(rouages)

Enfin. Enfin, il aperçoit un mur d’enceinte. Tom n’aurait pas pu tenir plus longtemps. Son visage est constellé de coupures, sa chemise est en lambeaux et ses pieds, il vaut mieux ne pas en parler, il ne sait même pas comment il arrive encore à tenir debout. Plus que quelques mètres, il y est presque, en espérant que les habitants accepteront de l’aider. En se rapprochant et malgré l’épuisement qui lui floute la vue, il se rend compte que le mur et, par la même occasion, la porte ne sont pas avare de détails, au contraire. Chaque centimètre de bois est taillé, gravé et mis en valeur par la lumière du soleil en train de se lever : des formes plus ou moins abstraites que Tom parvient, pour quelques-unes d’entre elles, à identifier comme des feuilles, des arbres, des arabesques et des engrenages, beaucoup d’engrenages, de toutes les tailles. La porte ne fait pas exception. Sa forme ronde et crantée n’est pas sans rappeler une forme familière à Tom. Elle a l’air extrêmement lourde, se dit-il, je ne vais jamais réussir à la pousser, ce serait quand même trop bête de rester coincé dehors si près du but. En y prêtant un peu plus attention, il remarque que le cercle n’est pas d’un seul tenant, une forme similaire, mais beaucoup plus petite est découpée en bas avec une poignée en son centre. Soulagement ! Bien que le jeune homme ne soit pas forcément très grand, il doit quand même se baisser pour passer. C’est l’ultime effort, il n’arrive plus à se relever. Il se traîne comme il peut contre le mur à l’intérieur de ce qui paraît être un village et s’y adosse. C’est à ce moment qu’il commence à apercevoir des petites taches se mouvoir vers lui. Taches qui s’avèrent être des personnes de taille bien inférieure à la sienne. Elles finissent par former un groupe autour de lui, mais avec une distance de sécurité. Normal, me direz-vous, elles ne savent pas à qui elles ont à faire et c’est tout de même la première fois qu’un étranger foule le sol de leur village. Tom perçoit des chuchotis qui commencent à s’amplifier. Mais qui est donc cet homme, pourquoi est-il donc si grand ? C’est un Arcani, vous pensez ? Mais si c’en était un, pourquoi est-il tout seul ? Et ses cheveux, pourquoi sont-ils noirs comme ça et pas blancs comme nous ? Vous croyez qu’il vient du monde du feu ? Et s’il était venu pour apporter le malheur sur nous ? L’extérieur est toxique, je vous rappelle, qui nous dit qu’il n’a pas ramené le fléau à l’intérieur de l’enceinte ? Qu’il parte de chez nous, il ne m’inspire rien de bon ! La foule s’agite, prend peur. Un homme à la chevelure blanche savamment travaillée en hauteur à l’aide de fil de fer, drapé dans une étoffe vert émeraude et juché sur des improbables chaussures rondes et crantées (décidément, on y revient toujours) appelle les villageois au calme. Ce doit être quelqu’un d’important, pense Tom, car la foule se tait immédiatement. Des enfants profitent de ce moment de flottement pour se rapprocher de l’étranger.

— Nooooooon ! Ne le touchez pas, c’est dangereux, il peut vous contaminer ! s’exclament en chœur les villageois.

— Mais pourtant il ressemble pas aux monstres qu’on voit dans les livres. Elles sont où les pustules et les croûtes d’abord ? Et on voit pas de mousse blanche autour de sa bouche. Les livres ils mentent ou alors il est pas dangereux ! répondent les enfants.

Les adultes ne peuvent qu’admettre qu’ils n’ont pas tort et commencent à se sentir gênés de leur attitude vis-à-vis de Tom. L’homme sur les immenses talons sphériques, qui s’avère être le maire du village, ose enfin s’approcher du jeune homme de plus en plus mal en point.

— Pardonnez-nous notre comportement, Monsieur, mais comme vous l’avez compris nous ne sommes pas habitués à recevoir de la visite de l’extérieur, commence le maire. Vous ne m’avez pas l’air en forme.

C’est à ce moment que le calme légendaire de Tom commence à s’effriter. Évidemment qu’il n’est pas en forme, il est ensanglanté et ne tient même plus debout.

— De la bonne eau de notre puits devrait vous faire le plus grand bien. Malki va donc puiser de l’eau pour notre hôte ! demande le maire à la personne la plus proche de lui.

Le fameux Malki s’exécute immédiatement. Une fois l’eau recueillie, il y ajoute une mixture que Tom ne réussit pas à identifier. Il apporte l’eau salvatrice à Tom, prudemment tout de même, il n’est pas encore sûr de qui il a en face de lui. Qu’elle est fraîche cette eau ! Quel bien fou elle lui fait ! Après avoir bu goulûment, il s’en asperge le visage. Cet effet revigorant, il n’avait jamais connu ça. Il se relève enfin, surplombant tous les villageois de plusieurs têtes.

