(pommier)

— Il n’est pas seul ! s’écria Brigit. Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ?

— Faudra p’tet’ben qu’on m’explique c’qui s’passe, gronda Pietr, qui n’aimait pas vraiment ne pas comprendre les choses.

— Il y a des gens derrière lui, remarqua Robert en ajustant, par réflexe, la longueur de ses manches.

Tout le village frémit face à cette vision et chacun y allait de son petit commentaire.

— Ils sont au moins quinze !

— Mais non, regardez mieux, ils sont au moins une cinquantaine !

— Ils viennent de l’extérieur ! C’est des créatures maléfiques ?

— Mais non, banane, tu vois bien que c’est des humains. Ils sont si nombreux !

— D’où est-ce qu’ils viennent ? Pourquoi ils ne sont pas empoisonnés par l’air toxique du dehors ?

L’incompréhension était générale. Une centaine de personnes, avec Tom à leur tête, étaient en train de pénétrer l’enceinte du village. Un petit chien émergea de la foule et fila droit vers Kheira, la queue fouettant l’air sous l’effet de la joie.

— Dapsy ! C’est Dapsy ! Viens ici, mon bébé... Je suis tellement heureuse !

Les Arcanis ne savaient comment réagir ni où donner de la tête. Ils s’étaient instinctivement rapprochés les uns des autres et se sentirent tout à coup en infériorité numérique. Les minorités sont facilement exploitables jusqu’à ce qu’elles se rassemblent, ils étaient bien placés pour le savoir. Ils avaient suffisamment d’expérience pour sentir que la situation risquait de basculer.

— Il va falloir la jouer fine, marmonna Tan à l’adresse de ses homologues. Je les reconnais, ils viennent du village voisin.

— Qu’est-ce qu’il fait là, le gamin ? demanda Syn d’une voix blanche.

— Aucune idée...

Tan avança d’un pas vers la délégation fraîchement arrivée.

— Aernius. Je ne te poserai la question qu’une fois : qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il, les mâchoires serrées.

Tom s’avança vers lui jusqu’à ce que quelques centimètres seulement séparent leurs visages.

— Bonjour papa, se contenta-t-il de répondre, affichant un air satisfait.

— Que signifie tout cela, petit inconscient ? tonna Tan à l’adresse de son fils.

— Que signifie tout cela ? répéta Tom d’une voix angélique. C’est à toi qu’il faut le demander, mon cher petit papou. Tu voulais que je fasse mes preuves ? Eh bien, voilà, je te montre de quoi je suis capable.

— Mais de quoi parles-tu ? Et que fais-tu au milieu de tous ces... gens ?

Tan réprima une expression de dégoût.

— Comme tu le vois, nous avons d’autres chats à fouetter. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi maintenant, alors cesse de jouer à ce petit jeu. Réponds-moi, Aernius ! Que fais-tu ici ?

— Tu ne comprends donc rien ? dit Tom avant de prendre une posture grotesque en imitant la voix de son père. Aernius, non, pas maintenant ! Aernius, va dans ta chambre, je suis occupé ! Non, Aernius, tu n’entreras pas dans le Laboratoire de l’Université ! Non Aernius, tu ne manipuleras pas l’Orenda avant d’avoir fait tes preuves ! Aernius, fainéant, tu ferais mieux de lire des livres au lieu de passer tes journées dehors ! Tu travailleras dans la recherche après avoir obtenu ta licence d’Arcani Officiel de l’Université, et pour l’instant tu en es loin ! Et bla, et bla, et bla...

Tan observait son fils, la bouche ouverte sous l’effet de surprise.

— Ce n’est pas possible, siffla-t-il, ne me dis pas que c’est toi qui es à l’origine de tout cela ?

— Oh ! tu sais, ce n’est pas si difficile... À moins que ce ne soit vous quatre qui soyez hautement incompétents ? Peut-être que vous n’êtes plus aussi performants dans l’art de terroriser les pauvres gens ?

— Petit imbécile ! Tu vas voir ce que tu v...

— ARRÊTEZ ! s’écria Kheira en s’interposant entre les deux hommes. Arrêtez !

La jeune femme avait les larmes aux yeux. Elle commençait à comprendre le fond de l’histoire.

— Tom... Tom ? Est-ce que tout ceci est réel ? Ce... Aernius, c’est ton prénom ? Tu es un Arcani ? Tu es... comme eux ?

