Jacques observe son reflet dans le miroir de la salle de bain. Il est content de ce qu’il voit. Un bel homme encore pour la soixantaine. Il finit de se raser, regarde dans le détail sa peau déjà nette. Et pourtant il y voit quelques poils rebelles et il n’aime pas cela. Jacques est presque maniaque en ce qui concerne son apparence. D’ailleurs on pourrait le définir comme extrêmement pointilleux sur l’hygiène et la propreté. Il n’y a qu'à jeter un œil sur son petit intérieur. Modeste, son appartement contient le strict nécessaire. Une pièce de vie avec sa kitchenette reluisante, chaque objet ayant sa place. Rien ne traîne, même pas la tasse de café qu’il vient de finir et qui est déjà lavée et rangée dans le placard adéquat. On aperçoit juste sur le dossier d'une chaise, son costume qui n’attend plus que d’être enfilé. Et puis sur la droite de sa petite entrée se trouve la chambre. Comme le reste, tout y est impeccablement rangé. En face de la chambre, la salle de bain où Jacques finit de s’apprêter. Il est petit son chez lui mais il l’aime avec sa lumière flottant dans toutes les pièces. De plus, la rue est calme, le quartier aussi. Les habitants de l’immeuble ne dépareillent pas dans ce cadre de petit village caché du brouhaha de la ville.

Jacques allume la radio histoire d’avoir une idée de la météo. C’est important de prévoir son habillement en fonction. Il ne peut imaginer arriver à son rendez-vous dégoulinant de pluie parce qu’il n’aurait pas pris son parapluie. Ou inversement, choisir un costume trop chaud qui le ferait apparaître comme un homme suant et gras.

La voix criarde et vulgaire de la journaliste emplit la salle de bain. Il baisse le son, ce n’est pas encore le bulletin météo. D’une oreille distraite, il écoute les derniers détails sur le fait divers du moment qui fait vomir la France entière.

« Plus d’une semaine après la mort de la petite Justine, et près d’une semaine après le témoignage de M. G., de nouveaux éléments de l’enquête ont été dévoilés sur FranceCancan. Le rapport d’autopsie indique que la jeune fille de 17 ans est morte étranglée après avoir été sauvagement violée. Le témoin ayant vu pour la dernière fois la victime décrit l’homme qui apparemment suivait la jeune fille comme très grand et costaud. D’après ses dires, l’homme aurait porté un costume sombre sous un duffel-coat. Rappelons-le, le jour de l’atroce crime, il pleuvait. Ce qui n’est pas extraordinaire en soit pour la saison. Le croisement par l’équipe du commissaire Poulin de tous les indices laisse à penser que cette horrible et monstrueuse agression a été perpétrée par le même tueur que dans l’affaire de la petite Gertrude, retrouvée étranglée et violée il y a un mois et fait accablant dans le même département. L’homme... »

Jacques n’entend plus. Il est concentré sur son nœud de cravate posée délicatement sur sa chemise éclatante. Il enfile la veste de son impeccable costume gris anthracite et réussit à capter la voix maintenant suave de miss météo qui annonce beau temps frais mais sans pluie. Ce qui ma foi est rare pour la saison. Très bien, il ne s’est pas trompé dans son choix vestimentaire et pas besoin de s’encombrer d’un parapluie. Il glisse dans ses poches son téléphone, il ne prend jamais de papier d’identité sur lui. Sans oublier un peu de monnaie pour offrir un verre à Françoise.

Il dévale tranquillement les quatre étages qui le séparent de la rue et s’engouffre dans un bus. ⁂ Il est assis à côté d’une vieille dame qui n’a pas besoin de lui pour se faire la conversation. Ce qui lui va bien. Il peut se laisser aller à rêvasser à son rendez-vous. Françoise... quelle hâte d’enfin la rencontrer. Ils se sont connus il y a un mois sur un site internet. Ils ont échangé un certain nombre de coups de fil amicaux qui les a décidés à enfin se voir. Jusque-là aucun des deux n’avait demandé de photos à l’autre ; ce qui est rare sur ce genre de site où le critère principal est tout de même le physique. Eux non, ils n’ont pas ressenti le besoin de se découvrir virtuellement. Dans un premier temps leurs mots ont suffi. Et puis il y a deux jours ils ont décidé du rendez-vous auquel il se rend. Françoise a proposé la gare. Pour se rassurer ? Dans un lieu public on craint moins, c’est plus sûr et Jacques la comprend. Il a donc accepté de l’attendre à l’intérieur de la gare à 14h30 vers le milieu des quais. Il est largement dans les temps. Françoise lui a dit qu’il la reconnaîtrait au manteau rouge qu’elle porterait. Un manteau rouge. Ces trois mots le font frissonner comme à chaque fois qu’il les entend depuis 48 ans. Déjà 48 ans que sa vie a pris un sens. 48 ans qu’il a poussé sa sœur dans les escaliers. Il sourit à la vitre, il se trouve beau, il est heureux de découvrir cette femme qui est prête à partager un petit bout de son existence.