— Maintenant que vous avez l’air requinqué, vous allez peut-être pouvoir nous dire qui vous êtes et ce que vous faites là, continue le maire.

Tom décide de ne pas en faire cas et de repousser la question de la texture miraculeuse pour plus tard.

— Je m’appelle Tom, j’aurais aimé ne pas vous importuner, mais je n’ai pu continuer mon périple plus longtemps, mes forces ne le permettaient pas. Je ne peux vous en dire plus sur moi, je sais que cela ne va pas contribuer à me faire confiance, mais je vous demande tout de même l’hospitalité. Je ne suis pas capable de poursuivre mon chemin aujourd’hui, répond le jeune homme.

— Évidemment ! Il n’est pas dans nos habitudes de laisser une âme à l’abandon. Y aurait-il un volontaire pour héberger notre convive ?

Tout le monde se regarde, tourne et se retourne pour vérifier qu’il n’y a pas un volontaire autre que soi, si possible.

— Bel exemple de notre hospitalité, les amis ! Je ne vous félicite pas. Bon, si personne n’est prêt à sauter le pas, j’imagine que personne n’aura d’objection à ce que je propose à ce cher Tom de loger chez Galaé ?

Ce cher Tom justement entend distinctement des « Ouf ! » de soulagement suite à cette annonce et pourtant aucune Galaé n’a l’air de se manifester. Serait-elle la seule personne à ne pas être venue assouvir sa curiosité ? C’est à ce moment qu’il aperçoit dans le coin de l’œil une ombre qu’il n’avait pas remarquée jusqu’à présent. Peut-être est-ce elle ?... Mais à peine se fait-il cette réflexion que son regard est attiré par autre chose. Un étrange bâtiment situé à une extrémité du village.

— Quel est ce bâtiment au fond ? se permet de demander Tom

— Arrêtez-moi si je me trompe, mais vous n’êtes pas un Arcani, n’est-ce pas ? rétorque le maire.

— Tout à fait !

— Dans ce cas, cela ne vous regarde pas.

Mais c’est sans compter sur une petite tête blanche qui s’exclame aussitôt :

— Il parle de la Machine, le monsieur ! C’est grâce à elle qu’on peut manger.

Le maire le fusille du regard, mais ne perd pas son sang-froid pour autant.

— Tu as raison, mon petit, c’est la Machine et elle est importante pour nous.

Il se tourne ensuite vers Tom.

— Vous avez eu ce que vous souhaitiez. Désormais, permettez-moi de vous poser une question à mon tour, que transportez-vous donc dans ce sac à dos que vous tenez si précieusement ?

Tom se rend compte effectivement que le sac évoqué par le maire n’est plus sur son dos, mais précautionneusement serré entre ses bras. C’est l’occasion parfaite pour créer un lien avec les villageois. Quitte à devoir rester là aujourd’hui autant ne pas être en terrain hostile. Il ouvre alors le sac pour le montrer aux villageois.

— Oh ! ce sac ! Ce sont mes trésors. Des épices, des baies, des feuilles séchées. Elles ont des saveurs exquises, vous voudriez y goûter ?

Il a alors l’impression de revivre une scène qu’il a vécue il y a quelques minutes de cela. Tout le monde se scrute, se jauge et personne n’ose prendre la parole en premier. Une femme s’aventure enfin à demander :

— Qu’est-ce qui nous dit que ce n’est pas du poison ?

Tom plonge son doigt dans un pot de terre rempli de cumin et le lèche goulûment. Une fois passée la stupeur face à ce comportement plutôt inhabituel au sein de l’enceinte et après quelques minutes d’attente (ça pourrait très bien être un poison qui ne fait pas effet immédiatement), les habitants, facilement impressionnables, décident que c’est sans risque et répondent dans un bel unisson :

— Ça sent bon ! On veut bien goûter !

Face à un tel engouement, Tom explique que ces ingrédients sont encore meilleurs quand ils sont mariés avec des fruits, des légumes ou encore de la viande.

— Ça vous tente que je vous fasse un bon repas ?

— Oui, oui, oui ! Dans le four à bois sur la place, ce sera parfait, on n’aura qu’à sortir les tables de la taverne dehors. Et Borhi, tu nous fournis ton nectar de houblon ? s’enthousiasme un villageois, porte-parole de tous.

Le signal est lancé, l’ensemble se répartit les différentes tâches. Quand certains aident au déménagement de la taverne, d’autres se proposent d’apporter leurs vivres à Tom et Borhi, lui, va chercher sa fameuse cervoise. Tom se lance alors dans une démonstration qui ravit tous les villageois, l’ambiance est à la fête, les bulles coulent à flots. Le jeune homme en profite pour s’éclipser, tout de même curieux de voir cette machine de plus près. À l’approche de celle-ci, il aperçoit une ombre devenue familière.

