Des papillons volettent autour de nous. Je suis avec un garçon que je ne reconnais pas et qui s’apprête à m’embrasser. Je me sens toute excitée par ce que je sais être notre premier baiser jusqu’à ce que je reçoive son haleine chargée d’ail. Il vient juste d’ingurgiter une plâtrée de Boursin...

Mon réveil me sauve de cette situation délicate. Je l’éteins en sursaut et allume de suite ma lampe de chevet. J’aurais bien dormi encore un peu mais j’ai un boulot à finir et même si l’humeur n’y est pas, il faut vraiment que je m’y mette. Je me redresse dans mon lit et aperçois la pile de vêtements bien pliés sur mon fauteuil. On dirait qu’il y a un jean, un pull rouge et blanc et un truc noir que je n’identifie pas trop de là où je suis et, posée sur le tout, une paire de pompes noires, rutilantes, qui me semblent bien être des Doc Martens.

— Putain Mehdi !

Ça fait quatre nuits qu’il a pas dormi chez moi et quand on s’est quittés mardi c’était un peu tendu. Par contre, il a toujours mes clés. Je me glisse sur mon lit jusqu’au fauteuil et j’aperçois une feuille enroulée qui dépasse d’une des chaussures. En la prenant, je fais tomber un billet de 50 euros qui devait être roulé avec.

Juliette,

Peux-tu s’il te plaît enfiler les vêtements que je t’ai préparés et te rendre à la gare Lille Flandres pour acheter une bouilloire au Relay ?

C’est vraiment important

Kiss kiss

Mehdi

Je sais pas où il a trouvé cette expression à la con ! « Kiss kiss » ! Il a toujours terminé ses textos comme ça, avant même qu’on soit en couple. Je ne lui ai jamais caché que je trouvais ça super nul et il continue, jusqu’à aujourd’hui alors que vraiment, je n’ai pas particulièrement le cœur à sourire. Je dois pourtant avouer que son mot m’intrigue, je ne sais pas quoi en penser. C’est vrai que ça va faire six mois que je me plains que ma bouilloire m’a lâchée, que faire chauffer de l’eau à la casserole c’est pas pareil et que ça serait bien que je m’en rachète une autre.

Par contre, je vois pas trop où est l’urgence pour Mehdi. Je n’ai aucun doute sur le fait que ce mot vient bien de lui mais je ne sais pas trop quoi faire. J’y vais ? j’y vais pas ? en plus, pourquoi je devrais porter des vêtements qui ne sont clairement pas les miens ? c’est n’importe quoi ! et pourquoi me faire acheter une bouilloire au Relay de la gare Lille Flandres ?! et pour 50 balles en plus ! Pour le coup, c’est ma tête qui est en train de bouillir ! En plus, c’est pas comme si j’avais tout mon temps pour ces conneries, j’ai des illustrations à rendre avant mardi soir, moi ! Mon nouvel éditeur a beau être sympa, je ne vais pas le faire attendre pour répondre à une demande carrément chelou de mon keum.

Il n’empêche que ce mot m’intrigue...

Oh et puis c’est bon ! Je suis à deux stations de métro de Lille Flandres, le temps de faire l’aller et retour, je serai rentrée avant midi. Je sors enfin de mon lit, retire les vêtements du fauteuil pour pouvoir m’y installer et les examine. Je découvre une magnifique salopette en jean, un pull à rayures horizontales rouges et blanches et un béret noir. Il ne manquait plus que la culotte Petit Bateau ! mais qu’est ce qui lui a pris à Mehdi de s’introduire en douce chez moi en pleine nuit pour me déposer ce déguisement et cette consigne complètement débile ?! pourquoi devrais-je me fringuer comme ça avec des godillots pareils ? moi qui suis plutôt ballerines et petite jupe droite !

Je prends un petit-déj rapide et file à la douche. Au moment de m’habiller, j’ai un doute. Oh et puis merde ! qu’est-ce que j’ai à perdre ? Moi qui me plaignais de notre routine ! À mon avis, il m’attend dans la boutique pour me vendre en personne la bouilloire et après, on ira aux Trois Brasseurs pour fêter en beauté cette petite blague avec un welsh et une bonne blonde.

