Mesdames, messieurs, notre train arrive en gare de Lille Flandres, le terminus de ce train.

Pour votre sécurité lors de votre descente, prenez garde à l’espace entre le marchepied et le quai.

Pour une fois, le train était à l’heure. 14 h 34 précisément. Sam se sentit fébrile, ses jambes menaçaient de flancher. Manquerait plus que je me casse la gueule. Il visualisa le désastre une demi-seconde, et décida d’attendre que tous les passagers descendent. Avec ses deux énormes valises, c’est inutile de courir il a prévu large.

La SNCF et le personnel de bord espèrent que vous avez fait un bon voyage et vous souhaitent une bonne journée.

La rouge en premier c’est la plus lourde. La noire ensuite. 20 kg dans chaque. Au moins. Pas de chariot. Sur le quai. La rouge ne roulait pas très droit. Elle était trop lourde. Il commençait à regretter d’avoir pris toutes ces affaires. Il aurait dû en laisser à Paris. Arrivé dans le hall, il abaissa la poignée télescopique qui menaçait de céder sous la pression. C’est à ce moment-là qu’il la vit. Son béret d’abord. Puis la salopette. Elle semblait être à la recherche de quelqu’un. Ou alors elle avait oublié quelque chose dans le train. Elle lui fit face. Lui hésita. Il voulut passer à droite à gauche. Leurs corps semblaient être aimantés. Une chaleur immense envahit soudain son corps. Pas une suée non plus. Une chaleur incroyable, intense et douce à la fois. Il se sentit enveloppé dans un rayonnement.

Elle était là. Il en était sûr. Il l’avait sentie. Son parfum. C’était elle. Ou alors c’est son cerveau qui déconnait. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle était habillée comme hier. C’était un signe. Le béret, la salopette, les docs. Deux solutions : ne pas s’acharner et laisser filer ou bien la suivre et réussir à lui parler. Il essayait de reprendre ses esprits, mais elle avait déjà disparu au niveau de la boutique Relay de la gare.

Elle ne pouvait pas être dans la valise et sur le quai au même moment. C’était stupide. Il avait froid maintenant. Il fixa la valise rouge, puis la noire. Ne pas céder aux émotions. Il pensa au manque de sommeil. Un effet indésirable des médicaments.

Pour le moment il fallait qu’il rentre chez lui, déposer son barda. Il pourrait se poser une petite heure avant de repartir.

Le rendez-vous avec ses deux frères était fixé à 18 h dans le parc de la Citadelle. À cette heure il y avait moins de monde. Ils seraient discrets.

Arrivé dans son appartement, il ouvrit la valise rouge sur le lit, et sortit le petit carton délicatement, le posa sur la table de la cuisine. Il ne l’avait pas ouvert, il n’avait pas osé, tout seul il n’avait pas eu le courage. C’était un petit vase gris clair en céramique. Des feuilles étaient gravées tout autour. Très kitch. Sa forme gonflée lui rappela les poupées gigognes que son père lui avait offertes quand il était enfant. Il l’avait choisi moche exprès pour pouvoir mieux s’en débarrasser. Il glissa le vase dans son sac à dos. Il s’occuperait du reste des bagages demain.

Dans le parc, ils s’étaient donné rendez-vous le long du canal de la Deûle, au niveau de la passerelle. Il arriva le premier. Thomas et Léon arrivèrent ensemble, il les aperçut de loin. Léon plus petit semblait courir derrière Thomas. Sam se leva, partit à leur rencontre.

Qui s’en charge ? Toi ? Oui c’est ce qu’on avait dit non ? Sam était agité. Faut faire vite les gars. Normalement c’est interdit ici.

Les trois frères s’accoudèrent à la passerelle. Sam ouvrit son sac à dos posé à ses pieds. Il ouvrit le vase. Léon inspecta rapidement les alentours. Les cendres formèrent un nuage plus grand que prévu. Ils n’osèrent pas se regarder. Sam plongea encore une fois dans son sac. Il lança le béret noir dans les airs. La soucoupe noire tournoya quelques secondes avant d’aller se loger dans une haie au bord du canal.

— On s’en va, les gars.

Quand quelqu’un meurt, c’est normal de le voir dans la rue, un jardin, une gare. Phénomène cognitif bien connu chez les endeuillés, cela s’appelle le vécu subjectif de contact avec le défunt. Sam n’en parlerait jamais à personne. Ce serait son secret avec elle comme un cadeau d’adieu.