(puits)

Le jour était clair, le vent tiède et l’ambiance festive. La plupart des villageois, tout juste sortis de leur collation de la mi-journée, repartirent chacun à leurs occupations. March, le ferronnier, consacré depuis des semaines à la production d’ornements consistants à décorer l’église, modeste bâtisse fraîchement achevée, ainsi que d’autres instruments prévus pour la librairie du village, prit paisiblement le chemin de sa forge. Sa rencontre fortuite avec Mylenia, la jeune et pétillante boulangère du quartier, mit son corps, sa tête et ses idées en émois. Jamais encore il n’avait osé aborder pareille beauté, il n’avait pour ainsi dire aucune notion dans les relations naturelles entre un homme et une femme, et tous ces rapports étranges ainsi que ces parades amoureuses lui semblaient aussi floues et périlleuses qu’une nuit plongée dans les abysses d’une grotte.

Tout ce qu’il avait lu dans les livres, ici, se résumait à la catastrophe survenue dans la région, il y a bien des années de cela, à la contamination des sols qui s’en était suivie, à l’hécatombe de la faune environnante et à la sécheresse de la flore, conséquence d’un air devenu néfaste pour l’écosystème tout entier, ainsi qu’à La Machine, cette construction obscure, faite d’une multitude d’engrenages incompréhensibles et d’enchantements anciens consistants, d’après leurs ancêtres, à les protéger de cette tragédie. Depuis sa construction, La Machine faisait office de rempart magique contre les miasmes toxiques, à l’image de ces murs d’enceinte, érigés très haut par les générations antérieures, servant à les protéger contre toute attaque extérieure. En bon garçon crédule, March n’avait jamais approfondi cette idée de protection occulte, il n’avait même jamais cherché à comprendre sa véritable histoire, son rôle exact, la tension que sa présence ici provoquait dans toute la région, pourquoi tant de gens évitaient scrupuleusement de passer autour du bâtiment abritant La Machine, les obligeant alors à réaliser un large détour afin de regagner la ruelle principale, et pourquoi, le soir venu, au fond de ces bars sordides où March s’aventurait parfois, les langues se déliaient enfin, poussées par des bribes de courage alcoolisées. Parler de La Machine devant une assemblée de curieux symbolisait une preuve de courage, et le simple fait de prononcer ce mot était perçu chez certains comme de la provocation. March ne saisissait pas bien tout cela, mais son intérêt pour les mystères et autres légendes s’arrêtait là, aux portes de ses maigres indices.

Il n’était pas encore né lorsque le drame s’était produit, et aucun des ouvrages existants ne parvenait à expliquer clairement la raison de cette tragédie. De plus, il ne chercha jamais à débusquer assez de courage afin de se hasarder dehors, au-delà des murailles de pierres, afin de vérifier si les anciens écrits disaient vrai. Depuis sa naissance, son temps n’avait été consacré qu’à l’apprentissage de la langue, de la lecture, de l’enseignement des lois et des coutumes du village, du dressage des rares bêtes ayant réchappé à cette nuée toxique et, bien évidemment, à l’art de la ferronnerie.

Drôle de vie pour ce jeune homme robuste d’à peine vingt ans, qui n’avait jamais mis un pied au-delà de ces murailles protectrices, comme la plupart des villageois, d’ailleurs.

Perdu dans ses pensées, dans ces histoires de châtiment suprême, comme une punition lancée par des dieux indignés de leur besoin de développement, March ne distingua pas les ombres, par-delà les montagnes, plus loin encore que les plaines verdoyantes qu’il distinguait parfois, lorsqu’il se risquait à tromper la vigilance des gardes nocturnes postés sur les murailles, afin d’observer la vue vertigineuse de là-haut.

Au loin, ces ombres étranges semblaient observer ce petit monde, ce quotidien paisible, vaquant à ses occupations et loin d’imaginer ce qui était sur le point d’arriver.

March songeait uniquement avec quelle adroite manière il allait à nouveau aborder la belle Mylenia, comment il s’en sortirait, une fois son attention conquise, et où l’emmènerait-il si, par le plus grandiose des hasards, elle lui faisait la joie d’accepter un premier rendez-vous avant la veillée du soir.

Pour March, Mylenia était incernable, mais ensorcelante. Dès leur premier regard, elle semblait lui avoir comme jeté un sort, un merveilleux sort amoureux, mais c’était il y a bien des années, lorsqu’il n’était encore qu’un gosse timide et idiot, et où il ne trouvait la force que de lui lancer quelques fugaces coups d’œil gênés.

