu’une hâte, fuir, retrouver son cocon parisien et tâcher d’oublier ce procès ignoble.

Alexandra s’installe au piano. Elle offre aux passants un bien étrange spectacle. Une très belle femme, aux cheveux noirs remontés sur le haut du crâne en une queue de cheval qui repose au milieu du dos, sur une robe d’avocate. Experte, elle joue une partition mélancolique dont certains reconnaîtront le compositeur, Erik Satie. La scène dégage une grande tristesse, sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi. Alexandra est étrangère aux personnes qui s’arrêtent pour l’écouter jouer. Elle semble seule au monde, isolée dans cette foule qui emplit la gare. Malgré la musique, son meilleur calmant en toutes situations, l’avocate n’arrive pas à s’extraire de ses pensées. Elle revit en boucle le verdict, les remerciements et la poignée de main de son client, le dégoût d’elle-même qui l’a immédiatement saisie.

Elle n’aurait pas dû accepter de défendre cet homme. N’était sa mère qui s’était littéralement engagée pour elle et qu’elle n’a pas voulu mettre en difficulté auprès de ses voisins et amis. Les Leblon avaient en effet un neveu qui se retrouvait dans une posture délicate, risquant une peine de prison très lourde. Alexandra a rencontré Christophe Leblon en préventive, à la prison de Loos. Il lui a fait bonne impression. Un homme détruit, au bord du gouffre mais dont on percevait la personnalité posée. L’histoire qu’il lui a racontée ne lui a pas plu.

Il a parlé de son couple, de l’amour intense qu’il éprouvait pour Judith. De sa facétie à elle, de sa joie de vivre et de son charme de blonde éthérée qui ne laissait personne indifférent. Il a raconté son éternel besoin d’être rassuré, de la confiance, ciment du couple. De ses angoisses perpétuelles de la voir partir pour un autre, des regards qu’il interceptait sur sa femme et qu’il ne supportait pas. Bien-sûr, il y avait eu quelques scènes. Après des soirées où Judith avait été particulièrement scintillante et convoitée. Après des rendez-vous de travail avec un collègue dont Christophe savait qu’il lorgnait sur sa femme. Il s’agissait de disputes classiques, disait-il. Il reprochait à sa compagne des attitudes et des regards déplacés, elle lui rétorquait qu’elle ne pouvait être tenue responsable des comportements des autres. Un dialogue de sourd, qui finissait toujours par s’essouffler. La vie reprenait son cours, jusqu’au prochain incident.

Ce soir-là, ils avaient confié leur petit garçon à sa mamie pour profiter pleinement d’une soirée chez des amis qui fêtaient leurs dix ans de mariage. Le couple s’était bien amusé, ensemble et avec d’autres convives. L’alcool avait coulé à flot et, c’est un peu éméchés qu’ils étaient rentrés chez eux. A peine montés dans la voiture, la tension fut palpable. Christophe voulut savoir qui était cet homme avec lequel Judith avait tant dansé et avec qui elle semblait si bien s’entendre. Sa femme resta très floue, ne lui donnant que de vagues réponses qui eurent le don de faire monter en lui une colère sourde.

Arrivés à la maison, Judith se rendit directement à la cuisine et se servit un verre d’eau. Christophe la suivit, la sommant, encore une fois, de s’expliquer sur ses relations avec ce type. Elle le prit à la légère et se mit à rire, se moquant de sa jalousie maladive, répliquant qu’elle pourrait danser avec un balai qu’il lui demanderait encore des comptes. Cette attitude mit son époux en rage. Excédé, Christophe n’eut qu’une envie, faire taire Judith et son rire insupportable. Sous le coup d’une impulsion, il leva la main et la gifla à toute volée, si fort que la jeune femme bascula et percuta le coin de l’îlot central. Judith, inconsciente, s’affaissa sur le sol de la cuisine. Éperdu, son mari tenta de la ranimer et appela les secours. Plongée dans un profond coma, Judith mourut à l’hôpital, deux jours plus tard.

Sentant un regard insistant sur elle, Alexandra relève ses yeux embués de larmes et croise le regard d’un petit garçon. Elle lui sourit pour tâcher de faire bonne figure et l’enfant lui sourit en retour. Il paraît avoir cinq ans. L’âge du petit garçon qui a perdu sa mère et qui devra un jour vivre avec le meurtrier de cette dernière.

Au cours de cet horrible procès, Alexandra a défendu la thèse de l’accident et a été entendue par les jurés. Son client, évidemment reconnu coupable a écopé d’une peine de prison ridicule. Quatre ans. Voilà ce que vaut la vie d’une femme : quatre ans.