Erwin avait marché tout le jour, il venait de dépasser Sarbliz, le dernier hameau avant la forêt de l’Oubli. Il lui restait encore au moins quatre heures de marche avant d’atteindre Sidhr où l’attendait Shaya. Le rendez-vous était fixé le lendemain matin à 10 heures, dans une auberge qu’il connaissait bien. C’est là qu’il avait rencontré son maître pour la première fois. À l’époque, cela faisait seulement un an, il était simple palefrenier au service des clients de l’auberge. Il devait s’occuper de leurs montures, les soigner, les nourrir et les installer confortablement pour la nuit. Shaya était l’une des rares personnes de cette contrée à avoir réussi à domestiquer une licorne. Mais peut-on dompter une telle créature ? N’est-ce pas plutôt elle qui vous choisit et vous honore de sa présence ? Erwin avait été très intimidé par la cavalière et sa monture et avait fait montre d’une maladresse inaccoutumée. Il avait trébuché en guidant la licorne vers son box et avait fini sa chute sur un tas de fumier, sous l’œil goguenard de la troupe qui accompagnait Shaya. Rouge de honte sous les quolibets, le jeune homme s’était relevé tout puant. Il avait rejoint le box et la licorne qui l’y attendait déjà, tâchant de conserver le peu de dignité qui lui restait. Le souvenir de cette rencontre était encore cuisant et c’est le rouge aux joues qu’Erwin sortit de sa rêverie pour se préoccuper plus précisément de trouver un refuge où passer la nuit.

Il décida de ne pas s’avancer trop profondément dans la forêt, dont le nom provenait du grand nombre de voyageurs qui y avaient disparu et qu’on avait fini par oublier. En cette belle journée hivernale, le soleil avait été un cadeau qui avait réchauffé sa marche. À présent, il disparaissait derrière les grands arbres et la fraîcheur de la nuit commençait à s’installer, s’insinuant dans son cou. Erwin devait faire vite pour trouver un abri où passer la nuit avant qu’il ne fasse complètement noir. Il fut attiré par un arbre au tronc énorme, un érable centenaire peut-être, qui était creusé d’une cavité assez large et profonde pour accueillir un homme de sa stature. Erwin s’y glissa, puis changea d’avis. Être près du sol le rendait vulnérable, il serait plus en sécurité caché dans les branches d’un conifère. La hauteur et les aiguilles de l’arbre le protégeraient. Il avança un peu plus profondément dans la forêt et trouva un sapin très haut et très fourni qui lui sembla l’asile parfait pour la nuit. La pluie commençait à tomber, d’abord fine, puis elle s’intensifia jusqu’à lui tremper les os. Erwin revint sur ses pas vers l’arbre creux et s’y mit à l’abri, le temps que l’averse s’arrête. Il était trempé, mais ses victuailles, ainsi que la pierre qui lui servirait à allumer un feu, étaient bien au sec dans une besace plaquée sur son torse.

En attendant que la pluie cesse, Erwin se plongea dans une méditation légère, comme le lui avait appris Shaya. Elle lui permettait de laisser vagabonder ses pensées tout en restant présent à son environnement, aux éventuelles mauvaises surprises que pouvait lui réserver la forêt hostile. Il était de retour au cœur de cette soirée qui bouleversa irrémédiablement sa vie. Alors qu’il achevait de bouchonner les chevaux des voyageurs, le jeune palefrenier vit entrer la femme qui semblait diriger l’équipée.

— Comment ça s’est passé avec Tynah ?

— Votre licorne ?

— Oui, la licorne.

— Ben, très bien. Elle a eu l’air d’apprécier son fourrage. Là, j’ai l’impression qu’elle dort.

— Tu l’as bouchonnée ?

— Ben oui.

— Incroyable... C’est pour ça que tu es palefrenier ?

— Pour quoi ? Faut bien manger.

— Tu n’en as pas conscience alors ?