Son joli minois et ses doigts de fée trituraient encore ses plus folles pensées lorsque, du côté de la grande porte, loin à l’est, sur le plus haut pic encore visible par l’œil humain, March distingua quatre silhouettes montées sur d’énormes chevaux tout en armure, et cette vision horrifique lui fit lâcher le morceau de pain qu’il grignotait encore paresseusement, glaça son sang et accéléra son pouls de manière folle. Sans attendre, il dévala la petite pente jusqu’à rejoindre Kort, son ami de toujours, garde en charge de faire sonner l’alarme.

Car March savait. Il connaissait ces silhouettes odieuses et savait de quoi elles étaient capables.

Alors la sirène retentit. Et les quatre ombres fondirent en leur direction.

Ce fut rapidement la panique. Les villageois courraient en tous sens. Des affaires furent abandonnées durant leur fuite, certains chutèrent dans leur folle course et quelques enfants ne surent même plus où courir se cacher. March, en pleine agitation, attrapa le petit Fouliot, le seul garçon capable de le suivre jusqu’en haut des murailles et avec qui il riait souvent, et le ramena prestement à sa mère. La femme, en larmes sur le pas de sa porte, le remercia avant de la claquer au nez de March et de verrouiller derrière. Tous firent de même, c’étaient les ordres donnés depuis des décennies : au moindre signal d’alarme, se barricader chez soi et attendre que l’orage passe.

Mais March sentait qu’en cette fin d’après-midi, l’orage prévu par certains et tant redouté par d’autres prendrait les airs d’un déluge atroce comme jamais il n’en aurait vécu.

Le jeune homme se pressa de gravir la pente afin de regagner ses quartiers, le cœur cognant dans sa poitrine comme s’il allait éclater, et vit avec horreur Mylenia, à l’autre bout de la place, sa corbeille transportant les pitances de l’aubergiste renversée, et elle gisant au sol, le visage marqué par l’angoisse et se maintenant douloureusement une cheville. March changea de direction pour lui porter secours, tandis qu’au même moment, les quatre cavaliers traversaient déjà l’imposante porte au galop, sous les percussions répétées des sabots de leurs chevaux survoltés, suivi d’un nuage de poussière aveuglante. L’un des cavaliers contempla la course du jeune homme, cette scène absurde, tentative risible de sauvetage semblant plus se rapprocher du comique, puis décida qu’il était temps de porter le premier assaut.

Avant que March n’atteigne Mylenia, une muraille de flammes jaillit du sol, droit devant lui, et manqua de l’embraser vivant. Le malheureux évita de justesse cette incantation maléfique et se roula par terre pour étouffer un début de flamme qui s’accrochait à ses vêtements et, avant même qu’il n’ait le temps de reprendre son souffle, fut tiré en arrière par une force invisible qui le traîna à plus de trente mètres de sa bien-aimée. À demi assommé, le visage et les genoux éraflés par la terre et le gravier qui couvraient la grande place, les doigts écorchés, la peur ne l’étreignit pas tant que ses yeux demeurèrent clos. L’angoisse fut à son paroxysme lorsqu’il les rouvrit et discerna, dans la poussière volante, deux cavaliers le dépassant et fondant tout droit sur la fille. Le troisième, pris de cris hilares comparables à ceux de bêtes sauvages, se posta au-dessus du jeune homme, tandis que la monture lui plaqua un sabot sur le dos, le maintint au sol et le rendit totalement impuissant. March aurait voulu crier à l’aide, mais la pression que la bête exerçait sur son dos lui ôtait tout l’air qu’il peinait à reprendre. De sa position, il parvint à sentir les effluves du cheval, cet étalon à l’allure démoniaque qui exhalait un parfum nauséeux, semblable à ceux des morts, ceux-là mêmes qui hantaient ses cauchemars. Sous ses yeux effarés, il distingua Mylenia qui s’était relevée pour tenter de fuir ses assaillants, mais il ne fallut pas long avant que la jeune femme soit rattrapée par l’un d’eux. Dans un rire sordide, le cavalier plongea une main ténébreuse dans un sac de toile et jeta des ossements de bête au visage de la fille, avant de galoper entre les maisons venteuses et ses habitants effrayés, pour en déverser les restes, toute sa rancœur ainsi que le message sordide que ces ossements d’animaux sacrifiés apportaient.

March ne savait que trop bien ce qu’ils symbolisaient et, dans un hurlement de désespoir, attira à lui le regard de l’un d’eux, certainement le chef de cette meute assoiffée de folie meurtrière. C’était ce qu’il cherchait, en un sens, attirer le mal sur lui, plutôt que de le voir s’abattre sur l’innocente Mylenia. Le quatrième cavalier ordonna à celui maintenant son cheval au-dessus de March de s’en aller, libérant le jeune homme de cette étreinte suffocante, mais il ignorait alors que ce qu’il était sur le point de vivre dépasserait l’entendement.

