(pommier)

Yeux rivés vers le ciel, s’en remettant à Dieu, les villageois sortent de leur terre natale. C’est pour eux la première fois. Ce n’est pas chose facile, car de ce qu’ils peuvent retrouver au dehors, que leur est-il familier ? Aucune survie ne leur est garantie. Aller à la découverte de l’inconnu est vécu comme passionnant par un aventurier, mais eux n’en sont pas, là est le problème. Au contraire, ils désobéissent. Ils vont à l’encontre des règles. Et ils ne sont pas prêts. Se soumettre à l’autorité n’est pas leur fort, mais... les Arcanis sont leurs créateurs, quand même. Serrés les uns aux autres, mais prêts à se disperser dans tous les sens face à une quelconque menace, la courageuse expédition avance.

À leur tête Tom, 21 ans. Un jeune homme au teint pâle, cheveux bruns et à l’allure élancée. Doté d’un corps de sportif svelte : 1 mètre 70 pour 70 kilos. D’une agilité étonnante, ce n’est pas pour autant qu’il se pavane à montrer ses performances à qui veut bien le regarder. Marchant pieds nus, ce n’est pas le manque de luxe qui l’empêche de dormir.

Aucun des villageois ne sait qui il est. Son passé. Son identité. C’est pour eux un mystère. Cela n’est évidemment pas pour les rassurer. Qui est ce fougueux jeune homme ? Qui est son père ? En a-t-il seulement un ? Logiquement, oui. Mais qui est-il ? Qui est sa mère ?

Au sein du groupe se répand rapidement la maladie transmise par le virus de la méfiance collective : la rumeur. « Serait-il possible que ce gosse converse avec les êtres maléfiques venus d’un autre monde ? », soulèvent certains. « Qui nous prouve qu’il n’est pas un sorcier ? », s’imaginent d’autres. « Est-il un Arcani ? Est-il un de leurs disciples ? »

La rumeur est comme les poux, une fois installée. Difficile à éliminer. Tom s’en fiche. Il sait qui il est. Il sait qu’il n’a rien à prouver. Que lui importe le jugement de ceux qui ne le connaissent pas ?

Vers lui s’avance Gilbert, le maire du village, venu en porte-parole ainsi qu’en curieux.

— Vous semblez en savoir beaucoup sur ce qui se passe en ce moment, jeune homme.

— J’en sais un peu, répond Tom. Pas beaucoup.

— Savez-vous s’il y a des survivants ?

— Ça, monsieur le maire, ça fait partie de ce que j’ignore.

— Ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de rester au village ? Après tout, si notre terre a été épargnée, c’est peut-être qu’elle est le seul refuge possible contre notre perte.

— Ne me faites-vous pas confiance ? Ne vous ai-je pas promis de vous amener vers la liberté ?

— Si, mais... nous ne savons pas où nous allons. Et puis, les Arcanis, ils...

De plus en plus, le maire retarde le moment où il questionnera Tom sur son identité, afin de le percer à jour. De savoir s’il est fiable. Ou si de son étui, il doit retirer son épée et pour le bien de son peuple, faire rouler sa tête sur le sol. Bien que bon vivant, le maire est un homme engagé au service des autres. Brave, il n’hésitera pas à se sacrifier si des vies en dépendent.

— Que vous ont dit les Arcanis ? le coupe Tom dans ses réflexions.

— Ils nous ont interdit de quitter le village. Ils ont dit que si nous le faisions, nous courions à notre perte. C’est pour cette raison que... que je... enfin...

— Parlez, Monsieur le Maire. N’ayez pas peur des mots.

— Je ne fais que rapporter des discours qui circulent parmi mes concitoyens. Mais... il semblerait qu’on vous accuse, mon jeune ami, de nous conduire vers une destination connue de vous seul. Et conformément aux prophéties des Arcanis, nous rendre dans ces lieux nous condamnerait à une perte certaine. Je...

— Vous entendez des « On-dit » ? Y accordez-vous du crédit ?

— Je suis le maire du village. Je me dois de préserver mes concitoyens.

— Dans ce cas, réfléchissez et n’avalez pas n’importe quelle rumeur. Vous serez ainsi plus apte à défendre les vôtres. Je vous ai donné une parole. Vous m’avez fait confiance en me laissant la tête de l’expédition. Allez-vous cesser de me suivre d’un coup, sur fondement de simples racontars ?

Troublé, le maire se tait et baisse la tête.

— J’ai à mon tour une question, poursuit Tom.

— Quelle est-elle ?

— Ces Arcanis, qui semblent vous dicter votre ligne de conduite et vos moindres faits et gestes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7... pourquoi vous ont-ils interdit de quitter votre village ?

— Ils nous l’ont interdit au nom de notre sécurité, répond le maire. Quitter le village revient pour nous à nous exposer aux vapeurs toxiques asphyxiant et étouffant un homme dans les plus atroces souffrances. C’est d’ailleurs de notre plein gré que nous obéissons. La vie nous est précieuse.

