(rouages) — Je ne m’attendais pas à ça venant de toi Kheira. Tu devrais le savoir mieux que personne qu’il est interdit de s’approcher de la machine... à force de brûler les étapes, tu risques de tout perdre. Je sais que ce n’est pas ce que tu souhaites. N’est-ce pas ? Kheira ? Bon... si tu le prends de cette manière...

Je vois mon oncle, à la fois agacé et déçu, me tourner le dos et repartir d’un pas rapide. Il ne me comprend pas et je pense qu’il ne pourra jamais me comprendre. 24 h dans cette prison... ce n’est pas d’être enfermée ici qui me gêne, mais c’est de ne pas pouvoir avancer sur mes projets et Dieu sait combien ils sont nombreux...

— Tiens, Kheira, toi, ici ! Je ne m’attendais pas à te voir ce soir, que la paix t’emporte.

Mathieu, que tout le monde appelait Mat, s’approche de moi en mimant l’oiseau. Les bras tendus, il imitait le rapide battement d’ailes du colibri. Ses jambes quant à elles, ne cessaient de se fléchir puis se tendre, faisant glisser la pointe de ses pieds sur le sol, comme s’il était un danseur sur glace. Malgré sa carrure assez large, son déplacement le rendait aussi léger qu’une plume et aussi docile qu’une feuille d’automne quittant la branche pour se déposer délicatement sur le sol encore humide de la rosée du matin. Mat est la personne la plus gentille que je connaisse, son excentricité le rendait vulnérable aux critiques, mais cela ne l’atteignait jamais.

— Je suis contente de te voir Mat, tu passes ta vie ici ces derniers temps.

— Ici, ailleurs, Kheira, au final nous ne sommes jamais là où on devrait être. L’oiseau n’a de limites que la fatigue de ses ailes et personne pour lui dire d’aller ou de ne pas aller là où bon lui semble. Mon corps est ici, avec toi, il est très heureux d’être en ta compagnie, n’en doute pas, mais mon esprit regarde le village s’éloigner vers un horizon lointain. Il navigue à travers les océans les plus vastes et s’envole vers des nuages qui ne cessent de s’éloigner. Notre monde est cloîtré dans une extension infinie.

— Mat... J’ai du mal à te suivre ce soir, ne m’en veux pas, mais je pense aller me coucher, je suis très fatiguée et la nuit est avancée. J’espère que tu comprends ?

— Pars ma belle, rejoins le monde des rêves et ne te retourne pas. Je m’en vais de ce pas recharger mon enveloppe charnelle afin de reprendre mon envol dès le lever du soleil.

Mathieu prit la position du faucon avant de quitter la pièce d’un battement plus lent que le précédent, mais d’une amplitude nettement supérieure. Ses vêtements larges amplifiaient le moindre de ses mouvements et le rendaient à mes yeux encore plus extraordinaire. Je pense réellement, dans mon for intérieur que si tout le monde avait un peu de Mathieu en lui, alors le monde ne pourrait que mieux s’en porter.

La nuit fut courte, mais très agitée, je vis dans un premier rêve, Mathieu qui se tenait sur le haut de la machine, en fait, ce n’était pas réellement Mat, mais un mélange entre Mat et un véritable oiseau. Tandis que je m’efforçais de faire fonctionner la machine, j’attachais des câbles sur les longues pattes de Mathieu afin que celui-ci s’envole avec « Mémère » et moi-même. Dans un deuxième rêve, je voyais un homme qui m’était inconnu. Il était de taille moyenne, environ 1 m 70, les cheveux bruns plutôt courts, mais en bataille, la peau aussi blanche que celle des statues. Il s’approchait de moi d’un pas lent, mais assuré. Le rêve se transforma en cauchemar quand j’aperçus son regard à la fois perçant et glacial. Sa chemise blanche était entachée de sang en forme de rouages et de pistons. Ses pieds nus étaient entaillés de toutes parts et laissaient sur le sol une longue traînée de sang.

C’est très difficile de reprendre ses esprits après un tel réveil. Son visage était ancré dans ma mémoire, et pourtant, sans le connaître, j’eus cette impression de déjà-vu. Beaucoup de monde dormait encore, mais je n’arrivais plus à fermer l’œil, il fallait que je me change les idées. La bibliothèque de la prison regorgeait de livres de toutes sortes et pourtant il m’était impossible de retrouver le bouquin que m’avait donné Mathieu la première fois que je suis venue dans la prison. Ce livre m’avait marqué, car contrairement à tous les autres, il était annoté de toutes parts, des inscriptions qui parlaient des Arcanis et de leur implication dans le fonctionnement du village. J’avais alors tenté de questionner Mat sur ce fameux livre, mais il ne put me dire grand-chose à part qu’il avait vu un jour un homme griffonner dans le bouquin et le laisser au centre d’une table, comme pour inciter quelqu’un à lire ses écrits.

