(pommier)

Tourner en rond ! Tourner en rond !

Kheira ne connaît que cet univers réduit qui s’arrête à l’enceinte du village.

D’abord, petite fille, elle a entendu dire que l’univers, c’était tous ces gens qu’elle rencontrait et côtoyait chaque jour.

Lorsqu’elle a été un peu plus âgée, apte à comprendre que cette enceinte, qui entourait le village, la séparait d’un autre monde, les adultes, dont son oncle, lui ont affirmé que des monstres innommables et assoiffés de sang se repaissaient de chair fraîche humaine.

Et enfin, aujourd’hui, alors que tout le monde lui affirmait que hors du village, la nature était hostile, empoisonnée, mortelle, elle vibre encore de sa rencontre avec l’eau vive de la rivière. On lui disait que toutes les plantes, les arbres, même les fleurs, exhalaient des poisons funestes pour les villageois, mais elle a eu le privilège de croquer dans une pomme. Alors que le maire, lui-même, certifiait la véracité de ces allégations, elle est aujourd’hui bien décidée à faire évoluer la situation.

Kheira respecte les adultes, son oncle naturellement, et aussi les autorités reconnues du village. Comment aurait-elle pu se permettre de douter de leurs paroles ?

Mais la jeune fille, presque femme, est intelligente et s’interroge beaucoup. Elle s’intéresse à tout ce qui est mécanique, et restera des heures, s’il le faut, à comprendre les systèmes complexes d’engrenages. Elle observe également beaucoup les animaux et admire l’inventivité de la Mère Nature.

La nuit dernière — pourquoi cette nuit-là ? elle ne saurait le dire — elle est restée longtemps éveillée, pensant aux multiples petites explorations qu’elle a l’habitude de mener, toujours à l’intérieur de l’enceinte. Elle ne comprend pas comment de simples rondins de bois plantés verticalement dans le sol peuvent stopper les effluves venant de l’extérieur.

Elle a, maintes et maintes fois, constaté, par des journées venteuses, que toutes sortes de végétaux arrivent de l’extérieur, sans aucun effet néfaste sur les habitants du village.

Quant aux animaux, oiseaux et insectes, ils ne cessent de faire le va-et-vient entre ce petit univers clos et le reste du monde.

Si, à une époque reculée, l’extérieur du village a été contaminé par un poison terrifiant, aujourd’hui, il apparaît à Kheira que ce maléfice est dépassé et n’est plus à craindre.

Certaine de la pertinence de son raisonnement, elle voudrait se rendre à la mairie pour présenter ses arguments au chef du village, mais elle hésite. Elle l’a rencontré à plusieurs reprises, mais, chaque fois qu’elle aborde ce sujet, il se montre ferme et inflexible.

Elle ressasse sa frustration toute la matinée, une fois décidée, sûre d’elle, une autre fois hésitante, pleine de doutes.

Finalement, après le repas du midi, la voilà prête à tenter sa chance ; après un bon repas, le maire sera, peut-être, de bonne humeur, disposé à l’entendre.

Celui-ci est justement en train de sortir de sa demeure pour rendre visite à Héphaestos, le forgeron, qui est l’un des membres de son cercle de décision, mais également, le frère de son épouse, Brigit.

Les deux hommes s’apprécient beaucoup et ont l’habitude de se rencontrer fréquemment.

Dès que Robert aperçoit Kheira, il lui sourit et lui lance :

— Bonjour, jeune fille ! Tu as un air bien décidé.

— Bonjour, monsieur le Maire, lui répond-elle avec déférence. Je voulais vous parler...

— Je suis toujours ravi de discuter avec toi, quand il s’agit de mécanique ou d’horlogerie. Tu peux m’accompagner, je vais voir mon beau-frère ; tu me diras ce qui te tracasse en chemin.

Kheira aurait préféré pouvoir entretenir le maire plus tranquillement qu’en marchant, mais elle s’y résout :

— Je pensais au monde derrière l’enceinte...

— Encore ! Tu es têtue.

— Je suis certaine qu’il n’y a pas de danger à sortir. Pensez à tous les animaux qui ne peuvent être retenus ici. Quand ils reviennent, ils sont en parfaite santé.