— Que vous ont-ils interdit d’autre ?

— La Machine. Ne s’y approche qu’un ayant droit sous peine de 24 heures de prison ! Et on n’y touche pas, sous peine de prison aussi !

— C’est ce qu’ils vous ont dit ? Mais dire est une bonne chose, cependant bien inutile si preuve à l’appui ne suit pas. Par quel moyen concret et palpable vous ont-ils prouvé qu’abandonner le village vous condamnerait à mort ?

— Ils... étant donné leur position, ils... je veux dire... ils sont à l’origine de notre création, tout de même...

— Je crois avoir compris. Mais permettez-moi cette remarque : s’ils cherchaient à vous cantonner au village comme dans une prison, s’y prendraient-ils autrement ? Une prison dorée, certes, mais une prison.

— Notre village n’est pas une prison !

— Non. La porte de sortie est ouverte. Mais si une barrière mentale vous empêche de la traverser, reste-t-elle toujours si ouverte que ça ? Les Arcanis vous ont bien dit que quitter le village vous expose au danger ? Aux miasmes toxiques décrits par les ouvrages de votre bibliothèque ?

— Oui.

— Eh bien ! voici plus d’une heure que nous avons quitté le village et marchons à travers champs sur ce chemin. Avez-vous senti une odeur toxique ? L’un des nôtres est-il mort d’asphyxie ?

Voyant l’expression troublée de son interlocuteur, Tom ne peut s’empêcher d’esquisser un léger mouvement de satisfaction. En proie à des réflexions qu’il n’imaginait pas avoir un jour, le maire est semblable à une tombe : pâle et muet.

— À méditer ! lui lance finalement Tom avant d’accélérer le pas. Et regardez autour de vous comme la nature est en liesse !

En effet, aux alentours, tout est pour le mieux. Du moins en apparence. Il fait beau. L’après-midi est chaud et agréable pour un jour d’automne. L’air est pur et agréable. Des lapins batifolent à travers champs. Des oiseaux chantent. Aucune vapeur toxique...

De plus en plus, le principal sujet de conversation des marcheurs change. C’est de moins en moins de Tom que l’on parle comme d’un éventuel être fourbe, ayant hypocritement pris le visage d’un ami. « C’est quand que ça pue ? », anticipent les plus anxieux. « Comment se fait-il que ce monde extérieur soit aussi différent que ce que les livres nous ont appris ? », s’interrogent les plus philosophes. Soudain, coupant court à ces questionnements, un violent hurlement se fait entendre, immédiatement suivi d’une flopée d’injures. C’est le maire qui, perdu dans ses réflexions, s’est cogné contre un arbre.

— Tom, demande une jeune femme. On peut faire une pause ? Ça va faire deux heures qu’on marche.

— Si vous voulez, répond Tom. On repart dans dix minutes. Que personne ne s’éloigne !

Cette précaution s’avère superflue. Personne n’a l’intention de s’éloigner. Les villageois ont conservé leur bon sens et leur amour des petits plaisirs de la vie. Les enfants s’amusent les uns à cueillir des fleurs, les autres à courir après les lapins. Les adultes observent les arbres fruitiers à perte de vue. Quelques couples discrets se cachent dans les buissons. Tom constate avec plaisir que de plus en plus, leurs appréhensions du début semblent s’envoler, comme les oiseaux dans le ciel.

Dix minutes plus tard, une fois que tout le monde est bien reposé, le groupe se remet en marche.

La marche se poursuit comme elle a commencé. Tom toujours en tête. Le maire à sa suite. Les autres villageois derrière.

Soudain, après une heure de marche, une vision frappe de stupeur l’expédition. Devant eux s’étend un autre village, en tous points semblable au leur : isolé de l’extérieur, entouré par un mur d’enceinte très haut. Depuis leur point de vue, ils parviennent à voir par-dessus. Des maisons en pierre. Toit de chaume. Une femme au puits, venue chercher de l’eau. Des habitants quittent la taverne, toujours sous l’effet du breuvage.

Au fur et à mesure qu’ils détaillent ce qu’ils voient, les marcheurs découvrent que les similitudes avec leur village d’origine sont de plus en plus nombreuses.

— Ça n’a pas l’air de les déranger beaucoup, eux, les vapeurs toxiques, laisse échapper un marcheur. Ils vivent paisiblement, comme nous.

À l’instant même où il prononce ces mots, le regard du maire croise celui malicieux de Tom.

— Alors, tout est faux ! Mais... pourquoi les Arcanis nous ont interdit de quitter le village ? Serait-il possible qu’ils nous aient menti ?

— Eh oui ! M’sieur le Maire, intervient un villageois. J’crois que vous posez la bonne question : pourquoi ?

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