On pourrait croire que je vois la vie en noir et blanc. Ce qui serait logique, me direz-vous, puisque je suis un piano. Mais je suis un piano de gare, aussi, je suppose que cela change bien des choses — y compris la fréquence à laquelle on m’accorde. Des centaines de mains m’effleurent chaque jour, des milliers de doigts maladroits pressent mes touches pour en tirer une mélodie — et autant vous dire que l’on me fait chanter La lettre à Elise au moins une fois par heure, ce qui est loin d’être une bagatelle. Et ne me lancez pas sur le Canon en Ré de Pachelbel, dont je connais désormais toutes les erreurs possibles. Toutefois, je ne troquerais pas cette gare contre un conservatoire, même pour un pianiste de génie.

J’apporte un peu de gaieté dans cet immense hall où les trains ronronnent, même si les débutants, qui trébuchent sur les partitions défilant sur leurs téléphones, s’attirent souvent plus de coups d'œil agacés que de sourires. Si je pouvais, je leur dirais qu’ils se trompent d’octaves, ou que cette petite touche noire n’est pas un La dièse — ou un A#, je me targue de pouvoir enseigner à l'international. Je les aime bien, ces vaillants petits guerriers, qui s’essayent à la musique et font étalage de leurs — parfois piètres, je dois le reconnaître — talents. Ils bataillent, ils échouent, mais ils ont le courage de le faire aux yeux de tous, avec comme spectateurs une foule de gens pressés qui oublient d’écouter. Il y a quelque chose de pur, de beau dans leur détermination. Vraiment, je les aime bien. Vous pensez peut-être que je n’ai pas le choix, mais si vous me laissiez vous entretenir de ces petits arrogants qui tirent sur mon tabouret pour impressionner la galerie, au lieu de jouer par amour de la musique, vous sauriez à quel point certains peuvent m’exaspérer. Mais bon, ce n’est pas leur faute, ils sont jeunes — ou simplement vaniteux — et qui n’aime pas se faire flatter ? De ce que je connais de la Bible, par un vieil homme qui vient parfois la lire à voix haute en trottinant dans les couloirs, je dirais que le péché d’orgueil est le plus répandu.

Cependant, avec toute l’affection que j’ai pour les débutants, ce ne sont pas eux mes favoris — car oui, un piano a ses préférences. Et je dirige personnellement mes faveurs vers d’autres qui s'assoient, les yeux creusés par la fatigue ou le chagrin et le dos courbé. Parfois, tandis que je leur offre ma voix pour qu’ils pleurent, leurs doigts tremblent sur mes touches. Je me lamente, je crie leurs souffrances muettes, et quelque fois, mes gémissements font écho dans une autre poitrine. Je le sens, vous savez. Quand ma complainte les soulage, en prenant un peu de leur douleur et leur rappelant qu’ils ne sont pas seuls, et que des jours meilleurs finiront bien par arriver.

Et justement, en voilà une qui s’approche — je sais les repérer dans tout ce vas-et-vient. Grande, très digne dans sa longue robe noire, approchant la quarantaine. Normalement, les avocats se font plus discrets, mais la voilà qui s’avance en toge, comme si elle sortait tout juste du Palais de Justice du Vieux-Lille. Ses escarpins claquent sans hésitation sur le lino tandis qu’elle vient vers moi, fendant la foule avec d’autant plus d’aisance que l’on s’écarte sur son passage, étonné par son accoutrement. Elle pose son cartable de cuir contre mes pieds et s'assit, les yeux fixés sur mon clavier. Ses doigts hésitent un instant, se perdent dans son col blanc qu’elle deserre, dans son chignon dont elle ôte les minuscules épingles.

