(puits)

Si la journée s’était déroulée comme à l’accoutumée dans le village, les habitants furent surpris dans leurs tâches quotidiennes quand le cor s’était fait entendre alors que la nuit tombait. L’émulation habituelle s’était éteinte, chacun se tournait vers les portes du village. Anxieux, les habitants comptent les rugissements de l’alarme. Après trois coups, le message est clair : la nuit amène avec elle la menace de vagabonds malintentionnés.

Les villageois se hâtent de rentrer chez eux, laissant pour certains leur œuvre telle qu’elle se trouve. Les portes se ferment, se claquent et se barricadent. Pas un mot n’est échangé, chacun sait où se trouve sa place. Mieux vaut se trouver en sécurité. Très vite, les derniers habitants qui se trouvent à l’extérieur des barricades rentrent à leur tour. Parmi ceux-ci, quelques enfants, en temps de classe, se rassemblent près des portes. Le retour vers le foyer se fait de manière organisée malgré la hâte, mené par quelques adultes. Les chemins sont vidés, le silence s’installe alors qu’au loin, la menace avance, rieuse.

L’ordre de l’urgence n’est dérangé que par un homme, portant à son bras une petite fille effrayée. Il court aussi vite qu’il le peut pour traverser le village et arriver à temps chez lui. Une fois qu’il fait face aux barricades, il prend un instant, terrorisé et haletant, pour pivoter. Par une curiosité qu’il ne peut pas contenir, il a besoin de savoir à quoi ils feront face. Il aperçoit un peu plus loin, immobiles sur une colline surplombant le village, quatre figures se dessinent dans le crépuscule. Soudain, elles se mettent en mouvement. L’homme reprend sa course, serrant son enfant contre lui. Il peut entendre la gigantesque porte de bois se refermer dans un souffle rauque. Il frappe à la première habitation qu’il atteint.

— Laissez-nous entrer, ils arrivent !

Ses prières augmentent en violence quand on lui refuse l’entrée. Il ne préfère pas prendre le risque de ne pas atteindre sa chaumière à temps. Il passe d’une porte à l’autre en espérant qu’on lui offre le gîte, au moins le temps de l’attaque. Pendant ce temps, dans ses bras, la petite fille se blottit contre lui, ses pleurs étouffés par les vêtements ainsi que son angoisse qui, par chance, la rend aussi muette qu’aveugle : elle se refuse à faire face à la menace. Il frappe à une dernière porte, mais c’est trop tard : il peut entendre les grincements de la porte suivis par les rires des vagabonds. Il ne faisait à présent pas de doute sur la nature de ces inconnus : un homme capable de bouger à lui seul la haute porte de bois massif ne peut pas être humain.

Il prend refuge entre deux tonneaux, près d’une bâtisse. Il essaye de se faire réconfortant : il ne doit pas ajouter à la panique de sa fille. La petite tremble, terrorisée. Il la sert encore contre lui, se forçant à garder les yeux ouverts pour être alerte. Il ne bouge plus, sert le petit corps de l’enfant contre lui. Ils ne peuvent plus se permettre un mouvement ou un bruit.

Les quatre hommes avaient surveillé le village avec la volonté d’attaquer une fois la nuit tombée. C’était toujours un spectacle distrayant de voir ces villageois sans défense se hâter une fois que l’alarme avait retenti. Ils s’amusaient à les regarder se précipiter dans leurs chaumières et appréciaient cet affolement que leur simple présence provoquait. Il était temps pour eux d’entrer en scène.

Ils sentent la grandeur de la barricade les écraser. Un obstacle qui n’entame pas leur gaieté apparente. L’homme à la tête du groupe laisse tomber au sol le bagage qu’il porte sur le dos, laissant rouler au sol quelques viscères de bêtes chassées plus tôt. Il pose deux mains contre le bois humide des portes et tous ses muscles se contractent. Dans un râle, il pousse les portes jusqu’à faire bouger la barricade. Les trois autres hommes, bien que coutumiers de la force surnaturelle de leur chef, ne se lassent pas d’en être les témoins privilégiés. Les rires reprennent de plus belle alors que le grincement de la porte inonde le village de son retentissement funeste.

— Thelchilde, Gausle, prenez les tonneaux et videz-les partout dans le village. Rixende, tu viens avec moi. On va s’occuper de décorer un peu les environs.

Les deux premiers s’exécutent sans broncher. Ils se saisissent des tonneaux qui les accompagnent, ne possédant visiblement pas la même force que leur meneur. L’un d’eux se positionne derrière les tonneaux, les lardant à coup de couteau pour laisser une mélasse brune et dense se répandre au sol. Les deux hommes attachent les tonneaux à des cordes qu’ils traînent derrière eux, laissant la boue odorante se déverser librement sur leur chemin. Très vite, les odeurs se répandent dans le village.