Jacques descend une station avant la gare. Il a besoin de respirer, de réguler son souffle avant le rendez-vous. Il entre dans la gare à 14h27, à 14h30 il se positionne devant le quai 15, au milieu de la gare. Son regard fait un tour complet essayant de repérer une tache rouge. Pour l’instant rien. Jacques se force à ralentir son rythme cardiaque. c’est bon, il n’est que 14h32. Pas de panique, elle va apparaître d’ici quelques minutes. Il ne supporte pas le retard. Mais il faut qu’il patiente, il ne peut pas la louper, il ne veut pas. Son regard continue à scruter les environs et soudain, à 14h50 le manteau rouge est là, à quelques pas qu’il franchit calmement. Il s’approche de la femme au manteau rouge écarlate qui a l’air un peu perdu. Cela l’attendrit. Arrivé derrière elle, il lui pose une main sur l’épaule. Il appelle « Françoise ? » Elle se retourne fébrile. Il découvre son maquillage parfaitement discret et il aime cette image. Mais elle lui répond qu’elle n’est pas Françoise.

Un peu ébranlé, il rejoint son point d’observation au milieu de la foule. 15h. Elle ne viendra pas. Jacques sent la déception lui brouiller les pensées. Il part, ce rendez-vous manqué remet tout en cause. Il franchit les portes de la gare, la déception faisant place à une rage froide montant du fond de ses tripes. Un mois. Un mois qu’il aspire à cet instant où il tiendra une femme, celle-là a 60 ans mais qu’importe. Il ne peut plus attendre. Alors 15 ou 60 ans, il ne fait pas le difficile. Et puis comme depuis 48 ans, il a passé son année à se nourrir de cet instant où il pourra fêter l’anniversaire de sa sœur. Il marche et comme à chaque fois qu’il se prépare à passer à l’acte, le souvenir l’envahit d’une chaleur irrespirable. Le plaisir monte de ses entrailles. Il s’excite à l’idée de revoir encore une fois un manteau rouge tomber des escaliers. Pourquoi l'a-t-elle poussé à bout ce matin-là ? Ils partaient pour l’école, il ne sait plus pourquoi sa sœur se moquait de lui. Et puis ce geste qu’il n’a pas pu retenir. Ses mains dans le dos du manteau rouge de sa sœur, la chute dans les escaliers de cette tache rouge qui, arrivée à la dernière marche se confond avec une autre tache écarlate. Le sang de sa sœur. Et cette jouissance ressentie, le regard souriant posé sur sa sœur en train d’agoniser. Quel plaisir ses yeux qui le supplient. Et lui qui ne bouge pas, dégustant cette sensation nouvelle de liberté pure. Je peux tuer qui je veux et j’aime ça. Voilà ce qui lui vient à l’esprit à l’instant précis où sa sœur expulse ses dernières réserves de vie. ⁂ Soudain une idée fulgurante l’arrache à ses images et tout se calme en lui. Jacques vient de comprendre qu’il s’est peut-être trompé de gare. Il compose le numéro de Françoise. En l’imaginant au milieu des voyageurs scrutant les alentours déçue elle aussi de ce rendez-vous manqué, il presse le pas. Pas de réponse. Le téléphone sonne dans le vide. Est-elle vexée et se venge-t-elle en ne répondant pas à son appel ? Est-ce elle qui a décidé de ne pas honorer leur rencontre ? Jacques devient nerveux. Il n’aime pas l’imprévu et toutes les questions qu’il amène. Il se rend compte que sa respiration devient saccadée, il ralentit le pas et relève la tête. En face de lui, un manteau rouge. Trois pas le sépare de Françoise, il en est sûr, c’est elle. Deux manteaux rouge écarlate en si peu de temps, non. C’est elle.