Quand j’arrive à la gare Lille Flandres, je constate qu’elle est pleine de monde. Il faut que je traverse le hall pour arriver au Relay, ça va pas être évident. La plupart des gens, qui m’aperçoivent à la dernière minute, m’évitent avec un petit sourire gêné. Mais certains m’esquivent de justesse en me regardant carrément de travers. Incroyable ! à croire que je fais exprès de me balader en fauteuil pour emmerder le monde ! J’aperçois un type bien encombré avec deux valises qui doivent au moins peser trente kilos chacune ! il avance péniblement dans ma direction et au moment de nous croiser, nous nous gênons mutuellement. Je me décale à gauche pour l’éviter et il fait pareil ce relou ! du coup, on bouge en même temps vers la droite et ça manque pas, il me rentre dedans et manque de se retrouver assis sur mes genoux. Après un bref « désolé », il finit par me contourner et partir je ne sais pas où avec son barda. Il paraît que quand on croise quelqu’un comme ça et qu’on a du mal à s’éviter, ça veut dire qu’inconsciemment on cherche la rencontre. Mon inconscient serait carrément bizarre si c’était le cas. Le mec il a au moins trente ans et l’air complètement paumé. C’est peut-être lui qui inconsciemment aurait bien voulu poser une de ses valises sur mes genoux pour se soulager un peu !

J’arrive enfin au Relay. J’ai du mal à trouver les bouilloires, et pour cause ! Elles sont tout en haut d’une étagère, dans un coin perdu. Je demande à la caissière (qui n’est pas Mehdi !) si elle peut m’en attraper une et elle me répond :

— Vous êtes Juliette ?

Devant mon air abasourdi, elle sort une boîte de sous le comptoir et me la tend :

— Voilà, ça fera 49 euros.

Je prends la bouilloire, la paye et sors du magasin, complètement sonnée. Je retourne la boîte dans tous les sens et n’y voit rien de particulier. Je l’ouvre et découvre à l’intérieur un nouveau papier écrit de la main de Mehdi.

Regarde tes mails

Je sors mon téléphone, checke mes mails et en repère un de SNCF Connect avec une réservation pour Londres pour aujourd’hui. L’Eurostar quitte Lille Europe à 13 heures, j’ai deux heures devant moi. Elle commence à prendre une sacré ampleur la blague de Mehdi ! je ne peux plus reculer. J’envoie un message à Jean-Yves, mon éditeur, pour le prévenir que je pars à Londres pour une urgence familiale, que je vais néanmoins essayer de tenir mes délais et que je le tiendrai au courant.

Me voilà partie pour la gare de Lille Europe avec ma bouilloire sur les genoux !

Sur le quai d’embarquement, je montre ma réservation à une contrôleuse qui sort un téléphone et appelle de suite un collègue. Un charmant jeune homme arrive en quelques minutes et m’accompagne jusqu’à mon wagon. Il m’aide à monter et me montre une petite valise dans le porte-bagage. J’apprends qu’elle est à moi. Je n’en reviens pas de toutes les démarches que Mehdi a dû faire pour organiser ce plan complètement fou.

Une fois installée à ma place, délestée de la bouilloire gentiment rangée dans « ma » valise par mon aide personnel, je peux enfin me poser et réfléchir à cette situation particulièrement loufoque. Qu’est-ce que je fais là, dans un train en partance pour Londres ? Je comprends alors mon accoutrement et les Docs. C’est peut-être l’idée que se fait Mehdi d’une Londonienne stylée. Moi-même je n’en sais rien, je ne connais pas la capitale anglaise. Et le béret, c’est pour la French touch ? Je suppose que la bouilloire nous sera très utile pour le tea time. Une chose est sûre, je ne doute pas que Mehdi m’attende à Londres. Ça m’étonnerait qu’il ait pu prolonger la surprise au-delà de la Manche. Je suis d’ailleurs un peu stressée par le trajet. Bien que Londres soit à moins d’une heure trente de chez nous, je n’ai jamais franchi le pas. Je ne sais pas pourquoi mais l’idée de passer sous la mer ne me tente pas du tout. Et bien voilà, je vais voir ce que ça fait. Merci Mehdi.