Je ne fais jamais qu’entre apercevoir une bribe de la vie de tous mes pianistes, je ne sais jamais exactement ce qui les a conduit jusqu’à moi, je sais simplement exprimer leurs émotions pures, les tailler comme on dégrossit une pierre brute pour en faire un diamant. Je ne sais pas pourquoi ses yeux sont si las, si rouges, ni pourquoi leur éclat me laisse à penser qu’elle retient ses larmes. Je ne sais pas pourquoi, sur le coin de sa paupière, son maquillage a bavé — un détail infime pour tout autre, mais crucial pour moi. Je ne sais pas si on lui a brisé le cœur aujourd’hui, ou si elle a perdu une affaire à laquelle elle attache de l’importance. Je sais seulement que, si je lui prête ma voix, peut-être pourra-t-elle exorciser un peu de son mal-être.

Elle pousse un profond soupir et se déchausse, plaçant ses orteils nus sur les pédales. Elle pose ensuite délicatement les mains sur mon clavier, les enfonçant si lentement que je ne fais aucun bruit. J’attends.

Puis, une digue cède soudain en elle, et elle plaque rageusement les accords sur mes touches bicolores. Je reconnais le célèbre Requiem KV 626 en Ré mineur de Mozart — Lacrimosa pour les intimes — dès la première mesure. Ce n’est pas la transcription la plus populaire, mais l’émotion demeure la même. Je chante pour elle, tandis qu’elle oscille d’avant en arrière au gré de la musique qu’elle fait jaillir de ses mains. Ses yeux embrumés se plissent, comme si elle ne me voyait déjà plus, sa bouche dessine un rictus amer. Elle enchaîne sans un temps mort sur la Nocturne n°1 de Chopin, en Do mineur. Je la devine un peu raide malgré la facilité avec laquelle ses doigts volent au-dessus des touches et ses poignets ploient contre le plateau du clavier ; peut-être parce qu’elle n’a pas pratiqué depuis longtemps. Voilà peut-être des années qu’elle ne s’est pas assise derrière un piano, mais aujourd’hui, son désespoir l’a poussée jusqu’à moi, une douleur si incisive qu’elle en a abandonné ses obligations. J’ai toujours supposé que les avocats n’avaient pas une minute à eux, à toujours crouler sous le poids de piles de dossiers bien plus grands qu’eux, et voici que ma pianiste vient de tous les éparpiller pour venir saigner dans mon giron.

Elle doit affectionner Chopin, puisqu’elle continue sur l’une de ses valses posthumes en La mineur. Plus que son talent, c’est l’émotion qu’elle met à jouer la pièce qui me pousse à chanter de ma voix la plus claire. C’est qu’on joue rarement du Chopin dans une gare voyez-vous, et encore moins pour d’heureuses occasions. Parce que je ne vous parle pas simplement de jouer, je vous parle de vivre, d’incarner. Et cette femme ne reflète qu’une infinie tristesse, teintée de mélancolie. Certains passants commencent à lui jeter des coups d’oeils vaguement intrigués — figurez-vous, une femme en robe d’avocat, pieds nus derrière un piano de gare, cela a de quoi surprendre — d’autres ralentissent pour l’écouter jouer, soudain oublieux du téléphone qui sonne et de l’agenda raturé par les rendez-vous. Mais ma pianiste ne les remarque même pas, elle continue de se balancer avec la régularité d’un métronome. La voilà qui abandonne justement Chopin pour Rachmaninoff et son célèbre Prélude en Do dièse mineur. Je m’applique bien, pour lui procurer tout le réconfort dont je suis capable. Même si je sais que la musique panse des blessures invisibles, parfois, je regrette de ne pas avoir de bras à passer autour de leurs épaules, ou juste une main, pour tenir la leur, tandis que nous traversons tous deux l’épreuve.