— Qu’en sais-tu ? Ce n’est pas parce que nous les revoyons qu’ils vont bien. Tu n’as pas fait d’études de médecine.

— C’est vrai, mais j’ai un chien, et il part souvent. Depuis le temps, j’aurais bien vu s’il était malade. Il va très bien.

— Depuis quand parles-tu le langage chien ?

En disant ces mots, le maire se rend compte qu’il dit un peu n’importe quoi pour avoir raison.

— De toute façon, le danger est pour les êtres humains, pas pour les animaux.

— Personne n’est vraiment sorti depuis des années ? Vous ne trouvez pas ça étrange ?

— Personne n’est assez suicidaire pour le faire. Qui irait s’exposer à un danger, mortel, inutilement ?

— Mais...

— C’est comme ça ! Toi aussi, tu dois respecter les règles.

— Du haut de l’enceinte Sud, nous pouvons apercevoir au loin des arbres, pas très hauts, avec des fruits qui apparaissent à la fin de l’été.

— Oui, je sais, ce sont des pommiers. Les registres historiques du village racontent qu’il y en avait beaucoup avant que le désastre nous oblige à nous refermer sur nous.

— Ne souhaiteriez-vous pas pouvoir goûter une de ces pommes ?

— Malheureuse ! Tu es pourtant au courant des dangers à vouloir le faire. Beaucoup de textes, incontestables, que tu as dû apprendre à l’école, rappellent que ces pommes n’apportent que douleurs et désolations, quand ce n’est pas la mort elle-même.

Tout en parlant, ils arrivent au niveau de la forge, à la porte de laquelle Héphaestos paraît attendre impatiemment.

— Rob, tu es encore en retard ! lance celui-ci au maire.

— Je sais, mais tu connais ta sœur. J’allais partir quand elle s’est aperçue que j’avais une tâche sur ma tunique. Je ne pouvais pas sortir ainsi.

Le forgeron préfère ne rien répondre. Il fait demi-tour et pénètre dans sa forge, suivi par son beau-frère.

Kheira se retrouve seule, face à sa frustration. Elle fait plusieurs fois le tour du village étrangement désert, jouant distraitement avec sa pomme, pour passer le temps, réfléchir, et enfin se décider à oser.

En fin d’après-midi elle se retrouve finalement devant la mairie, où elle entre sans hésitation.

Le maire est assis derrière un bureau, avec un air dépité. Il l’aperçoit ; il les aperçoit, elle et la pomme.

— C’est donc vrai, fait-il, on m’a dit que tu étais sortie de l’enceinte... On m’a dit que tu avais rapporté une pomme... On m’a dit que tu t’exhibais avec ce fruit défendu.

— Je pense qu’on vous a également dit que j’étais toujours vivante, lance Kheira.

— Tu n’aurais pas dû...

— Mais vous voyez bien qu’il n’y a aucun danger. La pomme n’est pas un fruit défendu ! Vous pensiez seulement qu’il était empoisonné.

— L’extérieur du village est mortel...

— Ce n’est pas vrai ! Regardez, j’en suis la preuve.

— Tout est infecté autour...

— Autour du village, tout est beau et bon ! Regardez cette pomme, elle est vraiment absolument délicieuse.

— Ce n’est pas possible...

Comment le maire pourrait-il, en un seul après-midi, accepter que ce qui est dit et répété depuis des générations soit faux ?

— J’ai essayé d’administrer ce village sur la base de mensonges ! Comment pourrais-je continuer ?

— Vous n’êtes pas responsable. Nous sommes tous responsables.

— Tu es trop gentille. Que dois-je faire maintenant ?

— Il n’y a plus qu’une décision à prendre : informer tout le monde.

— Comment pourrais-je ?

— Commencez par réunir les membres de votre cercle de décision. Ensemble, vous parviendrez bien à trouver la meilleure façon de présenter la situation, de l’expliquer.

— Me croiront-ils ?

— Tenez ! lance Kheira en posant la pomme sur le bureau, avec cela, ils ne pourront plus douter. Vous le ferez ?

— Oui, je te le promets.