Pour que je ne m’ennuie pas pendant le trajet, mon chéri a pensé à glisser un livre parmi des vêtements que je n’avais jamais vus auparavant. (De ce que j’ai pu en apercevoir vite fait, il a respecté mes goûts, ouf !). Le bouquin c’est Autoportrait de l’auteur en coureur de fond d’Haruki Murakami. Délicate attention. C’est un récit autobiographique d’un auteur que j’aime beaucoup, qui se met à la course à pied et développe même un gros intérêt pour le marathon. Mon copain le sait, j’adore les sports qui demandent un véritable dépassement de soi. On me dira que c’est le cas de tous les sports mais je trouve que certains sont fondés sur ce dépassement et pour moi, le marathon en fait partie.

Ça y est, le train démarre.

J’essaie de lire mais n’y parviens pas, mon esprit est trop encombré. J’observe mes compagnons de voyage. Ils ne sont pas nombreux. Il y a un mec pas mal un peu plus loin, qui me fait face. On dirait qu’il me trouve plutôt bien aussi vu le nombre de fois où nos regards se croisent. Par la fenêtre, le paysage monotone du Nord me permet de laisser libre cours à mes pensées.

Je replonge dans la soirée de mardi. Mehdi était chez moi, comme d’habitude. Ça fait presqu’un an qu’il dort chez moi pratiquement tous les soirs. Il a toujours son appart et la question était justement de savoir s’il fallait le garder ou pas. Avec le recul, je me dis que j’ai dû paniquer en me représentant le côté irréversible d’une telle décision. Si Mehdi lâche son appart, ça veut dire que nous allons vivre ensemble tout le temps. Pourquoi pas ? Nous sommes en couple depuis deux ans, on s’entend bien, on n’a pas de clash. Enfin, on n’avait pas eu de gros clash jusqu’à mardi. Il était en train de me dire qu’il pensait rendre son studio et là, j’ai eu une vision claire de notre vie et la lui ai exposée : un petit couple pépère, qui se connaît par cœur, qui se dit vite fait bonjour quand il se retrouve le soir avant que chacun ne retourne sur son téléphone. Comme je lui ai dit :

— On n’a même pas attendu trois ans pour se faire chier ensemble.

Et c’est là qu’il a pris la porte. C’est dur à réaliser mais c’est vrai. A part le fait qu’on s’entende bien, qu’est-ce qu’on vit ? un petit resto de temps en temps, on invite parfois des potes. Il m’a offert pour nos un an un voyage à Venise. C’était sympa mais très vite on a repris l’habitude de ne plus se regarder, de ne plus se parler. Même quand on fait l’amour c’est mécanique. On ne déroge pas à la règle, la routine tue notre couple. Nous approchons du tunnel. Je parle du train même si la métaphore nous irait très bien aussi. Je ne ressens finalement aucune angoisse ni excitation particulière. Ça y est, nous y sommes et le trajet suit son cours sous les lumières artificielles.

Pour le coup, Mehdi a fait fort. Il a réussi à me surprendre au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Je ne savais même pas qu’il pouvait concevoir et mettre en place une telle machination. Soudain, une évidence m’apparaît. Il est en train de préparer une demande en mariage de folie. Je suis touchée de constater à quel point il peut se surpasser pour me faire plaisir. Cela montre qu’il tient à moi, à notre couple. Ça montre aussi qu’il est capable d’inventivité pour casser cette routine qui tue l’amour. Et si c’est vraiment une demande en mariage qui m’attend à Londres, je fais quoi ? qu’est-ce que je lui réponds ?

Le voyage se poursuit. Plongée dans mes interrogations, je remarque à peine la campagne anglaise qui laisse peu à peu place à la ville. Nous entrons en gare.

Sans surprise, Mehdi m’attend sur le quai avec un bouquet de roses.