La jeune femme termina sa phrase dans un sanglot. Est-ce qu’elle pleurait de colère ? De tristesse ? De rage ? De soulagement ? Elle-même aurait été bien en peine de répondre à cette question. Le jeune homme s’approcha d’elle en affichant un sourire serein. Elle recula d’un pas.

— Ne m’approche pas. Explique-moi. Explique-toi ! Tu nous as trahis ! Je te faisais confiance.

Tom respecta cette limite. Cessant d’avancer, il leva les mains.

— Pardonne-moi, Kheira. Je sais ce que tu ressens. Mais tu peux me faire confiance, si j’ai trahi quelqu’un c’est bien eux, dit-il en désignant les Arcanis. Oui, je suis un Arcani, oui je fais partie de leur société. Mais ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi, pour vous tous, ajouta-t-il en désignant tous les habitants des deux villages réunis.

Robert s’éclaircit la voix et prit la parole.

— Ahem... Je... Tout ceci est charmant, mais nous commençons à trouver le temps long. C’est-à-dire que vos histoires de familles sont ce qu’elles sont, et je ne dis pas qu’elles ne sont pas passionnantes, mais pour quelle raison ricochent-elles sur nous autres ? Vous, Tom ou Aernius, qui que vous soyez, expliquez-vous !

— Monsieur le Maire, ou plutôt Messieurs les Maires, dit Tom d’un ton solennel. Je vous présente mes plus plates excuses pour le dérangement que j’ai pu occasionner ces derniers jours. Je... Je ne sais pas vraiment par où commencer.

— Ah ben, on va t’aider, gamin ! s’exclama Pietr de sa voix de stentor. D’jà, première question : qu’ess-t’as fait à la Mémère ? Pourquoi qu’elle marche pu ? Quat’jours qu’on n’a pu de Stynx à fourguer à ton père, quat’jours qu’on vit un cauchemar !

— Du... Stynx ? demanda Tan à son fils en haussant un sourcil.

— Ce que vous appelez le Stynx n’est rien d’autre que l’Orenda que nous, Arcanis, utilisons au quotidien comme base de notre technologie. Mon père, ou plutôt ses ancêtres, ont eu la merveilleuse idée de créer des villages comme le vôtre, réduisant leurs habitants en esclavage, dans le seul but de produire toujours plus d’Orenda. Lorsque j’ai découvert cette situation il y a trois années de cela, je me suis juré de faire cesser cette situation inhumaine.

— Ahem, techniquement, mon fils, tu t’es juré de devenir ingénieur pour travailler dans la recherche technologique. Il me semble que la nuance, peut-être subtile à tes yeux, mérite d’être soulignée. Tu as donc volontairement brisé nos machines ? Es-tu stupide au point de ne pas te rendre compte que sans Orenda tu ne pourras jamais faire évoluer la recherche ?

— Mon cher père, mon très cher père... Penses-tu vraiment que je sois stupide au point de faire une croix sur des stocks d’Orenda ? Je compte bien m’en servir personnellement pour mener mes propres recherches. Loin de toi, loin de ton Université écœurante.

Robert se surprit à lever la main.

— Vous parliez d’autres villages ? Nous... Nous ne sommes pas les rescapés d’un cataclysme qui a plongé toute la région dans des ténèbres toxiques ? demanda-t-il comme s’il récitait une leçon apprise par cœur.

Tan dissimula un rire mesquin avec une toux exagérée tout en jetant un regard amusé à Syn.

— Non, répondit Tom en lançant un regard noir à son père. Il existe une dizaine de villages comme le vôtre, tous vivent dans la même illusion. Ou plutôt devrais-je dire vivaient.

Il désigna les personnes avec qui il venait de franchir la grande porte.

— J’aurais dû commencer par faire les présentations. Ces personnes habitent dans un petit village en tous points similaire au vôtre, situé à moins de deux heures de marche.

La détresse se lisait sur les visages de toutes ces personnes vivant en ce moment même l’effondrement de leurs certitudes. Cette détresse extrême se mua progressivement en une colère froide, sèche, dirigée vers les quatre Arcanis. Robert ajusta ses manches et avança d’un pas digne vers son homologue du village voisin. Il passa devant les quatre Arcanis sans leur adresser le moindre regard.