L’odeur fétide vient sortir le villageois dissimulé de sa torpeur : l’écœurement le prend aux tripes. Il chiffonne quelques-unes de ses fripes pour fabriquer un masque de fortune. Il appose le tissu plié sur le village de la petite fille qu’il tient toujours dans ses bras et dont il essaye de calmer les hoquets de peur. Il enroule également autour de son nez un linge pour lui permettre de reprendre son souffle. Il entend non loin le bruit des tonneaux de bois qui frottent contre la terre, suivi de l’écoulement épais de la boue gluante. Il ne peut plus se fier à ses yeux : il se cache à la vue des vagabonds. Mais son esprit lui joue des tours : que font-ils ? D’où viennent ces bruits ? Qu’est-ce qui les provoque ? D’où provient cette odeur ? Autant de questions dont il espère ne pas avoir les réponses.

Les bruits se rapprochent, il se fait plus petit encore, recroquevillé sur lui-même, tenant fermement l’enfant contre sa poitrine, la privant du moindre mouvement. Il entend les pas, les rires et quelques gémissements. Ses doigts se crispent alors qu’il prie silencieusement. Son étreinte est plus forte encore, comme s’il se croyait capable de faire disparaître l’enfant et la mettre à l’abri par la seule force de ses bras. Elle ne bouge pas, tétanisée par la terreur palpable de son père. Il voudrait faire taire son cœur qui bat à tout rompre dans sa poitrine : il est assiégé par le bruit assourdissant de sa peur. Les pas approchent, puissants sous l’effort. L’homme ne distingue pas les conversations échangées entre les deux vagabonds, elles ne sont qu’un bourdonnement de plus dans le concert créé par les sons venus déranger le silence total duquel il essaye de s’entourer.

Les pas se rapprochent. Le frottement des tonneaux tirés au sol. Des griffes funestes qui s’engorgent un peu plus dans l’esprit du villageois. Soudain, un pied se pose devant sa cachette. Puis un deuxième. Chacun s’embourbe dans la terre alors que les hommes tirent quelque chose de lourd derrière eux. Le villageois se fige. Il fixe d’un air ébahi la scène devant lui : les deux vagabonds qui ne doivent surtout pas le voir. La nuit est tombée  ; c’est une chance pour lui. Ses lèvres entrouvertes par la stupeur tremblent, c’est là le seul mouvement de son corps. C’est comme si tout son être s’était éteint brusquement, alors que les bandits s’étaient découverts à lui. Il ne pouvait pas fuir, il ne pouvait que rester là et espérer. Prier.

Les silhouettes évoluent face à lui, tirant sur des cordes attachées à quelque chose. Les deux hommes ont passé la corde sur leur épaule et s’efforcent de garder un rythme soutenu. La tâche s’avère de plus en plus facile alors que la boue se déverse. Les effluves se rapprochent également, coupant le souffle du villageois déjà contraint par sa position. Après un instant qui sembla une éternité, la figure sombre des deux hommes s’évapora pour laisser place aux tonneaux de bois et leur bourbe abjecte. Celle-ci, à mesure que les barils progressaient, se déversait au plus près du villageois jusqu’à engloutir ses pieds. La présence humide et visqueuse finit d’écœurer l’homme qui renforça son entreprise sur le linge qui lui servait de masque, fermant les yeux et tournant le regard par réflexe. Ne sachant pas si cette boue était tout à fait normale, il préféra également se protéger de ses potentiels effets néfastes. Préoccupé par la boue, il ne faisait plus attention aux bruits qui l’entouraient. Ou leur absence. Les tonneaux n’avançaient plus, leur bois ne grattait plus le sol, les hommes ne riaient plus, ne grommelaient plus sous l’effort. Il ne reprit ses esprits que lorsqu’il entendit le claquement de pas rapides qui venaient dans sa direction. Il n’eut que le temps de tourner le visage vers le chemin dégagé que ses yeux s’écarquillèrent à la vue du visage déformé par l’excitation du vagabond qui avait trouvé sa cachette et qui bondit sur son corps tassé contre le mur.

Un cri d’effroi perça la nuit, attirant l’attention de Rixende et celle de son chef, Balde, tous deux occupés à jeter ça et là des ossements et des carcasses d’animaux. Les mains rougies par son labeur, Rixende essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front d’un geste du poignet, peignant son visage de sang, alors que son regard se dirigeait vers la provenance du cri :

— Vous voulez que j’aille voir ?

— Non, répondit le chef d’une voix agacée et sans détourner le regard de son sac à ossements, ça ne venait ni de Thelchilde ni de Gausle. J’avais pourtant bien dit qu’on ne s’en prenait à personne ce soir.

Ces derniers mots, il les avait maugréés pour lui-même. Tenir ses hommes n’était pas la tâche la plus simple. Heureusement, il savait que la simple existence de sa force surhumaine lui valait, si non le respect, la peur de ses comparses. Il saurait en faire bon usage pour faire respecter ses ordres à l’avenir.

— Continue jusqu’à ce que tout soit répandu au sol. Je vais m’occuper des points d’eau.

Sur ces mots, il se saisit d’une sacoche en toile presque aussi haute que lui, remplie à l’excès, qu’il passe sur son épaule comme si elle était vide. Un peu d’une bouillie sanglante qui tachait la toile brune dégoulina sur l’épaule de Balde sans qu’il en ait cure. L’odeur putride ne le dérangeait plus depuis longtemps. À vrai dire, il ne la sentait plus.