— Françoise ?

La femme se retourne. D’un geste au ralenti sa chevelure en mouvement découvre un visage beau, expressif et peu maquillé. Il se dit à cet instant qu’elle ne fait pas la soixantaine et cela l’excite. Elle s’arrête, attend qu’il atteigne une distance respectable et lui répond.

— Bonjour Jacques. c’est bien vous ?

Instantanément la tension se relâche. Enfin ils se retrouvent. Jacques sent rapidement son assurance lui redonner confiance. Il l’invite donc à boire un café dans une petite brasserie pas trop fréquentée à cette heure. Il est déjà 15h30, une heure qu’ils se cherchaient. Enfin réunis, ils se permettent un sourire. La sensation d’une complicité partagée lors de leurs échanges téléphoniques réapparaît à l’instant même où ils s’assoient à une petite table retirée des regards. Installés face à face, ils prennent le temps de se détailler. Rassurés par l’apparence de l’autre, ils se décident enfin à commander un café. Les mots les rapprochent et la discussion reprend tout naturellement comme s’ils n’avaient jamais raccroché le téléphone, interrompus un instant par le serveur qui dépose les cafés.

Ils se racontent, se découvrent et Jacques, pendant tout ce temps, pense à Françoise qui, dans quelques heures le suppliera d’arrêter. Les yeux rivés sur la femme qu’il détruira bientôt, il porte sa tasse à ses lèvres. Françoise en fait de même et un doux silence s’installe entre eux, empli du bruit de leurs pensées.

Jacques a l’impression qu’une éternité s’est écoulée depuis qu’ils se sont assis, face à face, dans cette petite brasserie de la gare. Il quitte Françoise du regard pour observer les autres clients. Un vieux avachi devant son Picon bière, un couple, alcoolisé, qui ne rêve que d’une chambre d’hôtel. Et cette odeur de frites qui s’insinue dans ses narines. Il a envie de vomir. Il se retourne vers Françoise qui lui demande, le regard inquiet, si tout va bien. Oui, tout va bien, à part cette impression de langue pâteuse et de temps qui ralentit dangereusement. Il sent son projet s’éloigner et il ne peut pas le supporter. Un agitation le secoue brusquement. Et l’autre qui n’arrête pas de lui demander si tout va bien. Il s’énerve. Il est en haut d’un escalier derrière sa sœur qui se moque de lui depuis trop longtemps. Il lève les mains vers le manteau rouge que Françoise n’a pas quitté malgré le poêle qui surchauffe ce boui-boui. Pourquoi ? Il se replonge dans le regard de la femme qui lui fait face et y trouve quelque chose d’étrange. Elle rit ? Elle se moque de lui ? Le problème c’est qu’elle est vraiment en train de rire. Jacques sent que la réalité s’éloigne. Pourquoi elle lui sourit comme ça méchamment. Comme un félin juste avant de bouffer sa proie. Jacques tente de retrouver sa lucidité mais n’y parvient pas.

Le manteau rouge se lève, semble s’éloigner mais revient se planter dans les yeux de Jacques.

— Au revoir Jack. Je ne suis pas Françoise. On m’appelle Jacky. C’est drôle Jack et Jacky, n’est ce pas Jacques ?

Il n’aime vraiment pas son sourire. Il se voit encore une fois dans un miroir. Mais le reflet renvoyé ne lui plaît pas. Il se voit lui, quand il rentre après avoir massacré une jeune fille. Il prend toujours une douche. Son visage passe toujours devant la glace de la salle de bain. Et le regard qu’il y voit est maintenant devant lui. Ce regard sensuel, arrogant, violent. Une pulsion sexuelle le traverse une dernière fois et avant de s’écrouler face sur la table, il se dit que le café avait finalement un goût bizarre.

Jacky se dirige vers le comptoir et paye les deux cafés. Elle sort et son manteau rouge écarlate se dirige d’un pas nonchalant vers la gare où elle reprendra le train, jusqu’à l’année prochaine .