— Tu es Galaé ?

Elle ne répond pas, s’enfonçant un peu plus dans l’obscurité qui commence à poindre. Décidant de ne pas lui en tenir rigueur, Tom se concentre sur la Machine. Quelle forme étrange tout de même ! La partie supérieure en forme d’entonnoir semble aspirer l’air ambiant pour l’acheminer vers un alambic, lui-même relié à un conteneur. Il n’arrive pas à comprendre à quoi cela peut bien servir, mais n’a personne autour de lui susceptible de lui répondre, malheureusement. Il se fait tard, l’ombre à laquelle il commençait à s’habituer n’est plus là, il décide alors de rejoindre la maisonnette qu’on lui a désignée pour la nuit. Espérons que Galaé sera plus loquace. En faisant le chemin pour rejoindre la maison, Tom constate qu’elle est excentrée du reste des maisonnées. Pourquoi cette exclusion ? Arrivant à destination, les lumières sont éteintes, il ne semble pas y avoir de vie. Cela ne l’empêche pas de frapper à la porte, sait-on jamais. Des bruits de pas se font entendre, la porte s’ouvre sur une Galaé n’osant pas lever la tête pour croiser le regard pénétrant de Tom.

Il demande s’il est possible d’entrer, la nuit commençant son règne. Elle s’efface pour lui laisser le passage, la porte est en effet plutôt basse et étroite pour un homme de son acabit. Il entre dans le salon, il aperçoit en son centre une imposante table en bois sculpté, entourée d’un nombre de chaises qui ne laisse pas croire en d’importants repas et au fond, une cheminée au foyer éteint. La lumière est telle qu’il ne peut reconnaître ce qui se trouve dans un coin de la pièce, mais il imagine qu’il s’agit de la chambre. Galaé l’invite à s’asseoir tout en s’éloignant vers un autre coin sombre. Elle revient quelques instants plus tard avec plusieurs bûches de bois tout en lui demandant d’allumer le feu de cheminée pendant qu’elle prépare la soupe. Tout cela a été fait sans qu’elle lui lance un regard. La soupe sert une fois de plus de prétexte à Tom qui en profite pour ouvrir son sac à dos rempli de denrées rares.

— J’étais là quand vous avez fait votre spectacle auprès des gens, annonça Galaé.

— Vous n’avez pas envie d’y goûter vous aussi ?

Sentant la réticence de la jeune femme et ayant envie qu’elle lui accorde sa confiance, Tom décide d’en dire plus, de s’ouvrir. Il raconte son histoire durant de nombreuses minutes pendant lesquelles Galaé l’écoute attentivement, ses craintes fondant tout au long du monologue. Elle finit, elle aussi, par s’épancher. Tout en préparant le repas, la conversion dévie vers la Machine et les Arcanis. Le regard de Galaé change, une froideur s’y installe.

— Pourquoi réagissez-vous comme ça sur ce sujet ?

— Je sens que l’on nous cache des choses et vous en êtes une preuve. Si le monde extérieur était si toxique, comment font les Arcanis et vous-même pour y vivre ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Savez-vous à quoi est dédiée la Machine, pourquoi l’enfant en a fait le rapprochement avec la nourriture ? Et au passage, qui sont-ils, ces Arcanis ?

— Tout est lié. Les Arcanis sont ceux qui nous apportent des vivres, en échange nous leur donnons une substance extraite de la Machine. Sans eux, le village ne survivrait pas.

— Mais, que fait-elle cette Machine au juste ?

— J’ai tenté de nombreuses fois de déceler son secret, mais n’étant pas autorisée à la toucher, voire à l’approcher, j’ai été envoyée de nombreuses fois en prison.

— J’admets que tout ça est louche. Pourquoi une punition si sévère si personne n’a rien à cacher ? N’avez-vous jamais tenté de sortir du village ?

— Je sais que tout ce que l’on nous apprend n’est pas vrai, mais est-ce que tout est faux ? Je ne pourrais pas l’affirmer. C’est ce que pensaient mes parents, ils sont sortis et ne sont jamais revenus. Je ne suis pas prête à prendre un tel risque.

La conversation continue ainsi le temps du dîner, chacun essayant d’analyser la situation avec les éléments qu’il a en main. Le jour commençant à pointer, Tom demande la permission d’aller se coucher, le but initial étant de récupérer de l’énergie pour la suite de son périple.

— Je ne peux rester dans ce village plus longtemps, mais j’espère sincèrement vous recroiser un jour sur mon chemin.

Une fois allongé, il prend conscience qu’il a oublié de demander de quoi était faite la mixture miraculeuse de ce matin. Espérons que Galaé sera réveillée quand il partira pour le lui demander.