Les dernières notes traînent un peu, tandis que l’avocate resurgit de sa transe. Parmi la poignée de spectateurs assemblés à bonne distance, l’un d’eux en particulier attire mon attention. C’est un jeune garçon, seul, si petit qu’il ne me dépasse probablement pas d’un pouce. Il observe avec de grands yeux, fascinés comme seuls les enfants savent l’être. Ma pianiste doit percevoir ma distraction, car elle relève son visage chiffonné, et ses yeux las rencontrent le regard pétillant du garçonnet. Ses doigts s'immobilisent un moment, tandis qu’elle fouille la foule, à la recherche de ses accompagnants. Elle semble prête à se lever, pour aller le voir, mais le regard que darde l’enfant sur moi la maintient en place. Les enfants s’intéressent toujours beaucoup à moi, ils glissent leurs petites mains potelées sur mon vernis, curieux de savoir d’où sort ma voix, et prient que l’on me fasse chanter. Ils sont pareils à des nuées de papillons battant leurs ailes délicates pour danser autour d’une chaude lumière, innocents et fragiles.

Le petit garçon sourit alors, et ma pianiste hoche doucement la tête, comme pour lui répondre. Et elle se remet à jouer, sans quitter l’enfant des yeux, devenu son ancre, son phare dans cet océan de monde. Elle joue pour lui, et lui, lui adresse des sourires. Déjà, ses épaules se redressent, ses yeux s’éclairent. Parfois, c’est tout ce dont on a besoin. D’être vu, je veux dire. Ce petit garçon ne sait pas plus que moi pourquoi l’avocate a le cœur lourd, pourtant il l’observe avec attention, et c’est suffisant. Ses pieds modulent mon chant, ses ongles enfoncent mes touches, non plus animés de cette furieuse douleur, mais d’un genre moins aigre de mélancolie, plus doux, pareil à une rêverie. Même lorsqu’elle entonne La Gnossienne n°1 de Satie, ses mains sont plus vives, plus joueuses, revigorées par cet enfant qui les contemple comme on contemple un gracieux ballet.

La formation classique de ma pianiste transpire quand elle entame une nouvelle pièce, de Liszt cette fois ; l’Étude n°2 en Mi bémol majeur. Les notes s’enchaînent — et quelques erreurs aussi, mais si discrètes que je les étouffe de mon mieux — et lorsqu’elle s’arrête enfin, le regard enflammé, quelques badauds l’applaudissent. Mais elle ne peut que regarder le jeune garçon, comme s’ils étaient seuls dans cette gare, qui lui fait un petit salut de la main avant de se détourner.

Elle caresse doucement mon pupitre, comme un adieu, avant d’ôter ses pieds nus de mes pédales et de renfiler ses escarpins vernis. Je ne peux que la regarder se lever, ramasser son cartable, remettre de l’ordre dans sa longue robe. Elle paraît plus apaisée, vidée même, à présent qu’elle a pu déverser toute sa douleur dans la gare, tandis qu’elle lisse les quelques plis. Elle passe une dernière fois ses ongles manucurés sur mes touches, sans faire de bruit, puis s’éloigne. Mais je n’ai pas le temps de me sentir abandonné qu’un adolescent dégingandé s’installe, l’écran de son téléphone luisant sur ses genoux. Je devine immédiatement à sa façon de se tenir que c’est un débutant — et même mieux, un autodidacte.

Il étudie un instant son smartphone, avant de poser ses longs doigts patauds sur mes touches. Je vous dirais bien qu’il a deux mains gauches — humour de piano, voyez-vous — mais ce ne serait pas très gentil, d’autant qu’il met du cœur à s’appliquer. Alors je fais de mon mieux, hésitant comme lui, puisque je ne reconnais pas la pièce. Quand enfin, mon nouvel apprenti atteint le refrain, c’est l’illumination ; Escape de Rupert Holmes.

Je fredonne donc gaiement, à propos de piña colada, d’averses et de yoga, sous le plafond de verre de cette gare, tandis que les passagers se pressent sur les voies. Ma pianiste a disparu, de même que le petit garçon ; d’autres viendront partager leurs joies et leurs peines. Et je serais là pour chanter avec eux.