Ouf ! Juste à temps !

Telle fut la pensée de Françoise alors qu’elle entrait dans la gare de Lille Flandres. Elle avait rendez-vous à 15h30 et les contre-temps n’avaient cessé de s’enchaîner, lui donnant l’impression que l’univers entier conspirait pour lui faire manquer sa rencontre avec Jacques...

Il y avait d’abord eu son amie dont le compagnon venait de découvrir l’existence d’un fils caché. Avec une telle nouvelle, elle ne s’était pas vue lui demander de rappeler plus tard. Elles avaient discuté plus d’une demi-heure et, puisque son amie allait mieux, Françoise avait finalement pu mettre fin à l’appel la conscience tranquille. Elle s’était alors précipitée vers la porte, saisissant au passage son long manteau rouge — son préféré. La gare n’étant qu’à trois stations de métro, elle aurait dû disposer encore d’une petite marge... s’il n’y avait pas eu l’appel de sa sœur. Cette dernière l’informa qu’elle viendrait vers midi pour le repas de famille du week-end et qu’elle serait contente d’y voir sa benjamine. La distance qui les séparait faisait qu’elles ne se voyaient pas souvent. Le hic était que Françoise, qui devait effectivement se rendre chez les parents ce même jour, n’avait pas du tout été informée de l’événement. Sa mère avait dû croire qu’elle viendrait manger, alors qu’elle n’avait rien dit de tel puisqu’elle prévoyait de s’y rendre en fin d’après-midi... Elle devait maintenant complètement changer ses plans ! En sus, elle apprit que lui incombait d’apporter la nourriture en passant commande au chinois près de chez elle, ce qui rendait plus difficile de se désister. Elle avait beau avoir fêté récemment ses cinquante-huit ans, elle restait la petite dernière dans la tête et le cœur de ses parents, et cela se ressentait. Ce n’était pas la première fois qu’elle était « invitée d’office », mais ça n’avait jamais été aussi flagrant. Elle s’était alors efforcée de ne pas trop exprimer sa contrariété auprès de sa sœur qui n’y était pour rien, mais avait la ferme intention de mettre les points sur les i auprès de sa famille. Au prochain coup de ce genre, aussi involontaire puisse-t-il être, elle serait aux abonnés absents et il leur faudrait faire sans elle !

Quand elle raccrocha enfin, elle avait perdu cinq minutes de plus car elle avait dû rester en haut de l’escalier de la station pour ne pas perdre le signal. Et comme si ça ne suffisait pas, en arrivant sur le quai, les portes se refermèrent devant elle et elle dût, impuissante, regarder partir la rame et attendre la suivante. Elle prit son mobile pour avertir Jacques par message mais, à peine avait-elle pressé le bouton d’allumage que le téléphone s’éteignit.

Mince, plus de batterie !

Tous les appels précédents avaient eu raison de la charge restante, surtout que, l’appareil n’étant plus de première jeunesse, il se déchargeait rapidement...

Elle piétinait sur place, impatiente, et se força à penser à autre chose pour calmer son stress. Elle avait fait la connaissance de Jacques sur Internet, via un site de rencontres. Elle n’avait jamais vraiment cru à ce genre d’approche, mais avec l’échec de sa dernière relation et sur les conseils de son amie — celle-là même qu’elle avait eu au téléphone un peu plus tôt — elle avait décidé de tenter le coup. Parmi les différents profils intéressants, Jacques s’était détaché des autres. Il avait énormément voyagé et possédait une large culture, élément auquel elle attachait une grande importance dans ses relations. Malgré l’absence de photo qui la questionnait beaucoup et sur laquelle il avait toujours botté en touche, elle avait accepté de discuter par téléphone. Sa voix était chaleureuse et l’avait incitée à accepter une rencontre, dans un lieu public. Rendez-vous avait donc été fixé à la gare de Lille Flandres.