— Mon cher voisin, dit-il d’une voix ferme en tendant la main, je suis enchanté de vous rencontrer. Je pense que nous avons beaucoup de choses à nous dire...

— Gilbert, cher voisin, répondit le maire en lui serrant la main. Enchanté de vous rencontrer également. Je pense qu’avant de nous dire beaucoup de choses, nous avons quelque chose à régler, n’est-ce pas ?

— Je... oui bien sûr, c’était une façon de parler, je... hem !

Les deux maires se tournèrent vers les Arcanis d’un air mauvais.

— Messieurs, je pense que vous pouvez vous considérer comme étant entre le marteau et l’enclume. Avant de provoquer un drame, je pense que nous avons des choses à nous dire...

— Eh ! s’exclama Pietr en avançant d’un pas. Avant qu’on se dise tous plein de choses, j’aimerais quand même qu’on soit d’accord sur un point : c’est pas moi qu’a abîmé la Mémère, c’est l’gamin qui cachait le Stynx. On est tous d’accord ? Moi, j’fais bien mon travail et j’voulais juste que ça soit clair pour tout l’monde. Vous pouvez reprendre, ajouta-t-il avant de reculer d’un pas.

Les quatre Arcanis, qui étaient jusqu’à présent demeurés silencieux, s’étaient détendus. Ils avaient visiblement accepté la situation.

— Vous avez raison, mon cher Robert. Vous êtes moins sot que nous ne le pensions, dit Syn avec un sourire narquois. Nous sommes effectivement dans une posture délicate. Agissons en adultes si vous le voulez bien. Que désirez-vous ?

Le maire sembla pris au dépourvu.

— Je... euh... je pense déjà qu’on peut commencer par dire que vous allez libérer tous les camarades des autres villages. Ça veut dire qu’on ne va plus travailler pour vous.

— Attendez, attendez, répondit Tan. Ce que vous faites depuis des générations, vous le faites bien. Vous êtes les seuls à savoir le faire. Nous n’allons peut-être pas mettre un terme à notre... collaboration, ce ne serait pas sérieux.

Robert interrogea Gilbert du regard. Ce dernier se pencha vers lui pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.

— Alors, ouais, on va continuer à extraire le Stynx, et...

— L’Orenda, le coupa Tan.

— Ouais, l’Orenda. En échange, vous allez continuer à nous donner de quoi manger, et p...

— Et boire, le coupa Gilbert.

— Ouais, manger et boire, reprit Robert. Mais vous allez nous donner toujours la même chose, et j...

— Un peu plus, ajouta Gilbert.

— Ouais, un peu plus même, parce que des fois vous nous donnez quand même pas grand-chose.

— Autre chose ? demanda Tan en soupirant.

— Euh...non, ça me semble bien comme ça, parce qu’après j...

— Vous allez faire construire des routes qui permettront de se déplacer librement entre les villages et donner à chacun les outils leur permettant de produire leur propre nourriture. C’est la moindre des choses, dit Tom d’une voix dure en plongeant le regard dans celui de son père.

Tan demeura silencieux quelques secondes.

— C’est d’accord, marmonna-t-il.

— Et vous allez aussi nous offrir des ch’vaux, pour qu’on puisse aller voir les copains ! ajouta Pietr. Une ch’val par personne !

— Oh ! doucement, répondit Tan en haussant le ton.

— Oui bon d’accord, répondit Pietr. Deux ch’vaux par village, c’mieux ?

— Accordé, répondit Tan en souriant. En avons-nous terminé ? Nous avons terminé. Très bien. Si personne n’y voit d’inconvénient, nous allons transmettre les consignes au Grand Conseil des Arcanis. Et essayer de faire passer la pilule auprès de mon supérieur, ajouta-t-il pour lui-même. Bonne fin de journée à tous.

Les quatre Arcanis tournèrent les talons et quittèrent le village d’Arhane, désormais libre, en essayant de conserver leur dignité. Sy chuchota à son supérieur :

— Tan, tu es sûr que...

— Shhht. Tais-toi, idiot. Tais-toi et avance. On ne peut pas gagner à tous les coups. Ces idiots sont libres, mais on va frapper un dernier coup. Tu préviendras tes amis en arrivant à la Cité : ce soir, on active les alarmes de tous les villages.