C’est ce qui s’appelle une séance express : arrivée au prétoire à 8 h 45, j’apprends par le greffier l’annulation de l’audience. Le prévenu est resté en prison, il a le Covid. La prochaine audience aura lieu après le week-end, ce qui me laisse quelques jours de libres. Les premiers rayons du soleil éclairent mon bureau, comme pour m’inciter à quitter le tribunal pour profiter du beau temps. Pourquoi ne pas aller voir maman pour passer la journée au bord de la mer ? Une visite imprévue lui fera du bien, alors en route ! Je range le dossier contenant ma plaidoirie dans l’armoire, récupère mon sac à main et me voici dans le hall. Croisant d’autres collègues, je leur souhaite un bon week-end, le sourire aux lèvres.

Coup de chance, un taxi est garé devant le Palais de Justice. Je m’engouffre dans la voiture et indique au chauffeur de me conduire à la gare. Sa réponse Oui Maître m’interpelle : il me connaît ? Brusquement, je m’aperçois que je trône dans son taxi avec ma robe d’avocat ! Trop tard pour me changer, je prendrai d’autres vêtements chez maman. La circulation est fluide, la gare de Lille Flandres apparaît au loin. Je quitte le véhicule à l’arrêt minute et me dirige vers le hall des départs. Je lève les yeux vers le panneau des horaires : le prochain train pour Dunkerque partira dans une demi-heure. Je retire mon billet dans la machine et me dirige vers les quais.

De la salle des pas perdus s’élèvent des notes de piano. Je me dirige vers l’origine du son et me retrouve devant un piano à queue au milieu du hall de la gare ! Quelques voyageurs assis sur leurs valises applaudissent le musicien amateur qui termine son morceau. Le siège est libre, il m’attend... Je m’installe sur le tabouret, gênée par ma grande robe noire. Le silence se fait, le maigre public doit être stupéfait de voir un avocat au clavier. Alors, par quoi je commence ? Un petit Let it be fera l’affaire. Me voici lancée dans ce classique qui ne vieillit pas. Levant les yeux du clavier, je m’aperçois que de nombreux voyageurs se regroupent autour de moi. Whisper words of wisdom... La sagesse a vaincu la tristesse, enfin pas tous les jours. Ça n’arrive qu’aux autres : la mélodie de Polnareff m’emporte dans un univers où un oiseau de moins, la différence c’est le chagrin. Léa, mon petit oiseau, j’avais sa tête au creux de ma main. Mes mains courent sur le clavier, mes pensées naviguent dans les nuages, si proches du ciel. Brusquement, mon regard est happé par les yeux d’un petit garçon seul, placé à l’écart du groupe. Cet enfant chemine dans mes larmes, il m’accompagne et me réchauffe le cœur d’un sourire qui me transperce. Ce jeune garçon me ramène sur le rivage de la vie. De mon cœur part un sourire qui survole les spectateurs pour rejoindre l’enfant. Un dernier accord clôture le morceau ; je quitte le piano pour rencontrer ce petit.

Je scrute le flot des voyageurs dans le hall, aucune trace du garçon. Il n’a pas pu se volatiliser, peut-être a-t-il rejoint ses parents qui l’attendaient un peu plus loin. J’arpente le hall des départs en vain. Un appel annonce le départ prochain de mon train pour Dunkerque. Je quitte à regret le nouvel ami de Léa.