Ce fut donc avec un très grand soulagement qu’elle pénétra enfin dans le hall de gare. Il était 15h30 précises et il lui faudrait moins de deux minutes pour se rendre au lieu convenu pour le rendez-vous. Elle marchait d’un pas rapide quand, à l’approche du piano mis à la disposition du public, elle vit juste à côté un petit garçon qui ne devait pas avoir plus de cinq ans. Il regardait autour de lui d’un air inquiet, visiblement à la recherche d’un visage familier, d’une silhouette connue, en vain.

Françoise passa à côté de lui, hésitante. Outre le fait qu’elle était pressée, elle avait toujours eu du mal avec les enfants, le contact avec eux ne lui était pas du tout naturel. Elle n’en avait d’ailleurs jamais voulu et l’avait su dès l’adolescence. Elle était tellement sûre d’elle qu’elle avait même fait toutes les démarches pour une ligature des trompes. Le parcours n’avait pas été facile, particulièrement à cause de son jeune âge pour une telle opération — elle venait de fêter ses vingt-cinq ans à ce moment-là. Mais elle avait réussi à convaincre tout le monde et l’opération avait été couronnée de succès. Sa vie n’en avait été que plus épanouie et jamais elle n’avait regretté ce choix.

Elle jeta un regard par-dessus son épaule et croisa celui apeuré du garçonnet... Elle stoppa.

J’ai beau ne pas aimer les enfants, je ne suis pas inhumaine pour autant... Mais pourquoi justement maintenant ?!

Pivotant sur elle-même, elle fit les deux pas qui la séparait de ce nouvel imprévu et s’accroupit devant lui.

— Alors bonhomme, où sont tes parents ?

Il la fixa de ses yeux mouillés, à deux doigts de pleurer, mais ne pipa mot. Elle essaya alors une autre approche, songeant que les enfants ont souvent pour consigne de ne pas parler aux personnes inconnues.

— Moi, je m’appelle Françoise, et je suis venue ici pour faire la connaissance de quelqu’un... Et toi, pourquoi es-tu ici ?

Sans cesser de la fixer — ça en devenait perturbant — il désigna le piano. Françoise réfléchit deux secondes et demanda :

— Tu as voulu en jouer et tu as perdu tes parents de vue, c’est ça ?

Des sursauts commencèrent à agiter les épaules du marmot.

Oh non ! Il va pas se mettre à pleurer, j’espère !

— T’inquiète pas. Viens, on va retrouver tes parents.

Elle tenta de lui prendre la main, mais il s’écarta vivement, refusant de la suivre. Des larmes se mirent à glisser le long de ses joues. Elle passa alors de longues minutes à le rassurer du mieux qu’elle pouvait — assez maladroitement à vrai dire — et parvint finalement à l’emmener jusqu’à l’accueil de la gare. Elle expliqua la situation et un appel fut passé dans les haut-parleurs pour signaler que le petit Kevin y attendait ses parents. La situation étant à présent prise en charge, Françoise aurait aimé aller retrouver Jacques, mais le gamin refusait obstinément de lui lâcher la main, ce qui avait quelque chose d’ironique étant donné le mal qu’elle avait eu à ce qu’il accepte de la prendre. Elle aurait pu en rire, si elle n’avait atterrée par le spectacle des minutes qui s’égrenaient l’une après l’autre sur la grande horloge de la gare.

Une demi-heure ! C’est avec une demi-heure de retard qu’elle put enfin rejoindre le point de rendez-vous, à proximité de l’affichage des heures de départ et d’arrivée des trains et... personne n’attendait à cet endroit. Elle s’y arrêta, incertaine, scrutant les alentours dans l’espoir d’apercevoir un homme d’environ son âge. Son regard tomba sur un SDF installé sur un petit muret qui lui servait de banc. Son visage était recouvert d’une barbe broussailleuse — hirsute, même — surmontée d’un bonnet bleu taché de boue, au même titre que le reste de ses vêtements qui faisaient peine à voir. Il avait les yeux dans le lointain, visiblement perdu dans une longue réflexion. Après un dernier coup d’œil autour d’elle, elle se décida à l’aborder et s’approcha de lui.