« Petit homme... »

C’était une voix grave. Une voix d’outre-tombe, comme échappée des temps anciens, une voix capable, à sa simple sonorité, d’annihiler les sons et les pensées les plus doux, de pousser le jour hors de la nuit, et de provoquer l’effroi chez les plus grands guerriers. La voix n’avait pourtant pas claqué dans l’air, mais s’était glissée, plutôt, dans la tête de March. Comme une vibration intérieure, un écho funeste que seul le jeune homme pouvait ressentir. Comme une mélodie de mort insinuée sous l’épiderme du ferronnier et capable de lui retourner l’esprit. Son corps fut pris de convulsion, sa tête se mit à chauffer démesurément, au point de croire à la possibilité qu’elle s’embrase, comme ça, sans aucun contact extérieur. March se plaqua les mains au crâne et hurla de douleur, tandis que le cavalier s’approchait de sa victime et que, irrémédiablement, sa souffrance augmentait. Au point culminant, March n’eut bientôt plus conscience de son corps. Il sembla comme flotter dans cet air vicié par les flammes, les cris de détresse de villageois restés dehors, et l’orage qui pointait. Le ciel devint tout à coup gris, d’énormes nuages noirs, semblables à des plaques de plomb interminables, roulèrent dans le ciel jusqu’à les recouvrir entièrement, plongeant le village dans une obscurité presque totale, une nuit dantesque tombée précipitamment et dont l’explication tenait sur deux mots, aussi simples que terrifiants : magie noire.

« Vous avez toujours été si... crédules sur notre monde... et sur ce qui vous entoure... derrière vos piètres murailles de pierres... »

Affligé de tourments, March ne discernait plus rien d’autre que cette voix dans sa tête. Le cavalier s’adressait à lui comme au village tout entier, comme s’il représentait à lui seul tous les habitants, toutes les croyances et toutes les angoisses.

« Montre-leur... », lui ordonna le cavalier, cet homme surpuissant devenu un spectre de malheur à ses yeux. « Montre-leur de quoi nous sommes capables... »

Une force terrible imposa à March de se lever et, sans même qu’il n’en ait l’envie ni la force, se mit à marcher. Marcher d’un pas rapide, déterminé, alors que son corps lui hurlait de se stopper, de bloquer ses membres, ses articulations, pour qu’il chute et demeure inerte, à terre, aussi misérable et inoffensif qu’un asticot, car il savait, il savait au fond de lui qu’il ne maîtrisait plus rien.

« ... que nous sommes tout... »

L’ombre cavalière imposa au corps de March de le rejoindre, et cette escorte funeste retrouva bientôt Mylenia, en arrière des flammes qui ne cessaient pas, la peur au ventre et les yeux noyés dans un flot de larmes.

« ... et que vous n’êtes rien... »

Le corps de March ne lui obéissant plus, le jeune homme saisit le tonneau que lui brandit le spectre, s’approcha de la jeune fille et, les yeux plantés dans ceux de sa belle, déversa tout le contenu sur la jeune fille sans une once d’hésitation. Un liquide sombre, comme de la boue visqueuse, coula sur le corps blessé de Mylenia et, sans même réagir à ses cris de dégoût et ses nausées soudaines, lui cracha au visage avec une violence qu’il ne se connaissait pas, puis lui tourna le dos et grimpa sur le cheval, à l’arrière du cavalier diverti par la scène dégradante qu’il venait de provoquer.

Le ciel commença de lâcher ses premières gouttes, ses premières larmes, comme s’il incarnait l’unique témoin du désarroi où se trouvait March, bien conscient de ses actes, mais totalement démuni face à eux, et ce fut bientôt dans un épouvantable déluge, un torrent d’eau, d’éclair et de tempête, que le cortège se poursuivit. Le jeune homme, qui n’était plus maître de rien, simple pantin aux cordes articulées par cette ombre brumeuse installée devant lui, détourna, avec la honte gravée dans son corps, le regard de celui de Mylenia, disparue sous cette épaisse couche noirâtre et pestilentielle.