Rixende vit son meneur s’éloigner vers le puits de la ville, alors que lui-même peinait à déplacer le sac de carcasses qu’il avait à sa charge. De celui-ci, il sort chaque fois des formes plus terribles les unes que les autres. Des restes de leurs chasses. Il attrape le morceau du crâne moite et brun d’un cerf malheureux. Un rictus sur les lèvres, il s’approche d’une habitation sur laquelle il projette les débris, la marquant, comme bien d’autres avant elles, de bouts d’os qui s’insèrent dans le bois et des restes de chairs accrochés. Il n’hésite pas à frapper lui-même sur les portes et il rit quand le silence lui répond. Trop terrifiés, trop lâches, aucun des villageois n’osera lui faire face.

De son côté, Balde arrive au puits qui se trouve au centre de la place du village. Thelchilde et Gausle sont déjà passés par là, comme le témoigne la présence de la boue sombre et gluante qui jonche le sol. On se laisserait volontiers à croire qu’ici, plus rien ne poussera. Évitant de s’embourber, le chef de la meute se retrouve vite au niveau du puits. Il déposa la sacoche sur le rebord et la fit basculer, tout en la tenant à son extrémité. Le contenu glissa lentement en dehors du sac. Des restes de cadavres dont l’odeur rivalisait avec celle de la boue. Les immondices dégueulées rampèrent, accrochées aux parois du puits pour finir leur course gluante dans l’eau. Balde souriait à mesure qu’il voyait, éclairé par sa torche, le point d’eau principal du village être souillé alors que le mélange abject s’entremêlait à l’eau claire.

Balde fut interrompu par le bruit sourd des barils vides qui rebondissaient sur le sol, tiré nonchalamment par ses deux hommes.

— On a fini, chef. On a vidé tous les tonneaux et on a fait le tour de la ville.

— Et vous ne vous en êtes pris à personne ? questionna Balde.

— Non.

— Et ce cri tout à l’heure ? C’était vous ?

— Un imbécile qui n’avait pas trouvé refuge. Il a suffi de le secouer un peu pour qu’il tourne de l’œil. Il est en train de pourrir dans la boue. Il avait une gamine, on l’a laissé fuir. Vous aviez dit qu’on devait juste leur faire peur.

Balde lâcha finalement la sacoche vide dans le puits avec le reste des déchets et rejoignit ses hommes. Il frappa Gausle, celui qui avait pris la parole, dans le dos, amicalement. Une frappe amicale qui, avec sa force, coupait le souffle de n’importe qui.

— C’est bien ce que j’ai dit.

Rixende rejoint à son tour ses compagnons, attiré par le bruit de la conversation, une poignée d’os dans chaque main. Balde l’interpella, l’enjoignant à partager ses sacs d’ossements avec ses camarades. Il supervisa l’ordre alors que les trois hommes attrapaient des carcasses qu’ils prirent plaisir à jeter contre les habitations. Les rires sadiques fusaient. L’un d’eux alluma un feu à partir de l’un des sacs qui venaient d’être vidé à l’aide de sa torche. Il laissa la toile brûler dans la boue pour que celui-ci ne se répande pas et jeta des os et des fourrures dans les flammes. Pour le villageois assez courageux et souvent imprudent qui laissait sa curiosité l’emporter et essayait d’apercevoir ce qui se passait dans les rues par une ouverture quelconque, c’était un rituel morbide. Les hommes dansaient frénétiquement comme s’ils se nourrissaient de la peur qui régnait sur le village. Leurs actes témoignaient d’une perfidie qui les rendait imprévisibles : pourquoi étaient-ils là ? Que faisaient-ils ? Que voulaient-ils ? Leur rite malveillant avait pris ce village pour cible et qu’est-ce que cela signifiait pour le bien-être de ses habitants ?

Leur jeu malsain avait pris des heures, mais les vagabonds étaient finalement à court d’ossements et d’insultes à hurler à la lune. Il était temps de rentrer.

— Mettez le feu aux sacs qui restent. Attention que les flammes soient contrôlées. On ne voudrait pas que ce si joli village finisse en cendres.

Le rictus mauvais des hommes accompagna l’exécution de l’ordre. Très vite, la boue embrassa les brasiers éphémères pour les éteindre. On ne pouvait distinguer dans la nuit plus que les quatre torches qui éclairaient leurs fielleux porteurs. Les vagabonds marchèrent d’un pas lent vers les portes du village, restées ouvertes.

— J’aimerais rester, histoire de voir la tête que feront ces abrutis demain matin.

— Ces faibles d’esprit penseront certainement que nous sommes des envoyés du Malin !

Ils riaient de plus belle, trop conscients de l’emprise des superstitions sur les villageois. Une crédulité qui les plaçait au rang de proie et eux de prédateurs.

En passant au milieu du village, leurs torches éclairèrent une ruelle boueuse, muette. Dans celle-ci, le temps d’un instant, brillèrent deux yeux embrumés par les pleurs. L’enfant, abaissée sur le corps encore inerte de son père se blottit à nouveau, cherchant un réconfort pour traverser cette nuit d’horreur.