— Mais de quoi ?

— Tu es doué. Très doué.

— Ah bon ? Mais pour quoi ? On ne me l’a jamais dit !

— Tu comprends les êtres vivants. Tu les comprends dans le sens premier du terme : cum « avec » et prehendere « prendre, saisir ». Tu saisis ensemble, embrasses les êtres, les entoures.

Erwin ne comprenait rien à rien et son visage devait le trahir. Son interlocutrice esquissa un léger sourire.

— Tynah a sa personnalité propre, comme nous tous. Elle est fière et indépendante. Tout à l’heure, elle s’est dirigée d’elle-même vers le box qui serait le sien. Elle t’a laissé la toucher. Elle t’a choisi. Seule une personne douée d’une très grande sensibilité, d’une véritable empathie peut provoquer ce prodige. Ce qui me fait dire que tu es très doué.

— Et ça me sert à quoi ?

— Tu es doué, mais un peu fruste...

La femme s’adressait plus à elle-même qu’au jeune homme. Mortifié, celui-ci la reprit.

— Je vous entends, vous savez !

— Oui, je sais. Mais dois-je travestir la vérité pour autant ? Comment t’appelles-tu ?

— Erwin.

La pluie avait cessé. Le voyageur put sortir de son abri qui, par chance, renfermait quelques brindilles et branchettes sèches qui lui permettraient de faire un feu. Il avait été imprudent de ne pas s’en assurer avant de se mettre au sec. Il avait encore beaucoup à apprendre. Le feu prit assez vite et Erwin y puisa un peu de chaleur et de réconfort tandis qu’il se restaurait. Autour de lui, l’obscurité était complète. Heureusement qu’il avait compté ses pas et bien identifié le chemin qu’il lui faudrait parcourir pour retrouver le sapin qui abriterait sa nuit. Son frugal repas achevé, Erwin ouvrit son esprit à la forêt qui l’entourait. Il perçut le moindre craquement en provenance des branches qui ployaient sous le poids des gouttes, le moindre bruissement d’ailes d’insectes. Aucun danger ni menace ne le guettait. Le moment était venu de s’installer pour une nuit qui devait être la plus revigorante possible. Le lendemain serait une journée bien remplie. Quatre heures de marche l’attendaient dès l’aube et Shaya aurait encore des épreuves à lui faire passer. À moins qu’elle n’ait enfin une mission pour lui ? Erwin retrouva facilement le sapin qu’il avait repéré. Il lui fut aisé d’y grimper et de s’y enfouir au cœur de ses branches les plus fournies. Il avait protégé toutes les parties exposées de sa peau avec ses vêtements en laine grossière et avait puisé dans son esprit la faculté d’accueillir la douleur si par mégarde il se piquait aux aiguilles du conifère. Installé au mieux, Erwin se prépara pour la nuit et comme chaque soir, médita sur la journée qu’il venait de vivre. L’exercice fut contrarié par la persistance de la rêverie dans laquelle il avait plongé un peu plus tôt, et qui lui remémorait sa rencontre avec Shaya.

— Erwin, aimerais-tu être mon disciple ?

— ...

— Ne me regarde pas avec ces gros yeux d’idiot !

— Ben, c’est quoi être votre disciple ?

— C’est apprendre la médiation keito. Cette technique te permet de percevoir les êtres vivants proches de toi, ou plus éloignés quand tu es avancé dans la discipline, et d’avoir avec eux des échanges primaires, comme des images ou des sensations ou plus intenses, pour quelqu’un comme moi, qui peut dialoguer avec toutes les créatures.

— Vous... Vous pouvez parler avec Tynah ?

— Bien sûr ! C’est elle qui m’a demandé de venir te voir. Elle a pressenti que tu pourrais m’intéresser.

— C’est incroyable ! Et moi, je pourrais faire ça ?

— Il faut des années de pratique pour y parvenir. Mais d’abord, il te faut un enseignement. Alors ?