— Bonjour...

Aucune réaction. Elle ne savait pas s’il l’ignorait sciemment ou s’il ne l’avait simplement pas entendue, alors elle tenta de poursuivre en haussant un peu la voix.

— Brave homme...

Il sursauta.

Ah ! C’est donc qu’il était perdu dans ses pensées.

Il ne répondit toujours pas, mais porta vraisemblablement son attention sur elle. Elle reprit :

— Vous qui êtes ici toute la journée, auriez-vous vu un homme d'une soixantaine d'années, bien habillé, qui aurait attendu ici vers 14h30 ?

Il fronça les sourcils avant de répondre, agacé :

— Non madame, je suis désolé, mais je ne passe pas mon temps ici !

Il s’éloigna alors d’un pas vif, maugréant juste assez fort pour que Françoise l’entende :

— Mais pourquoi tout le monde pense que je suis SDF ici ? C’est dingue !

Françoise resta interdite, ne sachant que faire. Non seulement elle n’avait pas eu de réponse à sa question, mais elle avait vraisemblablement commis un impair avec cet homme.

Pfff ! Sale journée ! J’ai besoin d’un café !

Elle repéra en un coup d’œil le café de la gare et alla s’y installer en commandant un cappuccino-noisette. Alors que le liquide brûlant la soulageait de sa frustration, son regard fut attiré par un homme installé près d’elle et dont le thé refroidissait alors qu’il croquait sur son calepin des scènes aperçues dans la gare. Elle songea alors qu’il pourrait avoir vu Jacques et l’aborda pour le questionner à ce sujet. Il lui montra volontiers ses derniers croquis et elle reconnut la scène où elle s’adressait au SDF-qui-n’en-était-pas-un. Elle en remarqua une autre où une femme lui tendait un billet, ce qui permit à Françoise de mieux comprendre sa réaction. Il y avait également le moment où Kevin se précipitait dans les bras de sa mère venue le chercher à l’accueil où se trouvait encore Françoise, précédé de celui où, accroupie, elle discutait avec l’enfant. Malheureusement, aucune trace d’un homme en train d’attendre. L’artiste referma alors son carnet et Françoise fronça les sourcils en apercevant son dernier croquis. Elle demanda à le voir et il le lui tendit, rosissant légèrement. Il fallait dire que, outre le fait que c’était le quatrième où elle figurait, il ressemblait moins à une esquisse qu’à un dessin terminé : elle était installée avec sa tasse, humant le parfum de son breuvage. Son maquillage y était bien retranscrit, ses cheveux plein de détails, et l’ensemble était déjà ombré.

— Vous êtes une modèle inspirante, se sentit-il obligé de dire pour se justifier.

Elle lui sourit, flattée, et poursuivit la discussion avec lui.

Finalement, sa journée s’était mieux terminée qu’elle n’avait commencée. Elle était restée plus d’une heure à discuter avec l’homme du café. Il s’intéressait à tout et lui faisait penser à un érudit tant ses connaissances étaient étendues. L’un et l’autre avaient beaucoup ri en découvrant leurs prénoms respectifs, puisque le sien était François. Il l’avait raccompagnée jusqu’au métro, avant d’aller à une station V’Lille pour rentrer chez lui à l’aide d’un vélo en libre-service. Un prochain rendez-vous était déjà fixé.

Elle avait tenté de recontacter Jacques pour s’excuser et lui expliquer les raisons de son absence au rendez-vous, mais il n’avait pas décroché et n’a jamais donné suite au message qu’elle lui avait laissé. Peut-être était-ce mieux ainsi.

Et Françoise ne pouvait se détacher de l’impression que l’univers entier avait conspiré pour lui permettre de rencontrer François...