Le cortège poursuivit son avancée dans la nuit orageuse, autour des maisons où les intrépides osaient à peine glisser un œil dehors, et le cavalier souilla tout sur son passage, les arbres, les charrettes, les rues, les maisons et leurs toits de chaume, vidant le reste de liquide fumant et grouillant dans le seul puits du village, noyant dans une mare noire l’unique ressource vitale de ses habitants, et maculant le tout d’une odeur infecte capable de retourner l’estomac des plus braves. Les trois autres imitèrent leur chef, comme envieux de lui donner la réplique, et l’un d’eux entreprit de jeter à tout va les restes d’ossements de bêtes, des côtes, des crânes, des fémurs, tandis qu’un second abandonnait nombre de peaux de bêtes aux quatre coins du village, concluant leur funeste cavalcade sur la grande place, où un tas immonde d’ossements fut abandonné là comme un drapeau victorieux planté au sommet d’une colline.

Les trois cavaliers ainsi que leur démoniaque maître se rassemblèrent au centre de la place, parurent satisfaits du résultat, se vantèrent, dans un langage énigmatique, de cette terreur provoquée et semblèrent déjà se réjouir du lendemain, lorsque les moins vaillants daigneraient enfin s’aventurer dehors. March, le malheureux détenu au cerveau brouillé, vit dans ces images qui défilaient sous ses yeux une irréalité ignoble dont jamais il ne se remettrait.

Le chef de la meute sauvage observa un instant le jeune ferronnier et conclut qu’il était temps de se défaire de son jouet humain. L’esprit en surchauffe, March fut bientôt libéré de sa prison mentale et jeté comme un chat mort le long du chemin. Les cavaliers, tout en éclats de voix victorieux, se retirèrent du désastre qu’ils venaient de provoquer en moins de trois heures, tels des fantômes de brume.

Au fil de leur escapade, où des nuées de boue se soulevaient, et de ces silhouettes vicieuses qui se rétrécissaient sur la ligne d’horizon, dans la clameur du crépuscule tombant sur le hameau en émoi, là où certains villageois se décidaient enfin à déverrouiller leurs portes et filer dehors afin de constater l’ampleur des dégâts, le ciel dispersait les nuages et écartait de ses bras venteux les masses noires gorgées d’eau qui glissèrent plus loin à l’ouest.

Comme si les ombres au-dessus de leur tête s’en allaient au même rythme que les cavaliers funestes, le bleu du ciel reprenait lentement ses teintes apaisantes, après une nuit d’horreur.

Le calme réapparut dans les ruelles, suivi d’un silence insoutenable. On aurait dit que la mort elle-même était passée par là, qu’elle n’avait fait qu’effleurer les murs des maisons, mais qu’elle y avait accroché des mots, des menaces ignobles, annonçant son retour prochain. Les habitants sortirent peu à peu, se retrouvèrent, s’agrippèrent tout en émotion, sanglotèrent d’une peine commune, mais l’effroi prédomina ces retrouvailles. Sous le bouleversement du village, ce fut bien seul que March se releva avec peine et boitilla, méprisable, jusqu’à l’endroit où ces forces obscures l’avaient poussé à humilier Mylenia, où plus rien d’autre ne l’attendait qu’un tas immonde et visqueux séchant déjà sous le soleil naissant. Sa belle s’était certainement réfugiée chez son frère, emportant avec elle cette étincelle d’espoir amoureux qui avait, durant un temps trop court, égayé la vie du jeune homme.

Dans son cœur, les griffes du malheur avaient creusé un sillon, et elles y semaient déjà leur poison.

Les cavaliers de brume étaient apparus sans autre but que celui de terroriser, tourmenter, humilier et, pour une raison que March ignorait, il avait été leur principale cible, en plus de souiller les rues d’immondices gorgées de sortilèges les plus noirs.

Esquinté de toute part, blessé dans son corps et dans son âme, le jeune ferronnier solitaire s’enferma, dépité, chez lui pour ne plus en sortir jusqu’au surlendemain, où une barbe naissante et des cernes creusés à la pioche accusèrent son désarroi.

Durant cette soirée d’horreur, March n’avait été capable de rien, mis à part de dilapider ses espoirs avec Mylenia, et il en était conscient.

Tout jeune déjà, le ferronnier rêvait d’héroïsme, de sauvetages inespérés, comme dans ses livres d’enfant, où les bons gagnaient toujours, où le courage, dans les instants critiques, se dévoilait aux plus forts, et où les mauvais étaient sans cesse punis, rabaissés, expulsés. Mais la réalité était différente, parfois inattendue, souvent cruelle, elle se jouait des espoirs puérils de certains, tandis que d’autres demeuraient irrémédiablement prisonniers de leur couardise, ne trouvant pas les clefs pour se surpasser.

Et depuis ce jour, croiser le regard de Mylenia devint une souffrance que March ne put jamais outrepasser.