— Vous vous appelez comment ?

— Shaya.

— Shaya, d’accord, je veux bien apprendre. On commence quand ?

— Nous partons demain.

— Je dois partir ? Comme ça ?

— Tu es intéressé ou non ?

— Oui, d’accord, je pars avec vous.

Très tôt le lendemain, la troupe reprenait sa route avec un membre supplémentaire, qui n’avait trouvé qu’un petit mulet pour le soulager de la longue marche qui les attendait. En chemin, Erwin observait Shaya. Elle était aussi brune que lui était blond, presque aussi grande que lui, très mince aussi. Elle devait être très belle, mais l’impressionnait tant qu’il ne pouvait s’autoriser à le penser.

— Et c’est mieux comme ça, lui dit-elle.

Erwin sursauta et manqua tomber de son mulet.

— Vous êtes dans les pensées aussi ?

— Oui, si je décide d’entrer dans une tête, je le fais. Ne t’avise jamais de me considérer autrement que comme ton maître ! Je le saurais et il t’en cuirait ! C’est pour ça que je n’ai plus de disciples, le dernier s’est permis de me manquer de respect.

Sans plus d’explications, Shaya débuta la première leçon.

— Comment s’appelle ton mulet ?

— Je ne sais pas. L’aubergiste a bien voulu me le donner pour tout salaire, mais ne m’a pas dit son nom.

— Je ne te demande pas comment les humains l’appellent, mais comment lui s’appelle. Entre en contact avec lui, fais émerger la sensation qui est son nom.

Shaya s’éloigna, suivie des yeux écarquillés du jeune homme, qui n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait procéder. Il décida d’être au plus proche de l’animal en se couchant sur son encolure. Il se concentra tant et si bien qu’il s’endormit. Le réveil fut brutal. Secoué par Shaya, Erwin chuta du mulet. En se relevant, il perçut son nom comme une révélation : Père Tranquille ! Le mulet se nommait Père Tranquille ! Cette première expérience fut à l’image de la formation du jeune disciple, qui oscillait entre la crainte et la vénération pour son maître.

Erwin sentit qu’il ne pouvait aller plus en avant dans ses souvenirs, l’assoupissement le prenait. Il lui fallait garder son esprit aux aguets, il devait rester ouvert à la nuit et à ses possibles dangers pendant son sommeil. Il tâcha de trouver une position confortable qui lui permettrait de trouver le repos dont il avait besoin et se laissa dériver.

Il sentit soudain une présence. Il ouvrit les yeux et reconnut une silhouette familière.

— Shaya ?

— Que fais-tu par terre ? Près de ce feu éteint ? Tu n’aurais pas pu te trouver un abri dans cette forêt ?

— Mais c’est ce que j’ai fait ! Je ne comprends pas.

— Tu es glacé. Je vais te réchauffer. Viens, viens tout contre moi, n’aie pas peur.

— Je n’ai pas peur, Shaya, je suis très bien. J’aime être ton disciple, je n’aurais pas pu rêver meilleur maître. Tu me réchauffes si bien. Tu es tellement forte. Ça me fait beaucoup de bien d’être comme ça, dans tes bras. Ça me fait tellement plaisir que tu sois là. Tu sais, je n’ai jamais osé te le dire... tu me tuerais.

— Vas-y, Erwin, dis-moi, dis-moi tout ce que tu as sur le cœur.

— Tu sais, parfois j’aimerais que tu ne sois pas seulement mon maître... je sais, je ne devrais pas. Mais il faut que je te dise, je rêve parfois que tu es aussi ma maîtresse...

Ce furent les dernières pensées d’Erwin. L’aube le retrouva recroquevillé près du feu qu’il avait allumé puis éteint la veille. Il semblait dormir, un doux sourire figé sur son visage de craie. La forêt fit son œuvre, Erwin sombra bientôt dans l’oubli.