Mon étonnement n’en fut pas un quand j’aperçus que j’étais la seule dans la bibliothèque. En flânant dans les rayons, je vis toujours ce même symbole étrange qui recouvrait la tranche de chaque livre présent. Très dur à décrire, mais facilement reconnaissable.

— Bien, je vois que je ne suis pas seul à ne pas réussir à dormir.

Cette voix me fit sursauter, malgré la douceur de celle-ci, je ne m’attendais pas à entendre quelqu’un m’adresser la parole. En regardant de toutes parts, je ne vis dans un premier temps personne, puis en projetant mon regard un peu plus loin dans la grande salle, assis autour d’un plateau de jeu. Je vis... Je vis... L’homme de mon rêve, en chair et en os. Il ne ressemblait pas à lui, c’était lui. De la pâleur de sa peau à son style vestimentaire, il était, en tous points, identique. Il se leva et me montra de la main, la chaise en face de lui. La chemise qu’il portait n’était pas tachée de sang et plus je m’approchais, plus je me rendais compte que son regard était certes perçant, mais en aucun cas glacial comme dans mon rêve.

— Excuse-moi, je suis impoli, je m’appelle Tom et toi ?

— Tom...

— Toi aussi ?

— Euh... non, non, bien sûr que non. Je m’appelle Kheira.

Je sentis mes joues chauffer et je pense que Tom s’en était déjà rendu compte, car il affichait un large sourire en me regardant. Il fallait que je change de sujet.

— Tu joues à quoi ?

— Au jeu de Go, tu connais ?

— Non, je n’y ai jamais joué.

— Si tu le souhaites, je peux t’apprendre ?

— C’est gentil, mais je pense que je vais plutôt aller chercher un livre.

— Tu as tort...

— Comment ça ?

— Les livres sont bourrés de propagande arcanie.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je le sais, c’est tout.

— Bon, eh bien ! monsieur-je-sais-tout, comment expliquez-vous que je ne vous aie encore jamais vu dans le village ?

— C’est simple.

— Et donc ?

— Je suis une personne qui aime la solitude. J’habite dans un coin isolé du village, seul et je ne rencontre nul besoin de vivre avec d’autres personnes.

— Tu préfères peut-être que je te laisse tout seul du coup ?

— Ta compagnie ne me dérange pas... Tu veux jouer ? dit-il en me remontrant le plateau.

— D’accord, mais alors, je veux que l’on se rencontre en dehors de cette prison.

Tom hésita un instant, je ne sais pour quelle raison, mais tout en lui m’attirait comme un aimant.

— D’accord, disons, demain soir, près du puits de la grand-place... Je ferai attention de ne pas me retrouver ici de nouveau.

— Trop près de la Machine, toi aussi ?

— La Machine ? Non... je voulais voir quelque chose près de la sortie du village, et puis j’avais besoin de récupérer un bouquin à la bibliothèque de la prison.

Il sortit de sa poche un bouquin noir très reconnaissable, c’était celui qui avait toutes les annotations.

— Ce bouquin... C’est toi qui as écrit tout ce qui est à l’intérieur ?

— Juste les annotations, répondit-il à la fois surpris et amusé.

— Il faut que tu m’en dises plus...

— Jouons, nous aurons tout le temps d’en reparler. Tout ce que je peux te dire c’est que les règles qu’on nous impose ne sont que du vent.

— Bien...

Je ne voulais pas paraître insistante, mais ce garçon me troublait au plus haut point.

— Commençons à jouer, car je vais bientôt devoir quitter la prison et j’aimerais t’apprendre à jouer pour notre prochaine rencontre en ce lieu.

— Si nouvelle rencontre il y a, répondis-je.

Il ne trouva pas nécessaire de me répondre, mais sous-titrait ses pensées d’un sourire dévastateur.

Son intelligence reflétait dans son sens de l’explication et la qualité de sa pédagogie, il m’apprit les règles en quelques minutes seulement et nous jouons quelques parties que je perdais chaque fois, bien évidemment.

Alors que je vis mon oncle dans le couloir qui menait à la bibliothèque s’approcher de nous, certainement pour chercher Tom qui avait fini ses 24 heures d’emprisonnement, je vis Mathieu par l’ouverture de la porte, les bras toujours tendus, tourner en rond comme un aigle prêt à s’abattre sur sa proie.